Macodou Ndiaye, Directeur des opérateurs et des relations internationales de Sonatel : Nous versons chaque année 125 milliards à l’État (1/2)
jeudi 26 août 2010
Le débat sur l’arrivée de Global Voice sur la scène des télécoms au Sénégal n’est pas encore épuisé. A la Sonatel, on continue de croire que l’Etat finira bien par « reprendre ses esprits ». Dans cet entretien accordé par un des éléments clefs de la société de téléphonie, Macodou Ndiaye, Directeur des opérateurs et des relations internationales de Sonatel, les risques sont énormes de laisser s’installer Global Voice au Sénégal. Du fait de l’augmentation du prix de la minute de communication que cela va engendrer. Macodou Ndiaye prévoit aussi une montée en puissance de la fraude que Global Voice est censée combattre.
On a l’impression que plus personne ne dort plus à la Sonatel depuis que Global Voice s’est installée. Pourquoi cette crainte ?
D’abord, je dis et répète que Sonatel n’a pas de rapport direct avec Global Voice. Global Voice est un sous-traitant de l’Artp (Agence de régulation des télécommunications et des postes). Tout se fait via l’Artp. La deuxième chose, Sonatel n’est pas en concurrence avec Global Voice qui est plutôt prestataire ou conseiller de l’Artp. Sonatel est opérateur de télécom, ce qu’elle fait depuis toujours. Donc il n’y a pas de rapport direct entre Sonatel et Global Voice. On n’a jamais dit qu’on a peur de quoi que ce soit. On s’est opposé à une situation qui est la suivante : l’Etat décide de mettre une surtaxe dans les communications internationales. Cela pose problème, parce que cette mesure impacte une activité stratégique, vitale et essentielle pour nous.
La surtaxe dont vous parlez, c’est ce que l’Etat appelle quote-part. En quoi cela menace-t-il l’activité de la Sonatel ?
Je vais vous le dire. Sur un marché aussi difficile sur lequel nous avons pu bâtir une position aussi stratégique, sur un marché où la variable prix est aussi importante, l’Etat se réveille un beau matin pour dire que nous Sonatel, n’allons plus fixer les prix. Cela pose un problème de droit, parce que la loi nous donne le droit de fixer nos prix. On ne peut pas comprendre compétir sur un marché où la variable prix est essentielle, se retrouver dans une situation où l’on a pratiquement les yeux bandés, parce qu’on n’a plus la possibilité de réagir car c’est l’Etat qui fixe les prix. Tous les commerçants fixent leurs prix et, dans notre situation, l’Etat, via l’Artp, nous enlève la possibilité de fixer nos prix. L’Etat fixe les prix et le surplus constitue sa quote-part. Or la quote-part constitue une contribution ou quelque chose comme ça. L’Artp, ou alors l’Etat, n’est pas fondée à se lever pour dire que dans tel secteur, il me faut des revenus. Et ces revenus seront partagés avec le prestataire (Global Voice) moitié-moitié.
Mais quel impact concret sur l’activité de la Sonatel ?
Cela a vraiment un impact sur notre compétitivité, parce qu’on se retrouve avec des prix qui passent du simple au double. Si vous prenez par exemple les trafics entrants vers le téléphone fixe jusqu’à fin juillet, mes partenaires me payaient 65F Cfa, aujourd’hui, ils me payent 141 F Cfa. La différence entre les 65 F et les 141F revient à l’Etat qui collecte plus que l’opérateur qui a sa licence, ses infrastructures et dont c’est le métier. L’Etat a besoin de ressources pour son développement, mais je ne peux pas comprendre qu’il veuille en collecter au prix de la compétitivité. Ensuite que l’Etat partage ces revenus à parts égales avec un prestataire. Où est-ce que vous avez vu se faire, dans un marché concurrentiel, un commerçant à qui on enlève la faculté de fixer son prix ?
Quel est le degré de crédibilité des arguments techniques et même des chiffres que vous avancez ? On vous accuse de faire dans le maquillage tous azimuts.
Sonatel verse à l’Etat près de 125 milliards par an. À la fin de chaque année, on établit nos états financiers et on est soumis à tous les contrôles dont je vous ai parlé. Et les états financiers sont soumis à toutes les approbations avant que l’Etat et les autres parties prenantes ne soient payés. On verse près de 125 milliards sur la base de ma comptabilité qui fait l’objet de tous les contrôles, y comprend d’ailleurs le trafic international entrant. L’Etat a la faculté de faire les contrôles qu’il veut pour s’assurer que ce que Sonatel dit gagner sur telle période est bel et bien la vérité. Donc la question du contrôle est totalement un faux problème. Le fisc est là pour contrôler et confirmer ou infirmer le chiffre d’affaires avancé par Sonatel.
