Directrice de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), Rose Dieng s’est vu décerner par le ministère français de la Recherche et le groupe EADS le prix Irène-Joliot-Curie 2005 en décembre dernier. La récompense remise à la Sénégalaise distingue chaque année une femme qui s’est affirmée par son parcours et sa contribution à la science. Rose Dieng, 49 ans, responsable du projet Acacia (Acquisition des connaissances pour l’assistance à la conception par interaction entre agents), nous raconte une de ses journées tout en revenant sur son itinéraire.
« J’arrive en général vers 9 h 30 sur mon lieu de travail. La première chose que je fais, c’est dire bonjour à mes collaborateurs. Ensuite, je m’installe à mon bureau. Si je rentre de mission, je m’enquiers des choses importantes arrivées pendant mon absence. Puis je passe à la lecture des courriels. Comme j’en reçois énormément, j’essaie de repérer les plus urgents afin de les traiter rapidement. Ensuite, je planifie mes réunions de la journée. Il s’agit le plus souvent de réunions de thèse avec un de mes doctorants. J’encadre en effet six étudiants. Certains sont en fin de thèse, d’autres dans la période de rédaction. Je discute avec eux, apprécie les articles ou le chapitre de thèse qu’ils ont rédigés, ou examine leurs travaux depuis notre dernière réunion. Je leur donne des conseils sur des points qu’ils ont trouvés difficiles et leur recommande des articles. Ces entretiens durent souvent une heure ou deux, puis j’enchaîne sur d’autres réunions avec toute l’équipe du projet Acacia. Celle-ci, qui comprend une quinzaine de personnes, est constituée de chercheurs permanents, d’ingénieurs externes et de doctorants. Nous examinons attentivement les travaux soumis par la personne que nous recevons : un doctorant, un ingénieur sur contrat ou quelqu’un qui vient d’achever un stage de plusieurs mois. Ces séminaires, qui s’apparentent à des brain-stormings, sont toujours très intéressants. Nous posons des questions, émettons des idées, obligeons celui ou celle qui est en face de nous à approfondir une partie donnée, lui suggérons d’aller rencontrer quelqu’un qui pourrait l’intéresser par son métier. Parfois, j’ai d’autres réunions dédiées à un projet européen auquel on participe. Selon les jours, je rencontre aussi des personnes de l’extérieur, des industriels ou des universitaires à qui je présente des travaux de l’équipe.
« Après avoir consacré une bonne partie de la matinée à ces réunions, j’essaie de m’isoler pour réfléchir et travailler seule sur un projet scientifique ou pour répondre à des sollicitations. Je m’enferme alors dans mon bureau, qui est un peu mon second domicile. Cela étonne beaucoup de gens que je n’ai pas accroché mon diplôme sur le mur de mon lieu de travail. Après avoir beaucoup hésité, j’ai décidé de le laisser chez moi, car l’idée que des visiteurs puissent le voir me gênait. De toute manière, les murs de mon bureau sont déjà ornés de posters du désert, que j’ai découvert à l’occasion d’un voyage au Maroc. Depuis, je suis fascinée par cette immensité, qui ramène l’être humain à bien peu de choses. J’ai aussi collé l’affiche d’Intelligence artificielle, le film de Spielberg, ainsi que de nombreuses cartes représentant les endroits où j’ai donné des conférences dans le monde : Japon, Australie, États-Unis, Canada, un peu partout en Europe. Ces conférences correspondent aux résultats de nos travaux, et je les trouve passionnantes. Je ne pourrais plus m’en passer. Et dire qu’adolescente je rêvais d’être écrivain ou médecin ! La vie en a décidé autrement.
« C’est parce que j’étais une excellente élève en terminale que mes professeurs m’ont suggéré de faire les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques bien que je fus aussi bonne dans les matières littéraires que scientifiques. La raison ? Il est plus facile de retourner aux lettres si on opte pour des études scientifiques que l’inverse. J’ai donc fait math sup. et math spé. au lycée Fénélon à Paris avant d’intégrer l’École polytechnique que j’ai choisie pour la diversité au niveau des matières. Intégrer l’X a eu un énorme impact dans mon pays d’origine. Pas seulement parce que j’étais la première Africaine à entrer dans cette école, mais parce que j’avais obtenu les 1ers prix en mathématiques, en français, en latin, et le 2e en grec au concours général sénégalais 1972. À l’époque, on en avait tant parlé qu’en allant en classe préparatoire en France je me sentais investie d’une mission. Tout le Sénégal comptait sur moi ! Je garde en tout cas un bon souvenir de l’X. D’accord, c’est une école militaire, car on porte un uniforme, mais les matières étaient nombreuses et les professeurs remarquables. De plus, étant étrangère, j’ai échappé au service militaire obligatoire de la première année. Cela dit, j’ai, comme tout le monde, eu droit aux sept heures de sport hebdomadaires. C’était le côté martial !
