Comment l’Union africaine veut mettre le Continent au diapason du digital
mercredi 29 novembre 2017
La stratégie numérique de l’Union africaine (UA) reste méconnue. Pourtant, cette organisation née il y a 15 ans maintenant – à laquelle adhèrent 55 Etats – gagnerait à mieux faire connaître auprès des Africains ses initiatives dans les domaines des TIC. CIO Mag a enquêté pour y voir plus clair au moment où se tient le 5e Sommet Afrique-Europe.
Le mandat d’un an de l’actuel président de l’Union africaine (UA), Alpha Condé, qui se terminera en janvier 2018, sera marqué par la tenue – les 29 et 30 novembre 2017 – du 5e Sommet entre l’organisation des Etats africains et l’Union européenne (UE). Cet événement majeur pour les deux continents se tiendra à Abidjan, en Côte d’Ivoire, et marque les dix ans de l’adoption de la stratégie commune Afrique-UE. Cette cinquième édition met « l’investissement dans la jeunesse » comme une priorité pour l’Afrique, où 60 % de la population a moins de 25 ans. Car les « Millennials », c’est-à-dire la jeune génération Y née avant ou avec Internet, sont en Afrique l’avenir du Continent. Le téléphone mobile est leur principal accès au monde connecté. Le numérique porté par la jeunesse africaine sera ainsi au cœur du Sommet UA-UE de cette année. Un incident illustre l’impatience « numérique » de la jeune génération africaine : lors du Forum de l’étudiant guinéen, qui s’est tenu le 1er juin 2017 au Palais du peuple à Conakry en Guinée, Alpha Condé – également président de la Guinée – s’est fait chahuter par des étudiants qui ont scandé « Tablettes, tablettes, tablettes ! » pour rappeler à ce dernier sa promesse « Un étudiant, une tablette » de sa campagne présidentielle de 2015. Le Chef de l’Etat guinéen leur a alors répliqué vertement : « Vous êtes comme des cabris. (…) Vous êtes indignes de cela. (…) Donc pour le moment, on suspend les tablettes jusqu’à nouvel ordre. (…) Moi, vous ne m’impressionnez pas. Vous pouvez sauter, crier jusqu’à demain, ça ne me fait ni chaud ni froid. » La tension dans la salle des fêtes était telle que, malheureusement, un recteur d’université est décédé subitement. Malgré cet événement, la distribution de tablettes se poursuit depuis auprès des étudiants guinéens qui font aussi l’objet d’un fichier biométrique.
Que peuvent attendre les Africains – jeunes ou moins jeunes – du 5e Sommet Afrique-UE ? Depuis les quatre premiers sommets Afrique-UE, qui se sont tenus respectivement au Caire (Egypte) en 2000, à Lisbonne (Portugal) en 2007, à Tripoli (Libye) en 2010 et à Bruxelles (Belgique) en 2014, celui d’Abidjan intervient une décennie après la signature du « Partenariat stratégique Afrique-UE », lequel a scellé une stratégie commune entre les deux continents, avec l’aval de l’Union africaine. « Les partenariats et les investissements qui favorisent l’accès aux infrastructures dans le domaine des TIC, l’accès à un enseignement de qualité, le développement des sciences et technologies et les systèmes d’innovation en Afrique sont essentiels pour atteindre tous les autres objectifs en matière de développement », avaient déclaré les deux parties il y a dix ans. Et de s’engager à l’époque : « L’Afrique et l’UE renforceront leur coopération et leur assistance pour combler la fracture numérique et favoriser l’émergence d’une économie de la connaissance ouverte à tous, notamment en mettant en œuvre les résultats du Sommet mondial sur la société de l’information [SMSI] et les programmes pertinents de l’UA/Nepad [Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) étant le programme économique de l’UA, ndlr] » [1].
Vers une nouvelle feuille de route 2018-2020
En guise de piqure de rappel, le précédent sommet de 2014 à Bruxelles avait établi une « Feuille de route UE-Afrique 2014-2017 » [2] où des objectifs dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) ont notamment été précisés tels que le programme « Connecter l’Afrique » (voir encadré ci-dessous), avec à la clé – pour l’ensemble des priorités de la feuille de route (paix, sécurité, démocratie, gouvernance, droits de l’homme, développement, croissance durables, …) – 28 milliards d’euros alloués à l’Afrique par l’UE pour la période 2014-2020, auxquels s’ajoutera la coopération bilatérale des Etats membres de l’UE. Le 5e Sommet Afrique-UE devrait permettre de savoir si les deux continents ont respecté leurs engagements, avant d’établir une nouvelle feuille de route « approfondie » pour la période 2018-2020 et en réponse à l’Agenda 2063 [3] adopté par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UA en 2015 à Addis-Abeba. Ces derniers se sont notamment engagés à « connecter l’Afrique par le biais d’une infrastructure de classe internationale » et « à mettre en œuvre les principaux projets d’infrastructure dans les TIC ».
