Depuis le Sénégal, Tidjane Deme, polytechnicien, accompagne le développement du web sur le continent en tant que responsable Google pour l’Afrique de l’Ouest. Une montée en puissance qu’il estime contrariée par le manque de perspicacité des pouvoirs publics.
À 40 ans, Tidjane Deme en paraît toujours 20 de moins. Sans doute cet apparent surplus de jeunesse tient-il à l’enthousiasme et à l’énergie que ce polytechnicien met au service du développement d’internet en Afrique. Depuis quatre ans, il dirige le bureau francophone du géant Google à Dakar. Son équipe - une dizaine de collaborateurs pour l’instant - travailleTidjane-Deme infoCliquez sur l’image. à la fois à la promotion des contenus locaux et à l’amélioration des conditions d’accès au web, via des projets pilotes comme l’utilisation des spectres de fréquence laissés vacants par les télévisions. Pour Jeune Afrique, Tidjane Deme fait le bilan des actions menées par Google et souligne les obstacles qui ralentissent encore l’adoption des technologies de l’information et de la communication (TIC), particulièrement en Afrique francophone.
Jeune afrique : Google a ouvert un bureau à Dakar en 2009. Quatre ans après, l’usage d’internet s’est-il répandu en Afrique francophone ?
Tidjane Deme : Oui. En 2009, il n’y avait de réseau 3G ni au Sénégal, ni au Cameroun, ni en Côte d’Ivoire, contrairement au Kenya ou au Ghana. Aujourd’hui, tous ces pays ont lancé l’internet mobile. Selon les dernières statistiques du régulateur sénégalais, les utilisateurs qui accèdent au web grâce à leur téléphone sont désormais plus nombreux que ceux qui se connectent grâce aux lignes fixes.
La création de contenus africains a-t-elle été déterminante ?
Il y a quatre ans, nous cherchions à stimuler la demande. Aujourd’hui, la situation s’est complètement inversée : la demande existe. Le travail de sensibilisation à l’importance des contenus locaux a porté ses fruits. Quand ceux-ci existent, les internautes sont très demandeurs. En 2011, nous avons commencé à promouvoir la production de vidéos africaines sur YouTube. En un an, les contenus locaux ont augmenté de 40 % sur le continent, et les vues de 50 %. Dans les pays où nous avons concentré notre activité, les chiffres sont encore plus parlants. Entre 2011 et 2012, le nombre de vidéos mises en ligne à partir du Sénégal a crû de 80 %, et le nombre de vues de 115 %.
Qu’apporte YouTube aux créateurs africains ?
Cette plateforme vidéo offre un premier circuit de distribution aux petits acteurs qui n’ont accès ni à la télévision ni aux subventions permettant de participer à des festivals. Au Sénégal, un journal télévisé rappé s’est lancé sur internet avant d’être diffusé par la chaîne 2STV parce qu’il était devenu très populaire. Au Nigeria, YouTube n’avait au départ qu’un partenaire, IrokoTV, basé en Europe. Maintenant, ils sont une quinzaine, implantés localement et qui ont déjà épuisé les archives de Nollywood. Ils travaillent dorénavant avec des producteurs sur leurs futurs films. Ensemble, ces sociétés génèrent des revenus qui sont reversés dans le marché du contenu africain. Illustration concrète du potentiel de création d’emplois et de richesse du secteur : un acteur comme IbakaTV, au Nigeria, qui n’existait pas il y a un an, emploie aujourd’hui vingt personnes.
La montée en puissance d’internet permet-elle à Google de gagner de l’argent depuis Dakar ?
Ce n’est pas encore notre priorité. On pourrait accueillir quelques commerciaux à Dakar, mais cela risquerait de nous distraire de notre mission principale qui est de développer internet. Ce n’est pas compatible avec une vision à long terme. Dans quelques pays comme le Kenya, le Nigeria ou l’Afrique du Sud, il y a clairement un marché. Des équipes s’en occupent.
Quel est le chiffre d’affaires de Google en Afrique ?
Les données financières concernant la zone ne sont pas communiquées.
Le prix des smartphones est-il encore un obstacle au développement d’internet en Afrique francophone ?
Quand Google a mis le système d’exploitation Android à disposition des fabricants, cela a diminué le coût de développement d’un smartphone. Le dernier Alcatel lancé à Dakar par Sonatel coûte 30 000 F CFA [46 euros]. Les véritables obstacles à la généralisation de l’accès à internet restent la disponibilité de la bande passante et son prix. Ce sont des questions de politique publique. L’Afrique francophone a pâti d’une mauvaise régulation. Au Sénégal, les fournisseurs d’accès internet [en dehors des opérateurs télécoms] sont morts. Ils sont passés de douze à deux entre 2002 et 2012, principalement parce qu’ils n’ont pas accès au marché de la bande passante en gros et qu’il n’existe pas de licence spécifique permettant d’exploiter une boucle locale. La situation est plus ou moins la même en Côte d’Ivoire.
C’est-à-dire ?
Nos gouvernants se comportent par rapport au secteur des TIC - qui se limite souvent, dans leur entendement, aux opérateurs télécoms - comme des prédateurs cherchant à en tirer le maximum d’argent en se focalisant sur quelques gros acteurs. Leur objectif devrait être, au contraire, de favoriser l’émergence d’un écosystème plus large, qui crée plus d’innovations, plus d’emplois, plus de PIB et, finalement, plus d’acteurs à taxer.
La qualité des infrastructures est-elle un frein à l’accès à internet ?
La réalité, c’est qu’on n’en sait rien. Parce que souvent les régulateurs ne partagent pas leurs informations. Au Sénégal, les investisseurs potentiels ne peuvent même pas savoir où sont les besoins, quelles sont les infrastructures existantes et quels sont les critères à satisfaire pour obtenir une licence d’opérateur d’infrastructure. Mobiliser les financements nécessaires à la généralisation d’internet ne pourra se faire que dans un marché plus ouvert. Quand je vois un État installer de la fibre optique, je me demande si le privé n’aurait pas pu investir à sa place. Là encore, la Côte d’Ivoire et le Cameroun connaissent quasiment les mêmes difficultés que le Sénégal.
Les opérateurs contribuent-ils à démocratiser l’accès au web ?
Oui, ils ont enfin décidé de se lancer sur le terrain de l’internet mobile. Ils multiplient les offres et se font réellement concurrence. Ce dynamisme est très nouveau. Cela veut dire que ce secteur est enfin un axe stratégique de croissance pour eux, qu’ils vont y consacrer des investissements et que, in fine, les prix vont baisser. Mais il reste beaucoup de travail à accomplir pour connecter le plus grand nombre. Nous avons fait une étude il y a quelques mois sur les PME africaines : 80 % des propriétaires disent être convaincus de l’intérêt d’internet pour le développement de leurs affaires, mais 75 % d’entre eux n’y ont pas accès...
Julien Clémençot
(Source : Jeune Afrique, 20 novembre 2013)