Nous sommes en 2019 et nous nous acheminons vers la prochaine élection présidentielle en février 2019. Et il y a une « foultitude » d’enjeux, de défis qui se poseront à celui qui sera élu (nous constatons qu’il n’y aura pas de femme d’après le dépouillement des parrainages du Conseil constitutionnel). C’est pourquoi nous voulons attirer l’attention sur quelques enjeux et défis sur les NTIC en rapport avec la culture, l’exclusion linguistique, l’analphabétisme de l’image, la conquête des esprits, la mort des langues et le rôle des artistes. Ces enjeux et défis se poseront encore longtemps durant ce siècle, si nous ne les prenons pas à bras le corps. Ces enjeux et défis concernent l’Afrique entière, le Sénégal y compris.
La culture « matière fissible » du développement
Pendant longtemps les politiques de développement en Afrique ont ignoré la dimension culturelle et artistique. Les facteurs qui étaient pris en compte dans les stratégies de développement étaient d’ordre économique et technique, la dimension culturelle du développement était royalement ignorée. Les modèles de développement importés n’ont rien résolu. Tout au plus, ils ont généré des anomalies culturelles. Parce que justement les modèles de développement importés sont en même temps des modèles culturels. Ce qui se passe alors c’est la superposition d’une culture sur une autre et le fameux « choc culturel » (choc des valeurs) où l’individu perd ses repères dans sa propre société.
Or, un peuple en état de « choc culturel » ne peut être créatif dans son développement, dans le meilleur des cas il sera un bon « copieur » sans créativité. La créativité dans le développement des pays africains exige que ce qui nous vient de l’extérieur puisse être assimilé selon le génie culturel de chacun. Ainsi le développement peut être considéré comme « un processus complexe », global et multidimensionnel qui ne saurait se réduire à la seule croissance économique ; il devrait intégrer toutes les dimensions de la vie et toutes les énergies d’une communauté dans le cadre de laquelle chaque personne est appelée à participer à l’effort général et en partager les fruits... Le développement devrait reposer sur la volonté de chaque société et exprimer son identité fondamentale (Culture et Développement en Afrique, BM, Mexico 1992).
C’est dans cette perspective que Mervym Claxton souligne que chaque culture a ses formes de créativité propres et que "les périodes de développement spectaculaire semblent être toujours accompagnées, ou précédées d’explosions, d’activités créatives et d’énergie culturelle : C’est presque toujours le signe d’une certaine assurance sur le plan culturel, impalpable, insaisissable, imprévisible, mais apparemment nécessaire à toute action audacieuse et imaginative, grâce à laquelle un peuple, à un moment donné de son histoire, tel un athlète que dope une bouffée de confiance en soi, acquiert la capacité de surpasser les autres dans leurs réalisations… » (Dossier d’information sur le thème : Culture et Développement, Unesco, 1994, p.19).
C’est pourquoi "il ne peut y avoir de développement vraiment réussi et durable s’il n’admet pas et n’utilise pas la force vivifiante de la culture et s’il ignore les styles de vie, les systèmes de valeurs, les traditions, les croyances, les savoirs et les talents de la communauté... La culture représente la totalité du cadre de référence de la vie d’un peuple, elle intègre toutes les réponses que celui-ci pourrait donner aux exigences de son propre environnement » (ibidem).
Aujourd’hui notre environnement est à l’échelle de la planète avec comme moteur les Nouvelles Technologies de Communication et d’information et sont les nouveaux outils de rayonnements de la culture de ce siècle qui commence à peine.
Les défis que posent les nouvelles technologies de communication et d’information aux Africains et aux Sénégalais en particulier interpellent directement leurs cultures. C’est le lieu où nous serons le plus vulnérable, mais c’est aussi le lieu privilégié où nous pourrons relever les défis du 21e siècle, en nous appropriant justement ces mêmes outils qui nous posent problèmes. “Il dépend de nous, de notre organisation pour que technologie et technique soient des auxiliaires de chaque culture et non des agents d’asservissement et de destruction des cultures et réciproquement que chaque culture soit un facteur de développement économique » (Marie Louise Diop - Maès, Principes dégagés par C. Anta Diop pour atteindre pour réaliser le développement culturel de l’Afrique noire et de son développement en général. Application et principes, ICA - Unesco, Dakar, 14 juillet 87, p5).
