Depuis plus de 30 ans, on parle du « Sénégal, pays de services », notamment dans le domaine des TIC. Aujourd’hui, même si le Sénégal reste parmi les pays qui comptent en Afrique dans ce domaine grâce à la puissance de son principal opérateur de télécommunications, il n’est plus cité comme modèle et commence à manquer d’attrait pour ceux qui souhaitent investir ou s’investir dans les TIC.
Il faut d’ores et déjà dire que les espoirs suscités au début de la décennie 2000 – 2010, avec le rôle joué et la position occupée par le Sénégal dans le NEPAD, se sont évanouis.
La phrase introductive de la Lettre de Politique sectorielle de 2005 du Président de la République « Je me suis engagé à construire la route conduisant à l’émergence du e-Sénégal » est restée un vœu pieux. Le Code des Télécommunications de 2011 n’a pas donné au secteur des TIC l’impulsion escomptée par les acteurs les moins forts : sociétés de services, fournisseurs de services Internet, entrepreneurs souhaitant s’investir dans les Télécoms, etc. L’attribution de la 3ème licence de téléphonie mobile s’est réalisée dans une grande opacité et reste encore un sujet de controverse et une affaire pendante en justice. En plus, les tentatives de déstabilisation des deux premiers opérateurs se sont répétées : coups de boutoir sournois portés à Sonatel, épée de Damoclès du retrait de la licence sur la tête de Sentel… Le Régulateur des Télécoms n’a pas su gagner sa crédibilité et son autorité pour n’avoir pas su ou pu faire suffisamment preuve d’indépendance et de compétence.
Que reste-t-il des orientations de la SCA ?
Les grandes intentions de la Stratégie de Croissance Accélérée (SCA/ Grappe TIC et Téléservices) semblent être restées lettre morte. Des champions ont-ils émergé dans le secteur ? Qu’en est-il de l’objectif stratégique, énoncé ainsi : « faire des activités TIC/Téléservices, le moteur de l’économie sénégalaise grâce à leur dynamisme et leur compétitivité, notamment par la formation de 10 000 spécialistes dans les TIC/ Téléservices, la création d’activités devant faire passer la contribution au PIB du secteur à 15% et générer au moins 240 000 emplois d’ici 2015 » ? A-t-on dépassé le stade des belles intentions en matière de production de contenus numériques à vocation culturelle, d’externalisation des services ? Que sont devenus les dix chantiers numériques pour construire le e-Sénégal et les e-investissements dans l’Administration, les Collectivités, l’Education, la Santé, etc.?
Comme au Sénégal, nous sommes meilleurs dans l’analyse et la réflexion stratégiques que dans l’élaboration et l’exécution de plans d’action concrets, alors il n’est pas étonnant que les ambitions déclarées soient, pour la plupart, restées des vœux pieux. Pire, le Sénégal régresse dans un domaine primordial pour faire du pays un pôle d’attraction numérique dans le monde : l’Internet haut débit. En effet, la stratégie haut débit semble inexistante ou peu lisible tandis d’autres pays comme le Maroc, le Ghana, le Nigéria, le Kenya ou le Rwanda affichent des ambitions claires, déclinées en plans d’actions tangibles.
De plus, si l’on se fie aux mesures comparatives faites par Net Index [1], en matière de qualité de l’Internet, le Sénégal se situe dans les dernières places en Afrique.
Promouvoir l’internet haut débit
Cette situation préoccupante doit faire l’objet de mesures correctives immédiates, si l’on sait l’importance de l’Internet dans l’économie numérique et son impact sur la croissance économique. Plusieurs études ont, en effet, montré les effets positifs de l’Internet sur la croissance. Une étude de la Banque Mondiale, en 2009, a estimé qu’une augmentation de 10% sur la pénétration de l’Internet haut débit entraîne une croissance de 1,21% à 1,38% du PIB. Dans une étude récente – décembre 2011- commanditée par le GSMA [2], il est démontré que la libération du dividende numérique et l’affectation de aux opérateurs mobiles des fréquences nécessaires à l’Internet très haut débit auraient un impact sur le PIB de 158 milliards FCFA entre 2015 et 2020, entraînant la création de 271 000 emplois.
Au-delà des chiffres, c’est un truisme de dire que le très haut débit ouvre le champ de tous les possibles, la voie à tous les usages possibles et imaginables et laisse libre cours à la créativité et à l’innovation. En effet, lorsque le réseau s’oublie et que la technique devient invisible et s’efface derrière les usages, alors, « cent fleurs peuvent s’épanouir et cent écoles rivaliser… ».
