A l’image de la présence africaine dans le concert des nations, l’affirmation d’une cyber-géopolitique du continent demeure un idéal lointain. Pourtant, l’accès aux datas et le design des algorithmes sont devenus de véritables enjeux de diversité et de géopolitique, qui pourraient bien profiter au continent du « Next Billion Users », pour avancer sur le terrain de la gouvernance numérique...
« Internet est une infrastructure de distribution de l’information qui transgresse les principes de territorialité et de souveraineté. Depuis les recherches cybernétiques des années 1950 jusqu’à la 5G aujourd’hui, c’est un réseau traversé par des questions géostratégiques », estime Stéphan-Eloïse Gras, chercheuse et directrice générale de Digital Africa, une plateforme consacrée à l’entrepreneuriat innovant sur le continent, née en 2018 sous l’impulsion du président Emmanuel Macron.
En substance, il existe à ce jour, 3 nations « souveraines » numériquement que sont les Etats-Unis la Chine et la Russie, selon Fabrice Epelboin, enseignant à Science-Po Paris. L’Europe et l’Afrique n’ont d’après lui, « aucune souveraineté numérique. Le budget des GAFAM, c’est 30 fois le budget du CNRS. Quant à leur valorisation boursière, elle représente pratiquement 2 fois le PIB de la France. Ça nous donne une idée du rapport de force » poursuit-il. Peut-on encore rattraper ce retard numérique ? « On ne peut pas gagner un sprint quand on a déjà 20 ans de retard », tranche l’expert. Un constat qui vaut aussi bien pour l’Afrique que l’Europe).
Dans ce trio de tête, force est de constater qu’avec les GAFAM, dont les modèles économiques reposent sur la capture des utilisateurs dans un environnement technique (Apple, Microsoft) et sur la monétisation de leur attention via la publicité (Google, Amazon, Facebook, etc.), les Etats-Unis ont pris plusieurs longueurs d’avance sur la concurrence... En quelques années, les réseaux sociaux sont devenus les nouveaux étendards de l’Oncle Sam, bénéficiant d’une totale liberté d’expression, inscrite au 1er amendement de la Constitution, faisant grincer des dents les autorités de Paris à Nairobi, car en entrant dans l’intimité des utilisateurs, se sont posés de nouveaux problèmes liés à la souveraineté, non seulement dans les régimes autoritaires, mais aussi au sein des démocraties occidentales.
En somme, la révolution numérique a largement profité à l’influence américaine, soutenue par l’extra-territorialité de ses lois selon lesquelles un simple message envoyé depuis votre boîte Gmail peut désormais vous conduire devant la justice américaine...
De la révolution technologique aux « printemps arabes »
« Pour la première fois, les organisations qui manifestaient dans les rues, ont utilisé les réseaux sociaux pour échapper au contrôle de la police. Cela fut le cas en Egypte, grâce à un logiciel mis en place par Twitter », expliquait Alain Juillet, à l’occasion du forum numérique Digital Africa du 30 juin dernier. « Evidemment, quand la police n’arrive pas à savoir ce qu’il se passe sur la toile, ça donne un avantage sérieux aux autres... On a vu cela dans tous les « printemps arabes ». Depuis, tout le monde a été forcé de réfléchir car on ne pouvait pas continuer comme avant ! Mais alors que chacun cherche à trouver des informations sur les réseaux sociaux, la tâche se complique de tous les côtés, avec l’apparition de réseaux cryptés de plus en plus nombreux », a-t-il constaté.
Jusqu’en 2011 en Afrique, l’impact de la polarisation des algorithmes de Facebook avait complètement échappé aux services de renseignements, qui ont décidé de réagir a posteriori, en recrutant les informaticiens les plus chevronnés. « Deux types particuliers sont apparus depuis cette époque. Les hackers traditionnels ou « mauvais hackers » qui veulent faire de l’argent et les autres [ethical hacker » ou « hacker éthique », ndlr] qui aident les Etats ou les entreprises, en leur procurant des informations utiles, à travers la détection de failles dans leurs systèmes. Il existe un combat permanent entre ces 2 groupes : c’est une véritable guerre numérique » précise l’ancien patron des renseignements français. Une « guerre » dont profite « les services » pour recruter les meilleurs hackers du moment...
« Ce n’est pas un hasard si les « printemps arabes » ont commencé en Tunisie », explique Fabrice Epelboin, qui a identifié en Afrique francophone, plusieurs viviers de technologues de haut vol. L’ancien président Ben Ali nourrissait lui-même, une passion secrète pour les nouvelles technologies. « Il avait fait construire plusieurs universités, en mettant l’accent sur les formations technologiques et scientifiques [...] De fait, en quelques années, le pays est devenu l’une des têtes de proue de la tech africaine », ajoute-t-il.
Alors que les « printemps arabes » ont révélé l’influence des réseaux sociaux en matière de politique interne et de déstabilisation régionale dans le nord de l’Afrique, le continent doit également faire face à un paramètre extérieur hautement stratégique : le choix de ses partenaires techniques. Courtisés par les géants du secteur, c’est actuellement la Chine qui, surfant sur l’actualité et investissant massivement dans les infrastructures numériques, semble en passe de s’imposer comme « le » principal partenaire tech du continent.
L’Afrique en voie de sino-centrisme numérique ?
