Touba, ville religieuse et deuxième centre urbain du Sénégal, est le lieu d’observation de la relation urbanisation croissante-appropriation des NTIC. Son
urbanisation fulgurante est le résultat d’une prise en charge volontariste d’une confrérie religieuse musulmane qui a joué au début du siècle un rôle de
remplacement des structures sociales traditionnelles de la société wolof, ethnie dominante au Sénégal (environ 45 % de la population). La confrérie
mouride qui représente aujourd’hui plus du 1/3 de la population sénégalaise est un puissant groupe socio-religieux connu pour son dynamisme agricole
et commercial, son enracinement, son internationalisation croissante et sa capacité d’adaptation aux innovations [1] (...). Le Mouridisme semble être
l’exemple d’une société à forte identité locale mais qui se transnationalise et suit le mouvement de la mondialisation en domestiquant les NTIC. Il invente
ainsi une forme de religion migrante dont les reterritorialisations multiformes renouvellent les symboles et les recomposent sans cesse [2].
Touba, par une croissance forte (15% par an) et soutenue depuis 1958 a supplanté toutes les autres capitales régionales sénégalaises et est devenu la
seconde concentration urbaine du pays. Cette ville-champignon compterait aujourd’hui plus de 500.000 habitants peut être 600 à 700. 000. La population
a été ainsi multipliée par 4 au moins depuis 12 ans seulement. Touba est devenu récemment la deuxième ville du Sénégal pour les NTIC, notamment
pour le parc téléphonique et pour les appels arrivés. Il est également la capitale rêvée, réalisée et vécue d’un groupe religieux fondé autour d’un projet
universaliste et qui s’est effectivement transnationalisé en exportant ses symboles sacrés et culturels, ses pratiques sociales et économiques. Après les
phases rurales et urbaines de la territorialisation, la société mouride tente de toutes ses énergies de concrétiser la vision de son fondateur et son projet
de construire un lieu de référence religieuse et un refuge moral et social. Sa capacité d’innovation et d’adaptation est une nouvelle fois démontrée à
travers la société urbaine qui s’est mise en place progressivement à Touba et qui saisit les opportunités que constituent les NTIC pour se rendre plus
performante dans ses activités, et s’ouvrir au monde. Les différents foyers d’implantation des Mourides, qu’ils soient nationaux ou internationaux, font de
Touba leur lieu d’unicité et instrumentalisent les NTIC pour promouvoir l’identité du groupe, diffuser ses biens religieux et conquérir les territoires virtuels
que constitue le monde d’Internet (...).
Aujourd’hui, Touba semble attirer plus que Dakar et la ville religieuse devient une grande agglomération, un nouveau pôle économique et d’échange qui
s’affirme. Certains l’appellent déjà la « capitale de l’informel ». Il constitue pour les dizaines de milliers de migrants internationaux mourides un lieu de
retour privilégié (une sorte de Jérusalem), un espace d’investissement symbolique, ostentatoire mais de plus en plus économiquement viable. Les
sociétés de télécommunications, la SONATEL et la SENTEL notamment, après avoir développé une logique de rattrapage pour satisfaire le marché
« toubien », s’engage dans une politique d’anticipation et d’investissement-pari. Touba est pour la SONATEL comme pour sa concurrente la SENTEL, pour
la téléphonie mobile comme pour le téléphone fixe, le second centre le plus important du pays et les projets allant dans le sens du renforcement de cette
position sont nombreux face à la demande croissante.