Comprenant cela, les Nations-Unies, à travers l’UIT et l’UNESCO, ont créé la Commission sur le « large bande » au service du développement numérique et ont lancé le 25 octobre 2011, le défi du « large bande » en appelant « les dirigeants du monde entier à prendre les dispositions nécessaires pour qu’au moins 50% des populations des pays en développement et 40% des ménages dans ces pays utilisent l’Internet haut débit d’ici 2015 et pour que les consommateurs de tous les pays aient accès à l’Internet large bande à un prix abordable … ».
Il faut se rendre à l’évidence que le fossé numérique existera de moins en moins entre ceux qui sont connectés et ceux qui ne le sont pas, mais plutôt entre ceux qui le sont en haut et très haut débits et ceux qui ne le sont pas.
Pourtant, le Sénégal était pionnier…
Au demeurant, même si le leadership du Sénégal dans les TIC en Afrique a plutôt tendance à s’affaiblir, le pays dispose encore d’atouts forts et peut puiser dans la riche histoire du secteur des TIC, l’inspiration nécessaire pour faire son aggiornamento numérique.
Rappelons en effet que, dans les TIC, le Sénégal a souvent été précurseur en Afrique et a fait, à plusieurs reprises, des réalisations remarquables, et pris des initiatives hardies. Comme les Journées Nationales des Télécommunications de 1983 qui sont l’élément fondateur de l’histoire moderne des TIC au Sénégal. Le gouvernement et les acteurs ont alors pris la décision historique, audacieuse et rare à l’époque, de séparer la Poste de celui des Télécommunications. C’est ce qui a conduit en 1985 à la création de Sonatel et a permis d’en faire une entité ayant une autonomie de gestion. Alliées à une gestion vertueuse et clairvoyante de l’entreprise, d’autres décisions et attitudes des gouvernants comme l’autonomie laissée aux dirigeants dans le management opérationnel de l’entreprise, le fait de privatiser en 1997 avant de libéraliser, allant à contre-courant des dogmes de la Banque Manque, ont permis à Sonatel de se développer à l’intérieur et hors de nos frontières et de faire du Sénégal, une référence en matière de télécoms en Afrique. Décisions courageuses et salutaires car les observateurs avertis savent qu’il n’y a quasiment pas de pays avec un réseau de télécoms développé sans un opérateur historique fort. En matière de services avancés et de services destinés aux entreprises, le Sénégal a aussi été à l’avant-garde…
Concernant le développement des infrastructures et l’aménagement du territoire, les réalisations font légion. Il s’agit des câbles sous-marins analogiques dès 1977, puis numériques à partir de 2000 et une station satellite de standard international ; du choix, dès 1990, de la technologie fibre optique pour le réseau national de transmission. Et, pour concrétiser l’importance accordée aux zones rurales, un objectif clair, mesurable et ambitieux pour l’époque a été défini, dès 1990, dans le cadre du Contrat-plan entre Sonatel et l’Etat : « en 2005, chaque Sénégalais devra être à moins d’une heure de marche d’un téléphone qui marche ».
En outre, le poids des Télécoms dans l’économie nationale reste élevé. Avec près de 7% de contribution au PIB en 2009, plus de 12% de contribution aux recettes budgétaires et 50 000 emplois directs et indirects créés, il est, de loin, le secteur plus prospère de l’économie nationale. Par le biais des recettes tirées du trafic international entrant, il est parmi ceux qui pèsent le plus favorablement sur la balance des biens et services.
La décennie « perdue » de 2000 à 2010
En somme, les deux décennies, de 1980 à 2000, ont été celles de la construction des fondations du secteur TIC avec la prééminence des opérateurs de télécoms. Mais, la décennie 2000 à 2010 a été celle des occasions manquées, des vœux pieux, des espoirs déçus, des théories fumeuses et très concrètement, celle de l’amorce du recul du leadership du Sénégal en Afrique.
La décennie en cours est marquée par l’accélération des phénomènes qui ont vu le jour au cours des années 2000 : l’irruption de nouveaux acteurs, adeptes de la stratégie du coucou, bousculant l’ordre établi et les opérateurs classiques avec de nouveaux modèles économiques ; les GAFA (Google Amazon Facebook Apple) en sont les représentants emblématiques ; la « commoditisation » des services de base ; l’apparition de nouveaux usages comme le paiement et la banque mobiles, les réseaux sociaux, l’Internet des objets, les applications multiples en téléchargement, etc.
La digitalisation du monde se fait à marche forcée et seuls les acteurs (Etats, Entreprises, Organisations) les plus rapides, les plus volontaires et les plus aptes à innover réussiront.
Tirer le meilleur parti de l’économie numérique
Pour le Sénégal, c’est le moment de passer des intentions aux actes, d’accélérer l’intégration au monde numérique pour tirer le meilleur parti de l’économie numérique. Pour cela, il est indispensable de sortir des autoroutes de la conformité pour penser autrement et agir concrètement afin de franchir une « Nouvelle Frontière » numérique.