En dehors des milliards de yuans investis pour soutenir le de l’Afrique (ndr : depuis 2007, le Fonds de développement sino-africain (CADF) a soutenu près de 90 projets dans 36 pays), la Chine y forme chaque année plus de 12 000 étudiants dans les télécommunications. Les transferts de fonds accompagnent les transferts de compétences, tandis que la propriété des outils utilisés reste aux mains de Pékin. Cette influence s’est aussi répandue à travers l’audience grandissante des chaînes d’information chinoises en Afrique (en particulier dans les régions anglophones). Parallèlement, le géant Huawei, qui a réalisé 5.8 milliards de chiffre d’affaires en Afrique l’an dernier, continue de gagner des parts de marché et d’équiper le continent en infrastructures numériques. Présent depuis 1997 en Afrique, il y compte près de 9.000 salariés.
Mi-mars, en pleine vague pandémique, Jack Ma, le fondateur de la plateforme Alibaba annonçait sur Twitter, que sa fondation fournirait à chacun des 54 pays africains, 20 000 kits de test, 100 000 masques et 1 000 combinaisons de protection et écrans faciaux à usage médical. Le VRP de luxe de Pékin a ainsi coupé l’herbe sous le pied des puissances occidentales, en pleine déroute sanitaire, tandis que Pékin profitait de cette crise sans précédent, pour affirmer sa présence en terres africaines. Face à l’urgence, les Etats africains se sont orientés vers des solutions venues de l’Est qui les ont bien souvent conduits sur les nouvelles routes de la soie chinoises, faisant dire à Stéphan-Eloïse Gras que « certains décideurs africains ont pu être ainsi accusés de sino-centrisme dans leur choix de réponse à la pandémie ». Le SARS-CoV-2 a toutefois renforcé la volonté d’instaurer une forme de « nationalisme digital », en matière de contrôle de l’information médicale et de développement des technologies de détection du virus - parfois au détriment du respect de la vie privée. « Du Maroc au Rwanda en passant par le Ghana ou l’Afrique du Sud, la conscience est grande qu’il faut urgemment contrôler la technologie pour garder le pouvoir [...] En externalisant la production, protection et interprétation des datas, certains gouvernements africains se trouvent dépossédés de moyens d’autonomie. Cela a été le cas au Zimbabwe lorsque Robert Mugabe a laissé une entreprise chinoise équiper le pays de technologies de reconnaissance faciale. La souveraineté sur les datas est au cœur de la question des influences géopolitiques de l’Internet en Afrique », poursuit-elle. Pour le moment, faute de gouvernance appropriée, la souveraineté numérique en Afrique demeure un horizon lointain.
Quelle gouvernance numérique pour le continent ?
La jeunesse africaine occupe une place encore sous-estimée dans l’agenda numérique international, mais d’ici 2050, le taux de pénétration du Smartphone atteindra 55% et 1 personne sur 3 en âge de travailler dans le monde, se trouvera en Afrique. Cette reconfiguration démographique devrait faire évoluer le poids de l’Afrique en matière de cyber-géopolitique. Rappelons que le continent n’a pas toujours été absent de la standardisation et de la régulation de l’Internet. Dès 1994, s’illustrait le pionner ghanéen Nii Quaynor à travers l’Icann et jusqu’à ce jour, l’un des systèmes d’exploitation les plus utilisés en Linux sur les systèmes cloud, ainsi que sur les serveurs informatiques, reste Ubuntu, inventé par un Sud-africain. Open Street Maps a cartographié les régions et les villes africaines bien avant Google et Mxit était un réseau social sud-africain plus important que Facebook jusqu’aux environ de 2015. Enfin, l’écosystème BATX dépend aussi en partie, des capitaux africains comme en témoigne Napsters, un groupe Sud-africain, comptant parmi les premiers investisseurs du géant des services et de la publicité en ligne chinoise, Tencent. « Le continent doit continuer de négocier sa place dans la standardisation, le design et la régulation de ce réseau mondial, en trouvant sa propre voie, à travers une approche continentale et multilatérale qui mettrait en avant les ressources et les savoir-faire technologiques développés localement par des entrepreneurs africains pour l’Afrique », explique Stéphan-Eloïse Gras. Une mutualisation des ressources associée à une gouvernance commune ne serait qu’un vœu pieux, selon Fabrice Epelboin, partant du principe qu’il est déjà difficile de trouver un consensus pour les 27 pays de l’Union européenne (UE), qu’il sera d’autant plus ardu d’en trouver un pour les 54 pays d’Afrique...
« A mon sens aujourd’hui, l’enjeu principal de la géopolitique de l’Internet, c’est celui de la modélisation des comportements, des émotions et des affects des utilisateurs dans les zones qui n’étaient pas considérées jusque là comme des « centres » d’invention et d’innovation, soit le Sud global, qui représente le « Next billion users » ! Les algorithmes de recommandation commerciaux comme de prédiction financière, les technologies de reconnaissance faciale ou vocales... Toutes ces technologies ont été entraînées sur des data sets conçues et désignées par des ingénieurs majoritairement masculins, blancs en Amérique du Nord ou en Europe », explique Stéphan-Eloïse Gras pour qui, l’accès aux datas et le design des algorithmes sont devenus de véritables enjeux de diversité culturelle comme géopolitique, qui pourraient bien se répercuter sur la représentation de l’Afrique dans le cyber-dialogue mondial.
En dépit des défis annoncés, Fabrice Epelboin considère toutefois que l’Afrique peut s’appuyer sur son passé récent, pour trouver les ressources nécessaires qui lui permettraient de sortir de cette forme nouvelle de « colonialisme numérique ». « Cela devrait nous pousser à réfléchir sur le prix à payer pour la décolonisation de façon générale. C’est une situation inconnue depuis l’Antiquité pour l’Europe, contrairement aux Africains qui savent ce que suppose de reconquérir leur souveraineté face à des adversaires bien plus puissants qu’eux, car ils ont réussi à le faire, il n’y a pas si longtemps... ».
Marie-France Réveillard
(Source : La Tribune Afrique, 31 juillet 2020)