Internet : AFRINIC, enfin un organisme africain pour gérer les adresses IP
mardi 25 mai 2004
L’Internet africain est en train de franchir un palier extrêmement important, et pourtant, la majorité des internautes et même des entreprises ne le savent peut-être pas. Cette évolution est, il est vrai, purement technique et devrait permettre à terme une meilleure qualité de service. Depuis hier, se tient à Dakar la réunion de mise en place officielle de l’AFRINIC, structure africaine de gestion des adresses IP (Internet Protocol), à la suite d’un processus de mise en place qui aura duré plusieurs années. Pour mieux comprendre les enjeux de l’adressage IP pour l’Afrique et l’importance d’avoir un organisme pour gérer ces adresses (organisme que les spécialistes appellent « registre régional IP »), nous nous sommes entretenu avec M. Adiel Akplogan, directeur exécutif de l’AFRINIC et un des formateurs de l’atelier de l’AFNOG organisé la semaine dernière à Dakar (voir notre édition de vendredi). De nationalité béninoise, M. Akplogan, trente-trois ans, actuellement basé au centre technique d’AFRINIC en Afrique du Sud, est ingénieur informaticien diplômé de l’université McGill, au Canada, et spécialisé en architecture réseau et technologies Internet.
Les adresses IP, qu’est-ce que c’est ?
Ce sont des ressources sans lesquelles Internet ne peut pas marcher. Chaque machine, chaque équipement connecté à Internet a besoin d’une adresse IP ou « Internet Protocol ». Un peu comme chaque abonné connecté au réseau téléphonique a besoin d’un numéro pour s’identifier. La seule différence est qu’au sein des adresses IP, les numéros sont globaux : ils ne sont pas répartis par pays, par secteur comme les numéros de téléphone, mais distribués dans le cadre d’une base de données mondiale où quiconque veut se connecter obtient un numéro. Un numéro IP doit ainsi être mondialement unique pour que ça fonctionne. C’est ce qui rend la compétition un peu plus difficile par rapport à la numérotation téléphonique.[A côté des adresses IP], il y a aussi les numéros AS, ou « Autonomous System » qui identifient les réseaux de façon unique.
Qui délivre les adresses IP et les numéros AS ?
AFRINIC est le registre qui va s’occuper de délivrer les adresses IP pour la région Afrique et Océan Indien. De façon globale [mondiale], les adresses sont gérées par l’IANA (Internet Assigned Numbers Authority), un démembrement de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’autorité mondiale chargée de la gestion des ressources Internet. L’IANA gère tous les blocs par entités et les alloue aux registres régionaux.
Quels sont les registres régionaux ?
Aujourd’hui, il y a quatre registres régionaux opérationnels. Le registre européen, RIPE NCC, le registre américain, ARIN, qui s’occupe de l’Amérique du Nord, le registre de l’Amérique Latine, LACNIC, et un registre pour l’Asie et le Pacifique, APNIC. L’Afrique est, comme d’habitude, le parent pauvre [rires] et les ISP africains, les sociétés de télécommunications africaines obtiennent actuellement leurs adresses IP soit du RIPE européen, soit de l’Américain ARIN.
Depuis 1998, il y a eu une volonté des opérateurs africains de mettre en place, eux aussi, un registre pour l’Afrique, qui va s’occuper de la distribution des adresses IP en Afrique, au lieu d’avoir à s’adresser à un registre [extra-africain] qui ne connaît pas vraiment les réalités du continent, et c’est cela le problème.
En quoi, cela peut-il constituer un problème ?
On ne se lève pas pour demander une adresse IP et on l’obtient. Il faut justifier de l’infrastructure, il faut justifier du nombre d’utilisations, etc. Parce que les adresses IP sont des ressources qui ne sont pas inépuisables, il faut en justifier le besoin. Les critères ne peuvent pas être identiques cependant pour une société sénégalaise, par exemple, et une société française ou une entreprise asiatique. Le nombre de clients qu’elles gèrent n’est pas pareil. Voilà ce qui rendait un peu difficile, pour les fournisseurs de services africains, d’obtenir les adresses IP auprès de l’ARIN ou du RIPE. D’où l’idée de mettre en place un registre avec nos propres critères d’allocation qui vont permettre à nos fournisseurs de services et à nos sociétés de télécommunications de pouvoir obtenir des adresses en tenant compte de nos réalités.
Si nous avons réellement souffert de la difficulté d’obtenir des adresses, comment s’est manifestée cette « souffrance » ?
Pour travailler, les fournisseurs de services sont obligés d’utiliser des technologies palliatives comme NAT, le Network Address Translation. Un exemple : vous disposez de dix adresses IP, vous devez servir 200 clients. Vous n’avez pas suffisamment d’adresses. Vous faites intervenir le NAT et il sert d’interface entre les adresses publiques [c’est-à-dire les adresses IP] et les adresses privées (qui ne sont pas gérées par le réseau). Pour les clients, les adresses IP sont remplacées de façon séquentielle par de petits lots d’adresses [privées]. C’est une solution palliative, mais qui ne permet pas toutes les fonctionnalités d’Internet. Pour que ça fonctionne normalement, on a besoin d’avoir des adresses IP réelles de bout en bout. Mais ici, en utilisant le NAT, on a une adresse réelle à un bout, et de l’autre côté une adresse privée, non gérée par Internet Protocol. Il manque un peu quelque chose à l’Internet et c’est la conséquence directe du manque d’adresses IP.