« Après Polytechnique, j’ai choisi d’aller à l’École nationale supérieure des télécommunications. L’ambiance y était très chaleureuse et j’en garde aussi un excellent souvenir. J’ai achevé mes études par un DEA et une thèse en informatique qui m’ont confortée dans ma décision : celle de me consacrer à la recherche. Pour tout dire, je m’y intéressais déjà quand j’étais étudiante à l’X. Là-bas, la plupart des professeurs avaient des activités de recherche, et la façon passionnée dont certains en parlaient m’avait séduite.
« En faisant de la recherche, ne développe-t-on pas les connaissances les plus pointues d’un domaine ? Pour moi, en tout cas, c’était une évidence, la rigueur et le questionnement ayant toujours fait partie de mes valeurs. Pendant cette dernière année de thèse, j’ai énormément hésité : devais-je rentrer au Sénégal ou rester en France ? En venant faire mes études à Paris, j’étais certaine de rentrer dans mon pays une fois celles-ci achevées, car mon objectif était simplement de faire le plein de connaissances pointues. Malheureusement, à l’époque où j’étudiais l’informatique, il n’existait rien au Sénégal dans ce secteur. J’ai finalement opté pour la France tout en restant attachée à mon pays dont j’ai conservé la nationalité.
« Mon premier emploi, je l’ai décroché chez Digital Equipment Corporation (DEC), où je travaillais sur l’intelligence artificielle. Quelque temps plus tard, j’ai rejoint l’Inria, à Sophia-Antipolis. C’était en 1985. Moi qui avais toujours vécu à Paris, j’ai découvert avec plaisir cette région magnifique qu’est la Côte d’Azur. L’année 1992 reste une étape importante dans ma carrière, car c’est l’époque où j’ai créé un nouveau projet sur l’acquisition des thèmes de connaissances. Je devenais ainsi la première chercheuse à créer un projet à l’Inria et la deuxième femme chef de projet.
« L’heure du déjeuner arrive souvent trop vite. Je suis toujours surprise lorsque mes collègues frappent à ma porte pour me proposer d’aller manger avec eux. Je suis tellement concentrée sur ce que je fais que je ne vois pas le temps passer ! Je leur promets de les rejoindre, mais un quart d’heure plus tard je suis toujours devant mon ordinateur. Au bout du troisième “Rose, on t’attend !”, je vais enfin les retrouver au restaurant de l’Inria. Certains jours, je leur fausse compagnie pour avaler un sandwich avant d’aller faire du yoga dans l’enceinte de l’Inria. Le yoga, je le pratique depuis des années. C’est très important pour moi. Cette discipline me permet de rester sereine même si je suis d’une nature calme et cool, comme on dit. J’aime son aspect réflexion et retour sur soi. Les postures peuvent sembler difficiles au départ, mais c’est tellement agréable au final ! On ferme les yeux, on respire autrement, et on vit pleinement ce moment où on est seul avec soi-même, sans compétition...
« Après le déjeuner, il peut m’arriver d’avoir un rendez-vous pour participer au montage d’un projet avec des collègues industriels et universitaires. Dans le cas contraire, je donne des cours à des étudiants. Je consacre l’après-midi en général à des relectures de thèses et de documents. À moins que je ne m’isole pour écrire des articles. Parfois, je m’octroie une pause et déguste les gâteaux ou les chocolats apportés par un des membres de l’équipe. Sinon, je vais au distributeur prendre un petit thé, un chocolat chaud, ou je passe faire un brin de conversation dans le bureau d’un collègue. Dans tous les cas, la récréation ne dure pas longtemps.
« Je quitte mon bureau entre 19 h 30 et 20 heures pour rentrer chez moi et retrouver mon mari. Nous dînons ensemble à la maison ou au restaurant. Il nous arrive aussi d’aller à l’opéra. Mes œuvres préférées ? Don Giovanni, de Mozart, et Rigoletto, de Verdi. J’aime bien écouter de la musique latino-américaine aussi et j’adore Youssou Ndour et Ismaël Lô. Généralement, si on ne sort pas, je me mets au lit avec un livre. En ce moment, je lis Nous les dieux, de Bernard Weber, un auteur que j’aime beaucoup. Lorsque je suis trop fatiguée pour bouquiner, je m’endors très vite, vers 22 heures. »
Propos recueillis par Coumba Diop
(Source : Jeune Afrique, 2 avril 2006)