Marché des cartes d’identité numérisées : L’État n’a pas écouté la Cour des comptes
samedi 28 janvier 2017
Après le directeur général adjoint d’Iris corporation, le directeur des opérations internationales a été arrêté en Malaise dans le cadre d’une enquête pour des faits de corruption sur fond de surfacturations en Guinée. Pourtant dès 2009, la Cour des comptes du Sénégal alertait sur les pratiques de la société malaisienne qui a hérité encore du marché des cartes d’identité numérisées pour 50 milliards de FCFA.
Libération révélait que le directeur général adjoint d’Iris corporation, Datuk Hamdan Mohd Hassan a été interpellé en Malaisie pour corruption et surfacturation dans le marché des passeports numérisés guinéens. Selon nos informations, le directeur des opérations internationales est tombé à son tour dans le cadre de la même enquête. Les dirigeants d’Iris sont soupçonnés d’avoir gonflé les prix des passeports numérisés, avec la complicité d’un fournisseur local, qui leur reversait 5dollars sur chaque passeport confectionné. L’enquête va-t-elle s’étendre sur les activités du groupe au Sénégal ? On ne sait pas pour le moment.
L’alerte de la Cour des comptes
N’empêche, dès 2009, la Cour des comptes avait alerté sur le contrat qui liait Iris aux autorités de l’ancien régime. Plusieurs bizarreries ont été soulevées par les vérificateurs qui ont commencé à se poser des questions en regardant de près sur la déconcentration de la confection des passeports qui a permis de créer, au niveau national, six centres à savoir Guédiawaye, Touba, Tivaouane, Saint Louis, Ziguinchor et Kaolack. Les effectifs des différents centres sont largement insuffisants. Les auditeurs notaient que les statistiques montrent qu’il y a, en moyenne, trois agents par centre alors que le contrat passé avec Iris en prévoyait onze par centre local et sept par centre à l’étranger.
D’après toujours la Cour des comptes, le contrat passé avec Iris obligeait le gouvernement du Sénégal à fournir « sur les sites, en préalable à l’installation du SPE » toutes les conditions nécessaires (climatisation adéquate, permanence du signal de la SONATEL, régularité dans la fourniture de l’électricité pour les équipements, protection contre la pluie, la poussière, le sable et les éléments polluants l’atmosphère pour les portails automatiques d’immigration…). Le non-respect de ces dispositions fait courir le risque de résiliation du contrat au tort exclusif de l’Etat du Sénégal car, suivant le point 6.4.1 dudit contrat, « IRIS ne sera pas tenu pour responsable pour tout retard dans l’exécution ou pour tout dommage occasionné au SPE, causés par les failles dans les spécifications dont la responsabilité revient (au Gouvernement). En de telles failles, (le Gouvernement du Sénégal) s’oblige à rembourser à IRIS de tout éventuel coût supplémentaire encouru par IRIS en raison des retards pris de ce fait dans l’exécution du présent contrat ».
Au surplus, ces problèmes faisaient perdre au Gouvernement du Sénégal le bénéfice de la garantie du matériel. Pire, notait la Cour, les dispositions du contrat signé avec IRIS avaient prévu l’ouverture de centres de production de passeports à l’extérieur. Actuellement quatre (4) centres sont mis en place : Paris, Milan, Madrid et New York. Les centres de Djeddah, Bamako, Abidjan et Libreville, prévus dans le contrat, n’étaient pas encore ouverts (au moment de l’audit). « Cette situation constitue un manque à gagner pour l’Etat du Sénégal dans la mesure où le nombre de passeports à produire chaque année est loin d’être atteint », soulignaient les vérificateurs.
Gonflement du nombre de passeports et violation du Code des marchés
Pour en venir au marché en tant que tel, le gouvernement du Sénégal, par l’entremise du ministre de l’Intérieur, avait signé un contrat avec IRIS CORPORATION BERHAD, société de droit malaisien. Ce contrat, objet du marché n° F/085/FM pour l’établissement des passeports numérisés a été signé le03 septembre 2007, avec un avis favorable de la Commission nationale des Contrats de l’Administration (CNCA) du 18 septembre 2007.
Le marché a été approuvé par le Premier ministre le 28 septembre 2007 et enregistré le 1er octobre 2007. Le montant de ce marché s’élève à 118.072.260.000 FCFA sur 20 ans et équivaut à une moyenne annuelle 5.903.613.000 FCFA. La production attendue de ce contrat représente 10 millions de passeports électroniques sur toute la durée du projet, soit 500 000 passeports par an, au taux unitaire de 11.807 FCFA. Cependant, ce nombre annuel était largement surestimé. En effet, les statistiques montrent que, de 2004 à 2007, la production totale cumulée était de 416 604 passeports. Donc, celle-ci reste inférieure au nombre annuel de passeports fixé dans le contrat.