Par ailleurs, il est difficile parfois pour les fournisseurs de services ou les entreprises de trouver des solutions palliatives pour l’extension de leurs réseaux. Car, plus vous avez des adresses, plus vous pouvez étendre votre réseau et plus vous pouvez connecter du monde. A l’inverse, quand vous avez peu d’adresses, il vous faut faire beaucoup de gymnastique [pour vous en sortir], il vous faut « redesigner » votre réseau, afin que le nombre d’adresses corresponde exactement à ce que vous voulez faire. Avoir un registre africain rendra plus aisée l’obtention des adresses IP et permettra aux fournisseurs de services de se développer rapidement.
L’autre chose intéressante dans le fonctionnement des registres, c’est ce qu’on appelle le « bottom of process ». Le processus part du bas vers le haut, les règles d’allocation ne sont pas définies par les registres, mais par les utilisateurs qui disent : « Ça c’est bon pour nous techniquement, ceci n’a pas d’influence technique, donc vous mettez en place telle procédure et vous nous l’appliquez ». Pourquoi les ISP africains n’iraient-ils pas changer les règles en Europe ou aux Etats-Unis ? Parce que, tout simplement, il est leur est difficile - c’est coûteux - d’assister aux réunions là-bas. Le fait d’avoir un registre en Afrique même facilitera ainsi la participation des ISP africains qui pourront mettre en place les procédures [qui leur conviennent].
Les adresses IP s’achètent-elles ?
Les adresses sont des ressources publiques qui sont octroyées. Elles n’appartiennent pas à ceux qui les obtiennent. Elles n’appartiennent à personne [sinon à la communauté mondiale], mais elles sont gérées par les registres auxquels les sociétés de télécommunications, les individus s’adressent pour les obtenir. En tant que membres, ils paient une cotisation annuelle qui leur permet de pouvoir obtenir des adresses. Le jour où ils ne cotisent plus, le registre est en droit de leur retirer les adresses octroyées, parce qu’ils ne remplissent plus les conditions. Les adresses retournent donc dans le domaine public. Il ne s’agit donc pas d’une propriété, mais d’une jouissance d’utilisation.
Comment sera administré le registre africain AFRINIC ?
L’AFRINIC est géré par un conseil d’administration composé de représentants de différentes zones de l’Afrique. En décembre 1998, il y a eu une réunion à Cotonou, au Bénin, où il a été décidé que deux personnes représenteraient chaque zone au sein du conseil d’administration de l’AFRINIC : Afrique de l’Ouest, Afrique centrale, Afrique australe, Afrique orientale, Afrique du Nord et Océan Indien. La réunion des 23 et 24 mai [hier et aujourd’hui - NDR] verra le renouvellement de tout le conseil d’administration et l’élection d’un conseil d’administration officiel. Celui qui fonctionnait jusqu’à présent, mis en place en 2001 à Accra, n’était qu’intérimaire pour conduire le processus de transition.
L’AFRINIC par rapport aux gouvernements ?
C’est une association à but non lucratif, indépendante des gouvernements, enregistrée à l’Ile Maurice où se trouve son siège administratif. Le siège de la future partie opérationnelle se trouve en Afrique du Sud, et l’Egypte aura le centre de back-up ou « mirroring » [réplique de sécurité - NDR] des infrastructures d’Afrique du Sud. Nous obtenons cependant un soutien des gouvernements sud-africain, égyptien, mauricien et ghanéen.
Concrètement, à partir de quand l’AFRINIC va-t-elle commencer à délivrer des adresses IP ?
Nous sommes dans le processus. Pour pouvoir passer à une gestion harmonisée, il faut le faire par étapes. A partir du mois prochain, nous allons commencer la « coévaluation ». Lorsque quelqu’un a besoin d’obtenir des adresses, il envoie sa demande vers le registre, le registre la soumet au staff d’AFRINIC qui l’évalue, l’approuve - ou ne l‘approuve pas. Ensuite, le staff fait parvenir sa conclusion au registre qui met œuvre l’allocation. Pour le moment, nous n’avons pas encore de blocs d’adresses à notre niveau, puisque nous ne sommes pas complètement reconnus. Nous allons donc travailler en collaboration avec les autres registres [européen et américain] jusqu’à la fin de l’année 2004. A partir de là, nous commencerons de façon officielle à allouer les ressources.
Pour l’utilisateur final, un particulier connecté à Internet à domicile par exemple, y aura-t-il de grands changements ?
De façon directe, je dirai non, mais de façon indirecte, oui, parce qu’à partir de ce moment, l’utilisateur final pourra plus aisément obtenir pour son réseau des adresses IP, spécialement pour les Petites et Moyennes Entreprises. En Afrique, les PME-PMI ont besoin d’adresses IP. Généralement, le fournisseur de service leur dit : « Vous êtes connecté à l’ADSL, vous avez une seule adresse IP, si vous voulez avoir cinq adresses IP il vous faut payer », parce que, lui, ISP, il est soumis à des règles qu’il ne contrôle pas. Donc normalement, les ISP devront avoir un accès plus facile à Internet. Ce qui signifie que l’utilisateur final pourra plus facilement implémenter des services chez lui.
La deuxième chose est relative à IPv6, la nouvelle version de l’Internet Protocol. L’un de nos objectifs, c’est de promouvoir l’utilisation d’IPv6 en Afrique, d’en montrer les avantages, vu que nous allons également allouer des adresses à cette nouvelle norme.
PROPOS RECUILLIS ALAIN JUST COLY
aljust@aljust.net
(Source : Le Soleil 25 mai 2004)