L’analyse des représentations montre la place réelle des effets de mode, de la fascination, des opportunités, du besoin d’information, du besoin de se
mettre au diapason, du besoin d’affirmation individuelle ou d’autonomisation dans l’adoption rapide des NTIC à Touba. La naissance d’un réseau
téléphonique à Touba a eu lieu dans les années 60 au moment où une vraie conscience urbaine naissait dans la ville après l’achèvement de la grande
mosquée et un début de peuplement massif. Les six premières lignes ont été installées pour le compte du deuxième khalife et de certains de ses neveux
et cousins donc pour le corps maraboutique privilégié. Le réseau s’est conformé à la règle de centralité qui veut que toute chose commence à Touba par
l’esplanade de la grande mosquée d’où partent les rues ainsi que tous les symboles, et qui est le coeur de la ville et l’espace de postionnement de
l’autorité maraboutique. Le parc téléphonique a ensuite connu une évolution régulière passant à 126 en 1978. Cette évolution a été par la suite modérée
par les possibilités techniques limitées et par le fait que le marché populaire de Touba était juste balbutiant.
Mais comme le montre le tableau et le graphique ci-dessus, c’est surtout à partir de la construction en 1986 du fameux central automatique d’une
capacité de 1000 lignes pour Touba et Darou Mousty (30 km au nord de Touba) que le téléphone a connu une véritable explosion. Ce central réalisé sur
financement de la Caisse Centrale de Coopération Economique (C.C.C.E) et de la SONATEL pour un montant de 917.682.000 F CFA s’est tout de suit
révélé insuffisant pour satisfaire la demande pressante en téléphone. La Cellule Planification de la SONATEL qui avoue "avoir toujours eu un problème
assez important avec Touba, n’ayant jamais su prévoir son développement démographique « , avait pourtant mis en oeuvre des »outils de planification
complexes " [3] pour décider de la puissance et de l’implantation du central de Touba. Les trois extensions de 1988, 1990 et 1993 qui ont porté cette
capacité à 5000 lignes n’ont pas empêché la saturation du central. Les demandes en instance atteignent en 1990 le nombre de 1200 soit 75,30 % des
demandes régionales (1593) et 15,40 % des demandes nationales (7787). Le nombre croissant de demandes en instance à Touba place la région de
Diourbel au deuxième rang après la région de Dakar.
Entre 1986 et 1988, le parc de téléphone de Touba a triplé. Il est ensuite passé en 1991 à 1203, à 2940 en 1992, à 3601 en 1993, à 3944 en 1994. Mais
2000 demandes restaient encore en instance. C’est en ce moment que la SONATEL a décidé d’investir massivement en définissant et en réalisant un
projet spécifique de 14 milliards qui avait pour ambition de se mettre en phase avec le nouveau Plan de Lotissement du khalife qui a produit près de 110
000 parcelles à usage d’habitation. L’objectif était de surmonter les obstacles techniques que pose l’étalement de la ville. Il a été ainsi mis en place un
dispositif complexe de quatre nouveaux centraux à mémoire extensible, l’ancien central ayant été redéployé dans une autre région. Depuis la mise en
place de ces centraux, le parc a doublé passant de 4404 à 9911 en 1997 puis à 11946 en 1998 et 13246 en 1999. Le seul Central de Touba Mosquée (le
quartier le plus peuplé de Touba) compte plus d’abonnés que Saint-Louis-Ville et Tamba.
Les télécommunications sont des indicateurs du pouvoir d’achat d’une population et dépendent de lui. Elles sont surtout révélatrices de l’extraversion
d’une société ou d’un groupe. Si Touba est la 2ème ville en terme de nombre d’abonnés, elle a une particularité qui en fait un enjeu important pour la
SONATEL. En effet, dans la capitale des Mourides, les appels entrants sont beaucoup plus nombreux que les appels sortants. Et ceci traduit
entièrement l’originalité de la ville et de l’appropriation particulière des NTIC qui y est inventée. L’explosion du parc téléphonique de Touba est surtout une
réponse des migrants mourides à leurs besoins de communication permanente avec famille, marabouts, commerçants convoyeurs de fonds. C’est
entre autres par le téléphone que les liens se construisent et se maintiennent avec le pays d’origine. Un migrant sénégalais dépense de 5 à 30% de ses
revenus par le téléphone malgré la baisse sensible des prix des communications et les nombreux forfaits proposés par les sociétés de
télécommunication pour attirer la clientèle.