Aujourd’hui plus que jamais, les Africains et les Sénégalais en particulier ont besoin de leur potentiel créateur pour affronter le 21e siècle avec sérénité et confiance. La source de cette créativité et de cette confiance ne se trouvent nulle part ailleurs que dans leur capital culturel spécifique. Le développement de notre pays dépendra de beaucoup de notre capacité à mobiliser ce capital culturel spécifique et à le fructifier.
Nous pensons que le ministre de la Culture du Sénégal, Abdou Latif Coulibaly, l’a très bien compris quand il dit, lors de la journée nationale du patrimoine le 28 Décembre 2018 : « nous pouvons atteindre les objectifs du développement grâce à la culture ».
L’exclusion linguistique
On parle souvent du caractère démocratique d’Internet. Mais en fait Internet est un champ d’exclusion linguistique des locuteurs de langues africaines. Tout le monde sait aujourd’hui les rapports étroits qui existent entre le langage d’un côté, la pensée et la perception du monde de l’autre. Le langage formate l’esprit de l’Homme et du coup « façonne sa pensée ».
Celui qui se ballade dans le Net (ou le cyberspace) doit adopter une langue, l’anglais, le français, le portugais, l’allemand, l’espagnol…. qui sont loin d’être planétaires. La démocratie Internet est exclusive. Elle fonctionne fortement pour ces langues, surtout pour les anglophones. Or « la perception même que l’homme a du monde environnant est programmée par la langue qu’il parle, exactement comme un ordinateur. Comme celui-ci, l’esprit de l’homme enregistre et structure la réalité extérieure en accord strict avec le programme. Deux langues différentes étant souvent susceptibles de programmer le même groupe de faits de manière tout à fait différente » (Edward T Hall, la dimension cachée, Plon, 1978 p 4).
Dans un tel espace, les langues africaines sont marginalisées, elles évoluent dans des « ghettos linguistiques ». Le défi pour les pays africains est de barrer la route à la « ghettoïsation » des langues africaines et de travailler pour l’utilisation des grandes langues de communication du continent dans les inforoutes. Nous devons développer des programmes d’enseignement-apprentissage multilingues et sauvegarder les langues du continent car, préserver une langue, c’est préserver une culture, c’est encore préserver un patrimoine spécifique de l’humanité. La langue est l’élément fondamental dans la culture d’un peuple, c’est le pilier de son identité et un puissant outil dans le processus de développement. C’est le dernier rempart, nous dit Cheikh Anta Diop.
Aujourd’hui, ce patrimoine est en danger. Selon l’UNESCO, les langues comme les autres éléments de la vie, naissent, grandissent et finissent par mourir. L’UNESCO nous apprend aussi que depuis que « le monde est monde », 30 000 langues ont vu le jour et ont disparu. D’autres avancent le chiffre de 500 000 langues. Actuellement, il y aurait 6 000 langues parlées dans le monde et 90% de ces langues mourront au cours de ce siècle. Pour rester vivante, une langue devrait être parlée par 100 000 locuteurs, disent les linguistes. Or, à l’heure actuelle, l’Afrique compte environ un millier de langues dont 200 n’ayant pas plus de 500 locuteurs. L’heure est grave, comme disait l’ancien président et poète sénégalais Léopold Sédar Senghor. La gravité de cette situation se mesure à la vitesse avec laquelle les langues meurent chaque année dans le monde. Dix par année selon l’Unesco. (Voir Courrier de l’Unesco, Avril 2000, Guerre et paix des langues).
Cette étude de l’Unesco nous interpelle ici au Sénégal. En effet il y a bel et bien des langues au Sénégal qui n’ont pas 100 000 locuteurs. Il s’agit par exemple du Badiaranké avec 12 000 locuteurs, du Bayot avec 18 790 locuteurs, du Cobiana avec 600 locuteurs, du Bédik avec 3 375 locuteurs… Avec l’arrivée de l’Internet, des milliers de langues risquent de périr plus rapidement, les langues qui ne seront pas utilisées dans l’Internet seront exclues et il sera difficile pour elles de survivre. Une langue qui meurt, ce n’est pas une bibliothèque qui brûle, pour dire comme le célèbre sage peulh, écrivain africain, Amadou Hampâté Bâ. C’est des Petaoctects (1 Po = un million de milliard d’octets) de connaissances, de savoirs spécifiques à un environnement précis et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs qui s’envolent perdus à jamais pour l’humanité. Préserver ce qui peut l’être en matière de langue constitue aujourd’hui un besoin urgent.