Objectif : faire de l’Afrique « un continent sur un pied d’égalité avec le reste du monde en tant que société de l’information, une économie en ligne intégrée où tous les gouvernements, les entreprises et les citoyens ont accès à des services de TIC fiables et abordables ». Et ce, « grâce à une augmentation de 10 %, d’ici 2018, de la pénétration du haut débit, de la connectivité à haut débit de 20 points de pourcentage et de la fourniture d’accès aux TIC pour les enfants dans les écoles, et du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et innovateurs, ainsi que le passage à la radio et à la télévision numérique avant 2016 ». Cet Agenda 2063, sous-titré « L’Afrique que nous voulons », se veut à la fois une vision et un plan d’action – avec une première mise en œuvre décennale fixée en septembre 2015 par la Commission de l’UA – organe exécutif comme l’est la Commission européenne pour l’UE – pour la période 2014-2023 [4].
L’UA, fondée en 2002 et à laquelle adhèrent à ce jour 55 pays africains après la réintégration du Maroc en janvier 2017 (soit tous les pays d’Afrique à l’exception du Somaliland reconnu par aucun Etat), se veut aujourd’hui le moteur de la digitalisation de l’Afrique. L’organisation panafricaine, qui fonctionne grâce à la contribution de ses Etats membres censés lui payer l’équivalant de 0,2 % de leurs exportations, est en outre à l’initiative avec la Nepad Business Foundation (NBF) du « Forum du secteur privé et dîner de dialogue des leaders africains », dont la 9e édition s’est tenue du 13 au 15 novembre 2017 à Johannesburg (Afrique du Sud). Il s’agissait cette année de débattre des moyens d’« accélérer l’industrialisation de l’Afrique à travers la numérisation et l’entrepreneuriat des jeunes », rejoignant ainsi le thème axé sur la jeunesse du 5e Sommet Afrique-UE de cette année. « Venue tardivement à l’industrialisation, l’Afrique et ses jeunes entrepreneurs ont l’opportunité d’être les premiers bénéficiaires de ces technologies numériques [ubiquité des terminaux mobiles, services de cloud, monde physique connecté en réseau, intelligence artificielle, …] en créant un modèle de développement basé sur une compréhension profonde de leur potentiel de transformation et d’étonnant progrès. (…) Pour les citoyens africains, la vraie promesse de connectivité et de digitalisation est l’éradication de la pauvreté, les opportunités égales pour tous, l’amélioration de la qualité de vie, et les opportunités pour l’entrepreneuriat », expliquent l’UA et la fondation économique de son programme Nepad.
L’UA, tête de pont de la Chine en Afrique
Pour saisir les opportunités offertes par l’économie numérique en Afrique, la Commission de l’UA a annoncé le 31 juillet 2017 avoir renforcé sa collaboration avec la Chine dans les domaines de TIC, lors d’une rencontre entre le vice-ministre chinois de l’Administration du cyberespace, Ren Xianliang, et le Ghanéen Thomas Kwesi, vice-président de la Commission de l’UA. Ce nouvel accord Chine-Afrique [5] intervient au moment où l’Empire du Milieu s’est engagé dans un projet pharaonique de « nouvelle route de la soie » démarrée en 2013 et baptisée « Une Ceinture, une Route » (OBOR pour « One Belt, One Road »), afin de relier la Chine à l’Afrique mais aussi à l’Europe. Autant dire que le Sommet Afrique-Europe est concerné à double titre par cette nouvelle coopération approfondie Chine-Afrique dans les TIC et Internet, impliquant aussi bien les gouvernements africains que le secteur privé du Continent. Thomas Kwesi a expliqué que ce partenariat sino-africain aidera l’Afrique à « créer des emplois dans les entreprises numériques, construire les capacités permettant d’avoir ‘chaque enfant à l’école d’ici 2020’ et d’inciter les jeunes Africains à utiliser le cyberespace pour le développement socio-économique ».