Le Trafic mensuel suivi depuis septembre 1997 grâce à la sollicitude de la SONATEL révèle l’importance du trafic arrivée dans cette ville. Celui-ci
représente entre 39% et 64,77% du trafic total qui comprend outre le trafic arrivée, le trafic local, le trafic départ, le trafic transit et la rubrique « autres »
essentiellement composée d’Internet et du mobile. 70 à 80 % du trafic arrivée vient de l’international. Le central de Touba qui gère les trois centraux de
Madiyana, Darou Khoudoss, et Touba Mosquée ainsi que ceux de Darou Mousty, Khelcom et les villages satellites autour de Touba est le second le plus
important du pays après ceux de Dakar. Celui de Touba est par ailleurs le seul connecté aux centraux internationaux (...). Internet sert le projet universel
de la confrérie :(...) Dans un contexte de généralisation d’Internet, les Mourides ont également su saisir la balle au bond pour utiliser une image sportive
Le Web devient très vite un instrument de prosélytisme important pour la confrérie et un nouveau territoire à conquérir même s’il n’est que virtuel. Les
sites qui vantent la puissance mouride et fournissent des informations sur la vie confrérique, son message, ses biens religieux, ses différentes
manifestations et leur signification, l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba et de sa descendance sont de plus en plus nombreux. Certains d’entre eux sont
issus d’initiatives de marabouts qui se singularisent ainsi et se font connaître tout en participant à la promotion de l’image de la confrérie. Mais la plupart
sont le fait de dahira qui ont soit à la fois une implantation nationale et internationale, soit une implantation internationale exclusive couvrant plusieurs
pays ou liée à un seul pays voire une ville. Les dahira qui réalisent ces sites vendent également leur propre image en présentant leurs structures, leurs
organigrammes, leurs actions. Les Mourides sont ainsi déjà positionnés dans la bataille du Savoir et du Contenu pour lequel le Sénégal est presque
inexistant.
Le système généralisé d’échanges qui fonctionne aujourd’hui sur la base de l’interactivité et l’instantanéité met face à face "les Nords, USA, Europe et
Japon hypermédiatisés et imbriqués dans des réseaux complexes« et les Suds dont »l’Afrique des villages, des villes champignons qui échappe en
partie à la structuration de l’espace et des réseaux techniques mais où par contre les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant" [4]. La massification et
le caractère de plus en plus transcendant des Technologies de l’Information et de la Communication sonnent comme une nouvelle révolution. Et celle-ci
semble devoir faire comme la révolution industrielle, ses exclus et ses favorisés. Mais cette distinction manichéenne entre deux catégories ne semble
pas être le paradigme qui opère aujourd’hui. C’est que les NTIC sont un domaine dans lequel tout le monde est parti sans gros écart de générations et
les retards les plus criards sont comblés plus aisément. Le transfert de technologie est également dans le contexte actuel facilité par les mobilités plus
fortes et les réseaux qui se sont densifiés et diversifiés. L’Afrique partage désormais la même histoire que le reste du monde. Malgré la faiblesse de ses
ressources, elle intègre progressivement les réseaux et s’approprie avec ses moyens et son identité ce nouvel espace de rencontre.
La confrérie mouride est l’un des groupes emblématiques et porteurs de cette évolution. Devenue un mouvement socio-religieux migrant, elle a pris une
envergure nationale par les milieux ruraux et les milieux urbains, puis internationale en intégrant les interstices d’une économie mondiale dont on dit
pourtant qu’elle est globalisante et dominatrice. Je le souligne avec Mamadou Diouf, les Mourides s’inscrivent dans une logique de participation active à la
mondialisation dont ils surfent sur la vague. La confrérie"s’aménage des ouvertures dans la culture transnationale, s’y glisse et y négocie sa part, avec
des règles et des pratiques commerciales souterraines. . . en lui imprimant de nouveaux points d’inflexion, en le sommant de transiger avec de nouveaux
acteurs, de nouvelles opérations et des formes inédites et flexibles d’accumulation " [5] (...).