Mais après un contrôle effectué en Guinée, il semble que 26 000 lignes du réseau Orange ont été coupées ? Cela pourrait par exemple être le cas pour le Sénégal aussi.
C’est absolument faux de présenter la situation ainsi. Ce qui se passe, c’est que la situation en Guinée n’est pas la même qu’au Sénégal. Le Sénégal s’est toujours mieux sorti de la fraude que la Guinée. C’est un peu difficile de parler d’un pays voisin, mais je pense que c’est une matière technique et précise dont on peut parler sans froisser qui que ce soit. Ce qui se passe, c’est que, quand vous êtes dans une situation d’interconnexion normale, ce que vous reversez à l’opérateur distant, c’est le tarif officiel de terminaison, c’est ce tarif que l’Etat vient d’augmenter. Si vous trouvez les moyens, notamment par un lien internet ou par liaison satellite à faire entrer du trafic dans votre pays, vous le faites passer pour du trafic émis par d’autres mobiles, c’est ce qu’on appelle les simbox. Cela consiste à prendre une liaison internet, l’interconnecter à un ordinateur et dans cet ordinateur, on insère ensuite les cartes sim. Ce qui fait que les appels reçus de l’international sont traduits en appels nationaux et tout est ciblé comme si les appels étaient émis par ces cartes sim, donc par d’autres mobiles. Donc nous voyons un appel local. On dit : on a reçu un appel de tel numéro de Orange, d’ailleurs, généralement on prend les sim du même réseau et c’est ce qui permet de faire passer le trafic pour du trafic local, alors qu’en réalité, il s’agit du trafic international. Donc en Guinée, ce phénomène, beaucoup plus virulent qu’au Sénégal, avait pris des proportions importantes, parce que la lutte contre la fraude est très difficile. Au Sénégal, en 2009, nous avions détecté près de 600 lignes qui étaient dans cette situation, 600 lignes sim box en 2009. Il y a eu d’ailleurs des gens qui ont été mis en prison. Le risque fait qu’aujourd’hui, il n’y a que quelques francs-tireurs qui prennent une machine qu’ils mettent dans une voiture pour circuler de villa en villa pour faire ce truc. Mais cela n’a pas atteint une échelle industrielle. Par contre, en Guinée le phénomène était non seulement important, mais ce qui est machiavélique, c’est que, quand Global Voice est arrivée en Guinée, elle a conseillé à l’Etat d’augmenter le tarif de terminaison, mais a, en même temps créé un espace économique favorable à la fraude.
Vous voulez dire que c’est plutôt Global Voice qui crée la fraude ?
C’est l’augmentation des prix qui crée la fraude, que ce soit par Global Voice ou quelqu’un d’autre. Si les prix augmentent dans une proportion aussi importante de manière à créer un écart important entre le tarif de terminaison international et le tarif de terminaison national, les fraudeurs se réveillent. Cela est une logique économique primaire. Quand les barrières à l’entrée augmentent, la fraude expose. Or, l’introduction de Global Voice dans tous les pays s’accompagne d’un relèvement des tarifs du trafic entrant. Alors, on est dans une situation où l’Artp prend des mesures qui ont tendance à favoriser la fraude. Ce qui est arrivé en Guinée. Si on a découvert autant de sim box, c’est bien la preuve que les gens étaient très actifs. Qui est-ce qui les a incités à la fraude ? C’est parce que l’augmentation des tarifs en Guinée l’année passée a créé un espace économique viable et rentable pour les fraudeurs.
Quelles conséquences directes sur le secteur avec l’arrivée de Global Voice ?
Les conséquences, c’est que les revenus qu’on pourrait percevoir sur l’international et qui sont visiblement plus importants se réduisent. D’une manière ou d’une autre vous récupérez des revenus, mais au lieu de récupérer 92 FCfa, vous en récupérez 23F Cfa. Mais c’est une perte sèche pour nous. Et il y a encore un aspect plus pernicieux, c’est l’aspect qualité du service. Parce que, n’oubliez pas que ces personnes-là utilisent des liaisons internet généralement très faiblement dimensionnées pour économiser sur les coûts et le nombre de communications. En passant dans le même tuyau et en volume important, la qualité devient très mauvaise. Vous en avez certainement fait l’expérience : quand vous recevez des appels en provenance de France, d’Espagne, des Etats-Unis, ces appels ne sont pas souvent clairs, avec des échos. Et cela n’est pas bon pour l’image du Sénégal. Parce que, sur le marché international, quand vous parlez du Sénégal, on pense à la Sonatel. Donc dans l’esprit des carriers au niveau international, chaque fois que des communications passent au Sénégal, elles passent par Sonatel. Et donc, ces sim box impactent négativement sur l’image que nous avons auprès des opérateurs en termes de qualité. Nous avons une bonne maîtrise de la fraude et l’une des sources de notre inquiétude, c’est qu’aujourd’hui on fera face à une nouvelle détermination des fraudeurs parce que la rentabilité est plus importante. Mais, nous avons bien entendu, pris des mesures à la dimension de la situation, on verra ce que cela donnera.
