Si commercialement cela rapporte gros, il n’est pas toujours agréable d’avoir, sur un marché économique, une position dominante. Tous les jours qui passent, Microsoft l’apprend à ses dépens. Le numéro un mondial des éditeurs de logiciels doit constamment faire face à des attaques, des polémiques, des protestations et des plaintes. Tout le monde se souvient de la plainte du département américain de la justice (DOJ) et de 20 Etats de l’Union contre Microsoft. L’affaire a été jugée et l’éditeur s’en est, dans l’ensemble, plutôt bien sorti avec quelques pénalités à payer et quelques modifications, somme toute mineures, à apporter à ses stratégies commerciale et industrielle. Dieu sait pourtant que la pilule aurait pu être plus amère, même si certains Etats, pas satisfaits de l’accord à l’amiable conclu en 2001, tentent toujours d’en obtenir révision.
Avec l’Union européenne cependant, la pilule pourrait bien être moins douce. Après cinq année d’enquêtes, la Commission a abouti à la conclusion que Microsoft s’adonnait à des pratiques anti-concurrentielles, notamment en se servant de son programme phare Windows pour écraser les autres éditeurs de logiciels. A partir de ce constat, l’Union européenne veut infliger à Microsoft une amende de 497 millions d’euros (326 milliards de FCFA). Si ce montant est confirmé, ce serait la sanction la plus importante imposée pour infraction aux règles européennes de la concurrence.
Pour l’heure cependant, il ne s’agit que d’une proposition faite aux chefs de cabinet des membres de la Commission. En réaction, certains se sont d’ailleurs étonnés de la modicité de l’amende proposée..., celle-ci, selon la législation, pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise incriminée. En l’espèce, si cette règle est appliquée à Microsoft, la somme exiger plafonnerait autour de 3 milliards de dollars (environ 1605 milliards de FCFA) - cette somme constituant le dixième du chiffre d’affaires de la compagnie créée par Bill Gates. C’est mercredi [24 mars] que les commissaires européens devaient exprimer leur avis sur cette affaire.
Mais ce qui émeut Microsoft dans cette affaire, ce n’est pas tant le montant de l’amende (sa propre trésorerie est estimée à plus de 50 milliards de dollars, soit 26.750 milliards de FCFA) que les conséquences d’une telle décision sur son futur positionnement commercial et technologique. Car, si le montant de l’amende était confirmé, c’est comme si l’on ouvrait une boîte de Pandore. Nombreuses sont en effet les entreprises qui expriment des griefs contre le géant du logiciel . Elles profiteraient de la brèche pour attaquer encore plus l’éditeur informatique. « Pour l’avenir, a déjà déclaré le responsable du cabinet d’avocats qui a déposé en 1998 la première plainte européenne contre Microsoft, il est certain que sur d’autres marchés, si un concurrent a des problèmes avec Microsoft, il pourra se référer à cette décision ».
D’autres griefs, il y en a la pelle. Des sociétés n’attendent que la condamnation de Microsoft pour s’en saisir à leur avantage et selon les observateurs, une condamnation par Bruxelles pourrait fournir une analyse précieuse aux rivaux de Microsoft qui souhaiteraient obtenir des dommages et intérêts. Sans compter qu’après les Etats-Unis et l’Europe, d’autres pays pourraient être tentés par la voie de la plainte.
Ceci dit, Microsoft, comme il l’a fait aux Etats-Unis, n’entend pas se livrer bras et mains liés. Si l’Union européenne confirme le montant de l’amende, l’entreprise semble prête à aller en justice, avec tout ce que suppose de délais, de digressions et de rebondissements. Aux Etats-Unis, c’est en 1990 que l’éditeur avait attiré l’attention des autorités gouvernementales ; c’est en 2001 que l’affaire a été vidée.