L’objectif est d’arriver à chercher, écrire, éditer et imprimer dans sa propre langue. Il nous faut y participer, l’enjeu est de taille, « dans un monde interconnecté, ceux qui resteront à l’écart risquent de passer de la marginalité à l’exclusion totale. Internet porte en germe la possibilité, pour le Sud, d’avoir accès aux sources d’informations dans les mêmes conditions que le Nord » (Pascal Renaud et Asrad Tores, Monde diplomatique, Février 9û, p. 24).
Le brouillage de l’espace communicationnel africain
« Le brouillage des perceptions » en Afrique est pernicieux. La puissance d’impact et de communication des nouvelles technologies de communication et d’information constitue un véritable système de conquête de notre imaginaire collectif, un système d’identification à des valeurs, principes, modes de vie et formes d’expression venus d’ailleurs et qui ne sont pas forcément compatibles avec nos réalités. Entendons-nous bien, nous ne sommes pas contre l’ouverture, c’est vital dans le monde d’aujourd’hui. Mais il nous faut prendre conscience aussi que l’arrivée massive et incontrôlée des informations, surtout celles de l’audiovisuel, venues de l’espace et du cyberspace et les identifications qu’elles peuvent provoquer, montre que l’Afrique est une porte ouverte aux souffles nocifs et peut laisser échapper ce qui nous différencie de l’autre et qui constitue en même temps notre richesse, et partant, celle de toute la communauté humaine.
Aujourd’hui l’Africain qui reçoit ces informations venues de l’espace ou du cyberspace, est plus désarmé que quiconque devant ces nouvelles formes d’information. Nos référentiels culturels sont en train de prendre la poudre d’escampette sous les coups de boutoir des nouvelles technologies de communication et d’information. L’accélération des mutations des outils de rayonnement de la culture plonge la société dans une réalité où les « repères » culturels traditionnels ont de plus en plus du mal à fonctionner, bousculés qu’ils sont par les nouvelles technologies de communication et d’information. Cette situation crée « un état de choc » culturel chez l’individu et une incapacité d’adaptation dans sa propre société.
Les moyens traditionnels de communication ne suffisent plus pour rendre compte de la complexité de la vie. Si nous voulons être les acteurs de notre futur, il nous faudra apprendre à utiliser ces nouveaux « prolongements de l’organisme humain » que sont les nouvelles technologies de communication et d’information. Il nous faut apprendre à utiliser ces nouveaux moyens. En faire des moyens de diffusion de la culture et des valeurs traditionnelles africaines positives, des outils d’éducation et donc de développement.
Le piège de « l’analphabétisme de l’image » et de « la conquête des esprits »
Aujourd’hui les informations diffusées par les nouvelles technologies exercent de fait une hégémonie sur toute autre information qui n’utilise pas ces nouveaux moyens de communication et d’information. Or les nouvelles technologies de communication et d’information surtout celles de l’audiovisuel, du fait qu’elles agissent directement sur les processus inconscients qui règlent nos conduites, sont de puissants moyens d’identification, de contrôle et de manipulation.
Dans l’affaire du « charnier » de Timisoara en Roumanie, des journalistes ont admis publiquement (Libé 4 avril 1993) que, impressionnés par les images vues à la Télévision, ils avaient réécrit le texte de leur correspondant qui ne parlait pas du « charnier ». De ce jour date une nouvelle étape dans l’évolution de l’information. Un média central (la télévision) produit un impact si fort dans l’esprit du public que les autres médias se sentent obligés d’accompagner cet impact, de l’entretenir, de le prolonger. (Monde diplomatique, Média, Société et Démocratie, L’ère du soupçon, Mai 1991, p.11)
Depuis lors la planète entière a pris conscience que l’audiovisuel est en train de générer de nouveaux analphabètes, des « analphabètes de l’image » manipulables par l’image. C’est ce qui fait dire à Philippe Queau, qui a été Directeur de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) et responsable à l’Unesco des NTIC, ce qui suit : « le problème c’est que nous n’avons pas aujourd’hui, les moyens de juger du niveau de manipulation, de vérité ou de fausseté des images. Nous sommes encore des analphabètes de l’image ». A partir de ce moment, poursuit-il : "s’alphabétiser à la lecture des images va devenir une nouvelle nécessité civique » (Actuel n°92 Mars 92 p. 74).