Les NTIC constituent d’une part un instrument d’intégration de la ville-territoire qu’est Touba au reste du pays, et d’autre part le levier de son
internationalisation qui est une composante de son autonomisation. Leur importance prise dans la capitale des Mourides et au sein du groupe tout entier
en fait un analyseur des mutations sociales au Sénégal et permettent de saisir les contours d’un projet culture là la fois endogène et universaliste.
Dans le monde global qui se construit aujourd’hui, accéder aux lignes et réseaux, c’est accéder aux idées, et accéder aux idées, c’est accéder aux
pouvoirs. Les NTIC qui progressent au Sénégal ouvrent les perspectives, élargissent les horizons, éveillent les consciences, donnent de nouvelles
opportunités de relations plus fortes et faisant fi de la distance. Si elles donnent potentiellement la faculté de se libérer de son corps, de sa race, de sa
nationalité, de sa personnalité et de communiquer comme de purs esprits, les Mourides eux se les approprient de manière singulière en les
instrumentalisant dans leur fonctionnement et dans la promotion de leur message religieux. La photographie, la radio, la télévision, le téléphone, et
Internet transportent les symboles par le son et l’image partout dans le monde et permettent de construire et de diffuser parmi eux-même et vers
d’autres les codes d’une identité socio-religieuse qui s’est débarrassée de ses complexes et qui revendique sa reconnaissance (...).
L’appropriation des NTIC par les Mourides de tous les horizons contribuent surtout à faire de Touba, leur ville « idéale », leur nécropole-ville de pèlerinage,
leur ville-marché, un pôle des télécommunications qui influe de plus en plus sur les enjeux nationaux et internationaux. Touba contribue à remettre en
cause les notions de frontière et de citadinité qui se vivent désormais autrement, perdant de leur réalité. La relative jeunesse de la ville se marie bien
avec celle des NTIC qui contribuent à façonner la ville et son image de lieu de référence. En tout état de cause, ce qui fait la force des Mourides, c’est
autant leur capacité à s’adapter à l’étranger que leur faculté à se recentrer symboliquement et concrètement sur le lieu saint de Touba, à jouer dans ces
entre-deux pour valoriser et légitimer une certaine pratique nomade du religieux. Reterritorialisations et recompositions incessantes par les NTIC
également qui donnent de nouvelles limites au groupe et embellissent symboliquement et concrètement l’emblème qu’est Touba. La société mouride et
la SONATEL sont représentatives d’une certaine société sénégalaise qui est en avance par rapport à l’Etat qui perd son rôle de catalyseur, obligé de
louvoyer pour suivre et être présent.
Par Cheikh Guèye* Consultant UNRISD
[1] Guèye Cheikh, 1999 - L’organisation de l’espace dans une ville religieuse : Touba (Sénégal). Thèse de doctorat (nouveau régime) de l’Université Louis
Pasteur de Strasbourg, 650 p.
[2] Bava Sophie, Guèye Cheikh : Le grand magal de Touba. Exil prophétique, migration et pèlerinage au sein du mouridisme. A paraître dans la revue
Social Compass, 2001.
[3] Birahim Sarr, le 20 juillet 2000 SONATEL DAKAR
[4] Annie Chéneau-Loquay, 2000 - Quelle insertion de l’Afrique dans les réseaux mondiaux ? Une approche géographique. In Enjeux des Technologies de
la communication en Afrique, Paris, Karthala-Regards
[5] Diouf M, 2000 - Commerce et cosmopolitisme. Le cas des diasporas mourides du Sénégal. Bulletin du Codesria 1, 2000, p.20