Il est dès lors essentiel de se doter d’une vision claire, simple et apte à mobiliser les énergies et de la décliner en actions concrètes et mesurables.
Concernant la vision, sa formulation a varié au gré des changements de régimes, mais le fond a peu changé : il s’est toujours agit de faire du Sénégal un pays de services.
Sans vouloir me substituer aux décideurs, je voudrais proposer une formulation qui permet d’emprunter le chemin d’un véritable développement : « Devenir, à l’horizon 2017, un pays reconnu dans le monde pour l’impact socio-économique et la qualité de ses services numériques ».
Pour réaliser cette ambition, sans avoir la prétention de vouloir établir un plan d’actions exhaustif, il me paraît nécessaire de mettre en œuvre quelques mesures urgentes.
Relever le défi de la Qualité de Service
Il faut d’abord rétablir et maîtriser durablement la qualité des services de télécoms, notamment de l’Internet par le biais d’une charte qui pourrait être dénommée « Relever le défi de la Qualité de Service ». Il s’agira, au-delà des obligations contractuelles et des éventuelles sanctions pécuniaires qui ne règlent rien, d’un engagement public des opérateurs et de l’Etat, représenté par l’ARTP, pour hisser et maintenir – dans un délai raisonnable de 6 à 12 mois -, le Sénégal aux premiers rangs en matière de Qualité de Service dans les classements effectués par des organismes de bonne réputation ; d’abord en Afrique, puis dans le monde ;
La 4G maintenant !
Il faut lancer, en concertation avec les opérateurs et autres acteurs intéressés, une initiative « la 4G maintenant ! » pour une large couverture de la population en services Internet très haut débit dans un délai de 3 à 4 ans, selon des modalités techniques et financières à négocier. A titre d’exemple, le Rwanda a décidé de couvrir d’ici 3 ans 95% de sa population en services 4G dans le but de « créer des emplois, soutenir le progrès social et propulser la croissance économique ».
Susciter l’émergence de futurs champions
Il faut apporter un soutien significatif aux sociétés de services, start-ups et développeurs dans le but de susciter l’émergence futurs champions. D’abord, en permettant au CTIC Dakar, qui fait un travail remarquable, d’élargir son action et en ouvrant d’autres incubateurs dans les universités et les instituts d’études supérieures. Puis, en mettant en place des financements innovants pour accompagner le développement de services digitaux à fort impact économique et/ou social ou susceptibles d’être exportés ; les opérateurs de télécoms devront être fortement incités à y contribuer.
Pour des services administratifs digitaux
L’Etat doit devenir un modèle dans la promotion et l’utilisation des services numériques, à travers une politique volontariste. Par le biais de l’ADIE, il pourra faire d’une pierre deux coups en utilisant des entreprises et développeurs locaux : apporter des services utiles aux populations et contribuer à l’émergence de champions.
Identifier des domaines porteurs
Il faut aussi identifier des domaines porteurs vers lesquels seront prioritairement orientés les efforts et les ressources de la puissance publique. Les candidats ne manquent pas. Dans le domaine du paiement et de la banque mobiles, le volume des transactions mondiales sur mobile atteindrait, selon IDC Financial, 1000 milliards $US d’ici 2017 pour 170 milliards en 2012.
« L’Internet des choses » : ce sont 50 milliards d’objets connectés prévus dans le monde en 2020.
Les services cloud : le cabinet Gartner a évalué le marché mondial à 68,3 milliards $US en 2010 et prévu 149 milliards $US en 2014.
Le Big Data : c’est un nouveau marché sur lequel un grand nombre d’acteurs est en train de se positionner. Gartner a estimé le marché mondial à 27 milliards $US en 2012 et le voit monter à 55 milliards $ en 2016.
Le développement d’une expertise locale de haut niveau sur des sujets porteurs est indispensable : IP V6, mobiles haut et très haut débits, développement de services et d’applications, sécurité.
Enfin, les services et applications à base de contenus locaux et africains sont potentiellement générateurs de richesses.
En réalité, les opportunités sont quasi-illimitées et certaines restent encore inexplorées en Afrique. Le Sénégal a beaucoup d’atouts en main pour réussir brillamment. C’est essentiellement une affaire de clairvoyance, d’audace, de résolution et surtout de capacité d’exécution qui « consiste à savoir traduire ses décisions en actes, les mettre en œuvre en dépit des résistances, du chaos ou des obstacles imprévus. Celui qui possède cette qualité sait que gagner est affaire de résultats. » [3]
Samba Sène,acteur du secteur TIC
samba.baccsene@gmail.com
http://www.n3minnov.blogspot.fr
(Source : Réussir Business, 4 octobre 2013)
[2] The benefits of releasing spectrum for mobile broadband in Sub-Saharan Africa, a report for the GSMA, December 2011
[3] Jack Welch, PDG du Groupe General Electric de 1981 à 2001