Dans la même foulée deux autres journalistes français estiment qu’on « devrait apprendre dès l’école primaire les codes et les méthodes du cinéma et la Télé : cadrer, monter, champ et contre-champ, contre-plongée, plan subjectif, mise en scène, dramaturgie, pour ouvrir très tôt l’œil critique devant ce qu’on nous offre, tous les enfants devraient filmer eux-mêmes avec une caméra vidéo, savoir faire un montage, un trucage, trafiquer une image. Voilà de l’instruction civique moderne » (Actuel n°15 Mars 1992, p18).
« Aujourd’hui les moyens de communication de masse, qui sont devenus des supports essentiels de la diffusion culturelle, transmettent des messages qui ne sont pas culturellement neutres. Ces messages reflètent la pensée, les idées, les valeurs, en un mot la vision du monde de ceux qui les diffusent. Quand ils véhiculent intensément vers une région donnée aux peuples de cette région, on ne peut empêcher qu’ils oblitèrent à la longue les valeurs propres à ces peuples, avec le risque de devenir, même si l’intention n’y était pas, des instruments d’aliénation culturelle. L’essentiel est sans doute d’en prendre conscience et de rechercher des voies qui permettent de sauver l’identité culturelle de chaque peuple, sans mettre en cause la nécessaire poursuite des échanges entre cultures différentes, ni l’indispensable enrichissement mutuel des cultures. Car il importe aussi pour maintenir vivante et développer toute culture, d’éviter l’autre extrême, c’est à dire l’isolement, qui peut être également néfaste » (Voir les industries culturelles, un enjeu pour la culture, Unesco, 1982, p.12)
Le rôle de l’art et des artistes dans la mobilisation des NTIC
Déjà au début des années 80, l’ancien secrétaire général de l’UNESCO, Amadou. M. Mbow, soulignait que, « dotés de meilleures capacités de communiquer, de s’informer, les pays en voie de développement non seulement pourraient mieux faire entendre leurs voix dans le concert des Nations, mais pourraient mieux progresser en matière d’éducation - notamment en ce qui concerne la lutte contre l’analphabétisme - développer leurs capacités scientifiques et techniques, améliorer leur système de santé, promouvoir le développement rural, mieux combattre les catastrophes naturelles ». Il ajoute que la maîtrise de la communication peut constituer aussi "un moyen de consolider l’unité nationale, de préserver l’identité culturelle et de promouvoir une participation active des populations aux évolutions en cours » (A. M. Mbow, Aux sources du futur, UNESCO, 1982, p. 59).
Cela veut dire que les nouvelles technologies de communication et d’information, instruments modernes de communication peuvent être dans des conditions déterminées, de puissants moyens de développement pour les pays africains et sénégalais en particulier. En d’autres termes, il faut que les Africains se saisissent de ces instruments pour relever les défis que leur posent ces mêmes instruments. Personne ne viendra le faire à leur place. Sous ce rapport il devient urgent que les éducateurs portent une attention plus soutenue sur les possibilités des nouvelles technologies de communication et d’information et leur utilisation pour une plus grande efficacité dans leur travail.