Avez-vous une estimation de ce que cela pourrait causer comme dégâts à la Sonatel ?
Les seules estimations dont je dispose concernent l’année 2009, le manque à gagner l’année dernière. Mais ce qui nous fait peur, c’est que si les fraudeurs arrivaient à être plus malins que nous, on y laisserait beaucoup de plumes avant de découvrir de nouvelles méthodes. Mais jusque-là, on s’en est bien tiré parce que les fraudeurs sont faiblement motivés du fait que l’état tarifaire était faible. Maintenant, la motivation va changer.
Mais des Sénégalais reprochent aussi à Sonatel d’être un patrimoine de France Télécom. Serions-nous entre le marteau des fraudeurs et l’enclume de France Télécom ?
Sur ce point, j’ai deux réponses. Ce que l’Artp a toujours avancé, c’est qu’il était légitime de faire cette hausse parce que France Télécom et d’autres opérateurs à l’étranger facturent très cher les communications au départ de leur réseau vers le Sénégal, on parle de marge de 300 à 1000%, je vous cite le chiffre donné par le directeur général de l’Artp dans une interview parue dans un journal le 28 juillet dernier. Il disait qu’on va augmenter les tarifs, mais qu’il n’y aura pas d’impact ni sur les immigrés ni au Sénégal parce que disait-il, si vous allez en France, France Télécom facture à son client final près de 450 francs l’appel vers le Sénégal alors qu’il ne reverse à Sonatel que 92 francs. Il disait dans le même article qu’il y a des opérateurs qui facturent 1000 francs la minute au départ de leur réseau et qu’on a créé une sorte de mythe de combat contre les opérateurs étrangers qui sont en train de nous pressurer pour nous prendre de l’argent. Ce qu’il faut savoir, c’est que le trafic qui entre au Sénégal va principalement dans les foyers. 90% du trafic qui entre au Sénégal, c’est du trafic social destiné aux foyers. Etant destiné au foyer, il est aussi émis par des particuliers. L’essentiel des trafics est destiné aux ménages et émis par des immigrés. Pouvez-vous imaginer qu’avec le volume de trafics qu’on a, les immigrés sénégalais en Italie, en France, en Espagne, acceptent de payer 1000 francs pour appeler le Sénégal ? C’est vraiment une confusion de la part de l’Artp. Dans l’interview, il parle parfois de grignoter et parfois de bouffer une partie de leur marge substantielle. C’est une incohérence de croire que les immigrés acceptent de payer 1000 F par minute pour appeler, cela n’a pas de sens.
Pouvez-vous nous tracer la cartographie des opérateurs avec lesquels vous travaillez ?
Nous avons à peu près quarante-cinq liaisons directes avec les opérateurs à travers le monde. Nos connexions sont à moitié orientées sur l’Afrique et une moitié sur le reste du monde. Nous sommes interconnectés avec, pratiquement, tous les pays de la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), mais aussi avec l’Asie, l’Europe, l’Amérique et le reste du monde. Nous travaillons avec tous les opérateurs sur la base de contrats bilatéraux, c’est-à-dire que nous avons un volume de trafics que nous devons échanger. Ce trafic vient de nos propres abonnés, il vient des abonnés d’autres opérateurs présents au Sénégal, mais il vient aussi d’autres opérateurs de la sous-région qui n’ont pas l’ouverture que nous avons sur l’international et ils passent par la Sonatel. Ils utilisent Sonatel comme passerelle pour aller sur l’international. Ce volume de trafics que nous rassemblons, nous négocions avec les opérateurs de destination. Ces négociations consistent à s’entendre avec chaque opérateur sur les tarifs, ce sont les contrats d’interconnexion.
Il semble qu’en termes d’infrastructures et d’émoluments, c’est un volume important ?
En trafic entrant, c’est tout à fait un volume très considérable. Ce milliard de minutes n’est pas venu tout seul. Sonatel a pris dès le début une orientation internationale marquée. On a eu le premier câble sous-marin installé sur la côte ouest africaine. Tout cela a fait que Sonatel s’est construite depuis longtemps, car nous avions dès le début une vocation de plaque tournante en Afrique. Une politique d’investissement de longue date a fait qu’aujourd’hui, nous sommes un carrefour naturel parce que nous disposons d’une bonne position géographique, mais aussi d’infrastructures qui permettent de collecter des trafics. C’est ce qui explique que Sonatel soit bien positionnée sur l’international et qui explique que notre pays soit une plaque tournante du trafic international. C’est d’ailleurs une place que d’autres pays nous disputent avec âpreté, le cas de la Côte d’Ivoire qui a aussi une bonne position géographique et qui ne manque pas de ressources, qui a aussi une interconnexion avec notre pays, mais qui a beaucoup moins de succès que nous. C’est un peu la même concurrence qui existe entre le port d’Abidjan et le port de Dakar.