A DAKAR, OSIRIS S’INTERROGE ET MET EN GARDE
L’Afrique n’en est pas encore à porter plainte ou a exiger des amendes à Microsoft. Plutôt préoccupés par la fracture numérique et en quête de la solidarité numérique, les pays africains n’ont pas vraiment de logiciels qui pourraient être gênés par l’omnipotence de Windows. Mais cela n’empêche pas des griefs éventuels contre la société basée à Redmond. L’Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes au Sénégal (Osiris) s’est interrogé, la semaine dernière, sur les vrais raisons de l’installation de Microsoft au Sénégal.
On sait que l’éditeur a installé un bureau à Dakar, fonctionnel depuis quelques mois. Ce bureau va renforcer celui d’Abidjan, le seul qui existait dans la sous-région, en couvrant aussi d’autres pays de la sous-région. Mais il y a des analystes qui voient déjà le verre à demi-vide d’une telle présence. Que cherche Microsoft en s’installant au Sénégal ? Selon l’éditorialiste de la lettre électronique d’Osiris, « Batik », M. Amadou Top, « le véritable objectif de [l’installation de Microsoft] est de faire en sorte que le Sénégal ne rejoigne pas le camp des pays ayant décidé d’utiliser systématiquement les logiciels libres et de sources ouvertes dans leur fonctionnement quotidien à chaque fois qu’il existe une alternative fiable et viable aux logiciels commerciaux ». Pour Amadou Top, avec la percée des logiciels libres qui deviennent de plus en plus fiables, qui sont de plus en plus utilisés par les entreprises, les administrations publiques et les Etats, « le monopole du géant de l’informatique commence à recevoir de sérieux coups de boutoirs ». M. Top estime que pour « enrayer cette progression, les pays comme le Sénégal - dont l’administration utilise depuis longtemps des logiciels commerciaux pour lesquels les licences d’utilisation n’ont jamais été achetées - sont de ce fait des cibles privilégiées car faisant partie des ‘Etats pirates’ sur lesquels il est facile de faire pression ».
Que leur dit Microsoft en substance : « Nous savons que vous piratez nos logiciels à grande échelle, mais nous sommes prêts à passer l’éponge sur ces pratiques à condition que vous adoptiez désormais nos produits en échange du paiement de licences symboliques ». « Pour les Etats qui réfléchissent à courte vue, poursuit l’éditorialiste d’Osiris, c’est une occasion rêvée d’éviter les poursuites, les condamnations et les amendes et de se refaire une honorabilité de façade à l’heure ou la défense de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur est à l’ordre du jour de nombreux forums internationaux. Pour Microsoft, c’est le moyen de s’assurer de la pérennisation de son monopole à peu de frais, notamment en offrant gratuitement ou presque ses produits aux établissements d’enseignement et de formation qui deviennent ainsi et sans le savoir des institutions fabricant les futurs clients de tel ou tel produit en lieu et place de former des utilisateurs capables de choisir en toute liberté telle ou telle application informatique en fonction de ses caractéristiques intrinsèques ».
Que faire alors face à cette offensive du géant des logiciels qui accompagne évidemment sa démarche « présentielle » de belles perspectives (possibilité de traduction de logiciels en langues nationales, aide à la formation informatique, etc.) ? Amadou Top avertit que « plutôt que d’accepter précipitamment ces cadeaux empoisonnés dont les conséquences seront à la fois tragiques et durables pour nos pays, il est grand temps que ceux-ci s’orientent résolument vers l’utilisation des logiciels libres partout ou cela est possible en commençant par le système éducatif qui doit être le lieu privilégié ou l’on utilise, ou l’on s’approprie, ou l’on améliore et surtout ou l’on invente les outils informatiques dont notre société aura besoin pour l’analyse et la résolution des problèmes concrets auxquels elle fait face en vue de sa transformation sociale au profit du plus grand nombre ».
Reste à savoir si l’Etat, souvent sourd et lourd à déplacer comme la plupart des Etats, tiendra compte de cet avertissement dans sa stratégie du développement des Nouvelles technologies.
Cheikh Alioune Jaw
(Source : Nouvel Horizon, 26 mars 2004)