Entre les mains des éducateurs, il est établi que certaines technologies de communication et d’information, particulièrement les industries culturelles (musique, audiovisuel, radio de proximité etc.) peuvent devenir de puissants moyens de sensibilisation, d’éducation, de motivation et d’élaboration de matériels didactiques. Sous ce rapport, les artistes peuvent jouer un rôle important dans la mobilisation de ces industries. Pour nous Africains, et Sénégalais en particulier nous ne pouvons nous offrir le luxe d’être à l’écart des bouleversements du 21e siècle. Il nous fait apprendre à réinventer constamment le présent où le futur fait irruption, pour mieux influer sur le futur de l’Afrique. Oser inventer le futur. Oser en ceci que le futur bouleverse, mode de pensée, attitudes et acquis établis. En somme il nous faut oser nier sans renier. Sous ce rapport les artistes peuvent apporter beaucoup de choses. Pourquoi les artistes ? Dès l’aube de l’humanité l’art s’est révélé comme une fonction essentielle de l’Homme. Il est apparu avant tout comme un véhicule de communication, un facteur actif d’organisation et de cohésion sociale et contribue au renforcement du sentiment d’identité d’un peuple et de sa capacité d’agir en tant que groupe (Ola Bolagun). L’art « apporte en effet dans la société un ensemble d’images dont l’action va être profond et imprévisible. A force de les regarder, les contemporains leur donnent autant de crédit qu’aux réalités qu’ils voient d’autre part. Par elles sont façonnés, transformés le visage du réel et par contrecoup, les manières de sentir, et même de penser » (R.HUYGHE, Sens et Destin de l’art, Tome l p. 14.).
C’est dire que l’art, comme tout véhicule de communication, constitue un véritable pouvoir. D’ailleurs ce pouvoir a été reconnu et utilisé par tous les meneurs de société, toutes nuances confondues (Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, Hitler, Mao, Staline, Sékou Touré, L S Senghor, Nasser, Khadafi...).
Retenons simplement ici que les traits culturels d’une société sont toujours diffusés pour l’essentiel à travers l’art. Cela est vrai aussi bien pour le passé que pour le présent. Mais aujourd’hui les modes de diffusion ont radicalement changé. Par exemple les traits matériels du modèle culturel américain sont diffusés par les nouvelles technologies de communication et d’information et surtout l’audiovisuel. C’est le fait nouveau de notre époque mais ce qui demeure c’est que tous « les produits des industries culturelles sont élaborés, individuellement ou collectivement par des artistes qui cherchent à exprimer une vision, un sens esthétique ou un message personnel. » (Les industries culturelles, UNESCO, 1962, p.108).
Cette situation n’a pas changé avec les TIC. C’est dire que l’artiste intervient sur le contenu et la forme des produits des industries culturelles. L’artiste est une composante essentielle et non des moindres dans le fonctionnement des industries culturelles. L’Afrique doit saisir cette chance qu’elle a aujourd’hui de faire jouer à l’art et aux artistes leur rôle d’éducateurs grâce à une utilisation intelligente des nouvelles technologies de communication et d’information. A ce titre, la musique et l’audiovisuel peuvent être de puissants leviers de sensibilisation, de motivation et d’éducation.
En Afrique la musique a joué un rôle galvanisateur dans les travaux champêtres, l’établissement de liens durables entre jeunes de la même classe d’âge. La musique, de par son rythme, ses mélodies et ses harmonies fait appel à l’émotion et crée dans la conscience de l’individu, surtout chez les jeunes, un champ fertile où tout message est susceptible d’éclore et de s’épanouir pour éduquer, former et susciter des attitudes positives. « Elle ravit, emporte, meut et émeut » souligne Pierre Bourdieu dans Questions de sociologie, p. 157.
Nous ne retiendrons, pour illustrer notre propos, que quelques exemples : le festival de Woodstock en Août 1969 qui avait réuni 500 000 jeunes durant trois (3) jours, sous le signe de la paix et du refus de la guerre du Vietnam et l’exemple de « Band Aid » qui a été qualifié à l’époque comme la « plus grande » campagne de charité. Son organisateur Bob Geldof a réussi, parce qu’il a su mobiliser la musique et l’audiovisuel pour apporter sa réponse au drame éthiopien. Quatre-vingt-deux (82) millions de dollars ont pu être mobilisés. (voir A. Glucksmam, T.Woltom, Silence on tue, Grasset, 1986, p 265 - 286).
Plus près de nous en 2000, lors de l’élection présidentielle, tout un peuple, toutes tendances confondues, s’est reconnu dans Yaatal géew de Pape et Cheikh. Pape et Cheikh ont su poser dans Yaatal géew un problème qui préoccupait les Sénégalais : la démocratie. Ils l’ont fait avec des mots simples avec un soupçon d’humour que tout Sénégalais pouvait comprendre et accepter. Ils l’ont fait avec une forme tout aussi simple qui ne laissait aucun Sénégalais indifférent. Ils ont fait coïncider le fond et la forme pour délivrer leur message. Il a été dû avancer par certains que le succès du président Wade en 2007 doit beaucoup à leur morceau Góor gi dolli ñu (nous en voulons encore). Talla Sylla, actuel maire de Thiès a failli perdre sa vie pour avoir composé une chanson célèbre contre le président A. Wade. Pour l’élection présidentielle en 2012, le candidat Macky doit beaucoup à la chanson Na dem na dema dem de Red Black. Pour la présidentielle de 2019, il est à parier que le morceau Saay saay, des rappeurs de Kër gi, dirigé contre le président Macky Sall risque de faire du mal.