En termes financiers, que représente ce milliard de minutes que vous recevez par an ?
Si on raisonne en termes de chiffre d’affaires, nous facturons la minute d’interconnexion à 92F Cfa. Le chiffre d’affaires peut tourner autour de 80 milliards F Cfa.
Même si du reste on conteste parfois certains chiffres que vous avancez... On insiste...
C’est une question à laquelle j’aimerais répondre, pas une bonne fois pour toutes, mais de manière plus claire. Je vous ai indiqué que les opérateurs avec lesquels nous travaillons, nous avons des contrats bilatéraux, des contrats d’interconnexion. Ces opérateurs nous envoient du trafic. Nous avons avec ces opérateurs un régime de trafic que nous appelons un régime de déclaration. En langage clair, cela veut dire que vous êtes opérateur et je suis aussi opérateur, vous m’envoyez du trafic et je vous envoie du trafic. Tout le trafic que vous m’envoyez, vous l’enregistrez, pour savoir que vous m’envoyez tant de volume. Moi aussi je serai amené à vous facturer à la fin du mois, j’enregistre mon trafic et l’autre opérateur enregistre. À la fin du mois, le règlement international me fait obligation de ne rien faire tant que mon vis-à-vis ne m’a pas déclaré son trafic. Et, lorsque la déclaration du carrier me parvient, je la confronte avec mes propres chiffres, je vérifie si j’ai reçu par exemple les 10 millions déclarés ou pas. Alors, je vous fais un acquittement pour attester qu’il y a bel et bien eu 10 millions au départ de chez vous et le même chiffre à l’arrivée, c’est-à-dire reçu chez moi. Et le règlement des télécommunications me fait obligation de facturer mon client distant. Pour chaque opérateur avec qui nous travaillons, je ne peux facturer qu’à partir du moment où l’opérateur distant m’a facturé son trafic. Si l’écart est supérieur à 2%, on est obligé d’entrer dans des calculs plus détaillés, on confronte encore les chiffres. Si on insinue que je peux facturer comme je veux, c’est insinuer que de manière simultanée, je peux être en collusion avec 45 opérateurs dans le monde, c’est dire que nous pouvons tous sous-déclarer chacun au fisc de nos pays pour entre nous partager le reste. Comment pouvez-vous comprendre qu’avec la rigueur qu’on connaît, je puisse corrompre et amener 45 opérateurs parmi les plus gros au monde, parmi les plus sérieux situés au Canada, en France, aux Etats-Unis, au Japon, en Chine, en Belgique et ailleurs, que j’arrive à les corrompre ensemble, que tous, dans leurs pays respectifs se permettent de frauder. C’est inimaginable et impossible de frauder dans de telles conditions.
Mais on sait que dans certains pays comme la Guinée et dans d’autres Etats africains, nous n’avons pas les mêmes conditions de transparence qu’en Europe, en Chine, au Japon ou encore aux Etats-Unis ?
En réalité, l’argument premier se trouve dans la démarche et dans l’éthique de Sonatel. Et, il faut savoir que Sonatel est la société la plus contrôlée au Sénégal pour trois raisons. Parce que d’abord, la Sonatel est la seule société cotée en bourse. Ce n’est pas une prétention. Quand on est coté en bourse, on a des obligations que d’autres sociétés n’ont pas. Il n’y a pas une autre société sénégalaise cotée en bourse, par conséquent nous sommes la société la plus contrôlée et soumise aux règles de la bourse. La deuxième chose, Sonatel appartient au groupe France télécom qui est mondialement connu et également coté en bourse aussi bien à Paris qu’à New York. Et France Télécom est aussi soumise à une règle de contrôle renforcée depuis la crise de l’année passée et Sonatel hérite aussi de son appartenance au groupe France Télécom. La troisième chose, c’est que Sonatel est aussi une société sénégalaise et en tant que telle Sonatel est soumise à un contrôle comme les autres sociétés sénégalaises. Etant soumise au contrôle à tous ces niveaux et depuis 25 ans, la société n’a jamais été prise à défaut dans aucun contrôle, que ce soit au niveau national ou international ou encore de la bourse. Acceptez quand même qu’on peut bénéficier de préjugés favorables.
Jean-Pierre Mané et M.Wane
(Source : L’Observateur, 26 août 2010)
Pour lire la suite, cliquez ici