Un article du Dr Isaac Cissokho, paru la semaine dernière dans la presse met en lumière les enjeux cruciaux de la régulation numérique et de l’intelligence artificielle (IA) pour l’Afrique, dans un contexte où l’hégémonie des GAFAM et des big tech chinoises impose une réflexion stratégique sur la souveraineté technologique du continent.
Alors que l’Union européenne a su imposer des régulations fortes avec le RGPD, le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) et l’IA Act, l’Afrique reste vulnérable face à des modèles économiques qui captent nos données, exploitent nos infrastructures et façonnent nos usages numériques sans cadre contraignant.
Un tournant majeur se profile néanmoins. Le Sénégal, classé 4ᵉ puissance IA régionale selon l’Oxford AI Readiness Index 2024, s’apprête à lancer son New Deal Technologique, une stratégie ambitieuse visant à faire du pays une startup nation et un hub technologique sous-régional. Mais pour réussir, nous devons tirer les leçons de la Stratégie Sénégal Numérique 2025 (SN2025), qui n’a pas suffisamment pris en compte la nécessité de mettre à jour le cadre juridique et éthique du numérique face aux évolutions technologiques.
Tirer les leçons de la SN2025 et des lacunes réglementaires
Le Reférentiel 2050 a permis de revenir sur les limites de la Stratégie Sénégal Numérique 2025 (SN2025), qui a certes favorisé la transformation digitale du pays, mais sans intégrer pleinement la nécessité d’une mise à jour du cadre juridique et éthique du numérique et de l’IA. Les lois en vigueur, notamment celles de 2008, sont aujourd’hui à mettre à jour face aux défis de la protection des données, de la régulation des plateformes numériques/IA et des impacts de l’IA générative et Argentique(Ethique, données d’entrainement, biais..).
Le Sénégal doit ainsi renforcer son cadre institutionnel en passant de la CDP (Commission de Protection des Données) à une Autorité indépendante, dotée de pouvoirs élargis pour mieux encadrer les activités numériques et garantir une véritable souveraineté sur les données stratégiques.
Les défis de l’IA et la montée des biais algorithmiques
Le développement fulgurant des agents IA et des modèles avancés tels que ChatGPT, DeepSeek et d’autres outils d’automation, pose des défis cruciaux pour l’Afrique. Ces technologies sont largement entraînées sur des bases de données occidentales, ignorant souvent les réalités culturelles, linguistiques et socio-économiques africaines.
Les risques de biais algorithmiques, d’hallucinations de l’IA et de représentations faussées sont particulièrement préoccupants. Il devient donc urgent d’adopter une régulation spécifique pour garantir que les IA utilisées sur le continent soient transparentes, inclusives et adaptées aux besoins locaux.
Le risque d’une dépendance excessive au Cloud Act
Un autre point crucial abordé dans l’article concerne la dépendance des pays africains aux infrastructures Cloud des GAFAM. Aujourd’hui, une grande partie des données sensibles et stratégiques africaines est hébergée sur des serveurs soumis au Cloud Act américain, ce qui permet aux autorités américaines d’accéder à ces données sans contrôle des États africains.
Cette situation met en péril la souveraineté numérique du continent et souligne l’urgence de développer des infrastructures cloud africaines souveraines ainsi qu’une réglementation stricte sur l’hébergement des données stratégiques.
L’IA Open Source : une alternative stratégique pour l’Afrique
Face à cette dépendance aux grandes entreprises technologiques étrangères, l’IA Open Source apparaît comme une solution viable. Elle permettrait aux universités, startups et centres de recherche africains de développer des modèles IA adaptés aux langues et contextes locaux, tout en évitant les limitations imposées par les acteurs privés internationaux.
Encourager l’adoption de l’Open Source pourrait ainsi réduire la fracture technologique et donner aux acteurs africains les moyens de maîtriser leur propre évolution numérique.
Vers une gouvernance numérique plus robuste
Le New Deal Technologique du Sénégal va sans doute représenter une opportunité unique de corriger les erreurs du passé et de poser les bases d’une transformation numérique souveraine et inclusive. Toutefois, cette ambition ne pourra se concrétiser que si elle repose sur un cadre juridique solide, inspiré des meilleures pratiques internationales, mais conçu pour répondre aux réalités africaines.
Conclusion
Le Sénégal et l’Afrique doivent impérativement définir leurs propres règles du jeu face aux défis de la transformation numérique et de l’IA. Le continent ne peut plus se contenter d’être un simple consommateur de technologies étrangères, sous peine de perdre toute souveraineté sur son avenir numérique.
Il est temps d’investir dans des infrastructures numériques souveraines et de trouver des modèles de financement innovants. À titre d’exemple, les États-Unis ont récemment annoncé un investissement de 500 milliards de dollars dans l’IA, tandis que la France a dévoilé un plan de 109 milliards d’euros pour financer le développement de l’IA.
Ces initiatives démontrent l’importance stratégique accordée à l’IA par ces nations.
Le Sénégal et l’Afrique doivent s’inspirer de ces exemples pour structurer une régulation adaptée et promouvoir des solutions locales et indépendantes. L’avenir de l’Afrique numérique dépendra de sa capacité à anticiper ces défis et à structurer une gouvernance forte, visionnaire et indépendante.
Aboubacar Sadikh Ndiaye
Consultant / Expert en Strategie de transformation digitale et Intelligence artificielle
Membre de l’Association Africaine des Droits Numériques
(Source : Social Net Link, 18 février 2025)