Nous pouvons parler aussi de l’Afrique du Sud où la musique a joué un grand rôle dans la lutte contre l’Apartheid. Elle a été plus efficace sur la scène internationale que les kalachnikovs. La voix de Myriam Makéba, la trompette de Hugh Masékéla, sans oublier Jhonny Clegg le Zoulou blanc, pour ne citer que ceux-là qui ont su insuffler au peuple sud africain à leur manière, cette « confiance en soi » et cet « optimisme » qui lui ont permis de persévérer dans le combat. Au plan international il ne fait aucun doute que cette musique a été un levier important dans 1’information, la communication et l’éducation anti-apartheid.
La mort le 9 Mai 2004 de la regrettée Brenda Fasie, la « diva de la pop africaine », « la madone des Township », « la scandaleuse icône », nièce de Nelson Mandela, a confirmé au monde entier le pouvoir de la musique. Tout un peuple était debout derrière elle, du plus grand au plus petit, de son lit d’hôpital à sa dernière demeure. Et pourtant elle a menée une vie de rebelle (et c’est un euphémisme) en Afrique du Sud. Elle a été soutenue dans cette rébellion par son immense talent qu’elle a su mettre au service de son peuple. Son bref et riche passage dans la vie, en Afrique du Sud, laissera sûrement des traces dans les consciences pour les générations futures.
La « vidéo-militante » est une piste à explorer. Elle a acquis ses lettres de noblesse lors de la guerre du golfe dans la citadelle même des industries de l’audiovisuel. En effet, durant la guerre du golfe, pour échapper à la chape de plomb des médias américains qui avaient pris position pour l’intervention militaire, des groupes de vidéastes indépendants ont décidé de filmer « le refus de la guerre » et ils ont réussi à fissurer le dispositif. En attendant de constituer des collectifs de « vidéo-militante », les vidéastes militants, infographes et autres techniciens de l’audiovisuel et du numérique peuvent travailler à la confection d’un manuel sur les codes de lecture des images. C’est utile par ces temps où nous sommes de plus en plus immergés dans une “foultitude” d’images. Ce que Philippe QUEAU appelle « analphabétisme de l’image » concerne en fait toute la planète. Le monde est devenu un village planétaire par la grâce de l’audiovisuel et d’Internet. Nul n’est épargné. La confection de ce manuel participe de l’éducation à l’ère des nouvelles technologies de communication. Un tel manuel est un outil qui peut au moins nous servir pour une plus grande intelligence des images qu’on nous présente.
Rappelons simplement ici ce que disait Cheikh Anta Diop dans Nations nègres et culture : « Un artiste qui posera le problème social dans son art sans ambiguïté, d’une façon propre à secouer la conscience léthargique,, l’artiste qui se posera au cœur du réel pour aider son peuple à découvrir celui-ci ; l’artiste qui saura exécuter des œuvres nobles dans le but d’inspirer un idéal de grandeur à son peuple, qu’il soit poète, musicien, sculpteur, peintre ou architecte, est l’homme qui répond dans la mesure de ses dons aux nécessités de son époque et aux problèmes qui se posent an sein de son peuple ».
Ousmane Faty Ndongo [1]
(Source : SenePlus, 21 janvier 2019)
[1] Ousmane Faty Ndongo est Directeur Exécutif de An@fa (Alphabétisation et formation des adultes par les Nouvelles Technologies de communication et d’information), poète, infographe, entrepreneur social (Ashoka). Membre fondateur du Front Culturel Sénégalais, il s’intéresse aux nouvelles technologies en rapport avec les langues nationales. Il a publié plusieurs ouvrages à cet effet, dont des outils de traitement de texte (Abiword) en wolof, mandingue et bamana, entre autres.