L’UA peut aussi passer des accords avec des entreprises au nom de l’Afrique, comme ce fut le cas par exemple dans les TIC avec le groupe chinois ZTE via un Memorandum of Understanding (MoU) signé le 24 juin 2016. Ainsi, l’équipementier chinois des télécoms – désormais l’un des fournisseurs officiels des réseaux et solutions numériques en Afrique – « contribue à l’agenda de développement de l’Afrique, notamment l’Agenda 2063 et son plan décennal de mise en œuvre » (dixit l’UA). ZTE entend, entre autres, répondre aux besoins des pays africains de mettre en place des smart cities. A noter que la Commission de l’UA espère que, par ailleurs, l’Afrique sera largement représentée en décembre 2017 lors de la 4e édition de la World Internet Conference (wuzhenwic.org) qu’organise la Chine chaque année depuis 2014 sur ce que Xi Jinping – le président de la République populaire de Chine à l’initiative de l’événement – appelle la « cybersouveraineté ».
L’Afrique doit, elle aussi, préserver sa souveraineté numérique. Encore faut-il que, par ailleurs, l’Union européenne tienne ses promesses concernant la production en Afrique de 10 Gigawatts d’énergies renouvelables d’ici à 2020. Maintenant que le Continent dispose de sa propre identité numérique avec le nom de domaine de premier niveau « .africa », soit depuis le 3 juillet 2017 et le 29e sommet de l’UA, il peut aller de l’avant sur Internet. L’UA est en outre cofondatrice en 2013 – avec l’Union internationale des télécommunications (UIT), la Banque mondiale, l’association des opérateurs mobile GSMA ou encore le gestionnaire des noms de domaine Icann (désormais affranchi de la tutelle des Etats-Unis) – de Smart Africa. Cette organisation s’est donnée pour objectif de lever 300 milliards de dollars d’ici à 2020 pour déployer des infrastructures numériques en Afrique subsaharienne.
Identification, alphabétisation, sécurité
Autre cheval de bataille de l’UA : l’identification numérique de millions d’Africains, sur le 1,1 milliard de personnes « invisibles » dans le monde qui n’ont pas de preuve d’identité (pour de multiples raisons telles que non-enregistrement à la naissance, pauvreté, coût dissuasif, dissimulation hors mariage ou après un viol, conflits armés, …). C’est par exemple flagrant en Ethiopie, au Libéria ou encore en Somalie. Une approche commune a été adoptée en avril 2016 avec la Banque mondiale qui a lancé le programme Identification for Development (ID4D). Plus d’un quart des pays africains l’ont déjà évalué, dont la Côte d’Ivoire et la Guinée qui en bénéficieront dès 2018, suivies par le Niger et le Burkina Faso en 2019, puis le Bénin et le Mali en 2020, pour un investissement total de 310 millions d’euros. « Dans l’Afrique subsaharienne, 437 millions de personnes (soit 44 % de la population) sont sans preuve d’identité. Par conséquent, elles font face à des barrières dans l’accès à l’éducation, les services financiers, la santé, le bien-être social, et la participation au développement économique et les activités civiles », déplorent la Banque mondiale. Sur un autre registre, avec le soutien de l’Unesco qui organisait le 8 septembre 2017 la Journée internationale de l’alphabétisation sur le thème de « l’alphabétisation dans un monde numérique », l’UA a prévu d’éradiquer à termes l’illettrisme – conformément à l’Agenda 2063 et dans le cadre du Continental Education Strategy for Africa 2016-2015.
Quant à la sécurité numérique, elle a fait l’objet d’une Convention de l’UA – sur la cybersécurité et la protection des données à caractère personnel (Convention de Malabo) – adoptée le 27 juin 2014 sur le modèle de celle du Conseil de l’Europe, dans le respect des libertés fondamentales et des droits de l’homme et des peuples. Il s’agit désormais pour les chefs d’Etat et de gouvernements africains d’« un enjeu majeur de la société de l’information ». Ce texte est divisé en quatre chapitres : les transactions électroniques, la protection des données à caractère personnel, la promotion de la cybersécurité et lutte contre la cybercriminalité, et les dispositions finales. Selon l’UA, ce sont pour l’instant neuf pays africains qui ont signé cette Convention « cybersécurité » [6] et le premier à l’avoir ratifiée est le Sénégal. Au moment où la lutte contre le terrorisme au Sahel se met en place sous l’autorité du G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad), la coopération panafricaine contre le cyberterrorisme s’impose aussi.
Charles de Laubier
(Source : CIO Mag, 29 novembre 2017)
[1] La stratégie commune Afrique-UE, 2007 : https://lc.cx/NTxT
[2] La feuille de route UE-Afrique 2014-2017 : https://lc.cx/NTAL
[3] L’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA) : https://lc.cx/NqqV
[4] Premier plan décennal 2014-2023 de l’Agenda 2063 : https://lc.cx/NqMr
[5] Accord renforcé Chine-Afrique dans les TIC : https://lc.cx/Ncoi
[6] Signataires de la Convention « cybersécurité » de l’UA : https://lc.cx/NpSK