Par ailleurs, l’article 78 du décret n° 2002-550 du 30 mai 2002 portant Code des Marchés publics indique que « les marchés passés selon la procédure de l’entente directe doivent être préalablement autorisés par la commission compétente des contrats de l’Administration au vu d’un rapport spécial établi par l’autorité contractante ». S’il s’agit de marchés relevant de matières d’ordre sécuritaire, cette autorisation préalable de la CNCA est remplacée, selon le deuxième alinéa de l’article 78, par « l’avis d’une commission composée du représentant de la présidence de la République, du représentant du ministre chargé des Finances et selon le cas du représentant du ministre chargé des Forces armées ou du ministre chargé de l’Intérieur ». Le marché d’Iris a été signé le 3 septembre 2007, or l’autorisation préalable de le passer a été donnée par la lettre n° 00597/PR/SG/CNCA du 18 septembre 2007, soit deux semaines après. « Par conséquent, le marché des passeports numérisés est irrégulier », écrivait la Cour des comptes.
IRIS multiplie les manquements
Le contrat signé par le ministre de l’Intérieur avec IRIS a été suivi d’un deuxième acte appelé « Document de Travail » ou Projet SOW (Statement Of Work Documents) (RDT). Mais, la validité juridique de ce document, partie intégrante du marché conclu, est remise en cause du fait qu’il n’est ni signé ni approuvé. En outre, il est observé que les structures prévues par ce document n’étaient pas fonctionnelles. De même, IRIS ne respecte pas les principales dispositions dudit document. A titre illustratif, à la place de neuf (9) ingénieurs de différentes spécialités prévus par le document, son équipe n’en comptait que deux (2) au moment du contrôle.
Il résulte des dispositions de ce marché (notamment le point 5.8) que l’Etat du Sénégal est lié à IRIS par un BOT (Built Operate Transfer), en français CET (Construction, Exploitation et Transfert). En effet, ces dispositions précisent que « durant la période du CET, IRIS reconnaît (au gouvernement du Sénégal) toutes les licences d’exploitation nécessaires… ». La nature de ce marché est confirmée par le projet SOW. En effet, il y est déclaré que « le projet est conçu suivant le schéma de financement (BOT) et couvre une période de vingt (20) ans, au cours de laquelle IRIS, en sa qualité d’entrepreneur, 89 la direction de la police des étrangers et des titres de Voyage construira le SPE, dont il restera propriétaire et assurera la gestion. En vue d’amortir les coûts d’investissement, IRIS facturera le gouvernement du Sénégal sur une base mensuelle pour les passeports électroniques fournis. A l’expiration du contrat, la propriété du système sera transférée au gouvernement du Sénégal ».
Cependant, aucune des procédures décrites dans la loi n° 2004-13 du 1er mars 2004 relative aux contrats de construction, d’exploitation et de transfert n’a été respectée. A cet égard, le marché a été conclu en violation des dispositions précitées.
Un marché contre l’intérêt national
Le contrat révèle qu’aucune disposition n’a été prise pour assurer la confidentialité et la protection de l’information fournie par l’Etat et destinée à alimenter le système géré par IRIS, alors que les données transmises par l’Etat sont relatives à l’état-civil des populations sénégalaises. Le choix de confier le système de confection de passeports nationaux à une entreprise étrangère comporte des risques, notamment l’absence de contrôle de l’utilisation des données par cette entreprise à des fins autres que celles prévues au contrat.
En outre, certaines clauses du contrat apparaissent désavantageuses pour l’Etat du Sénégal. En effet, l’objet unique de la réunion prévue au point 4.2 du marché est de discuter d’une éventuelle augmentation du prix unitaire à la fin de chaque cycle de 5 ans. Si l’Etat du Sénégal décidait, avant terme, de résilier unilatéralement le contrat le liant à IRIS, en l’absence de toute faute de cette dernière, il devrait lui payer immédiatement, et sans contrepartie, des dommages-intérêts d’un montant équivalant à la livraison de 10 millions de passeports sur lequel sont déduites les sommes effectivement payées à IRIS en contrepartie des passeports déjà livrés jusqu’à la date de résiliation.
Cette disposition permet à IRIS, en cas de résiliation, non seulement de se faire payer l’équivalent des bénéfices nets qu’il aurait dû percevoir, mais aussi celui des charges qu’il n’aurait même pas supportées. Par ailleurs, le non paiement des factures échues peut constituer un motif de résiliation du contrat conformément au point 12.1.1 qui stipule qu’en « cas de violation d’un des termes du présent contrat par l’une des parties, l’autre partie aura le choix de résilier le contrat après en avoir avisé par écrit la première partie si celle-ci ne parvient pas à corriger la violation endéans un délai de quatorze (14) jours, en cas de défaut de paiement, et de trente (30) jours dans tout autre cas ».
En cas de retard, l’Etat pourrait risquer de voir son contrat résilié et aurait à supporter les dommages-intérêts ci-dessus pour ce simple fait. Malgré tout, c’est encore à Iris qu’a été confié, pour 50 milliards de FCFA, le marché pour la confection des cartes nationales biométriques...
Cheikh Mbacké Guissé
(source : Libération, 28 janvier 2017)