Nouvelles cartes nationales d’identité et de cartes d’électeurs : Les dessous d’un marché de 20 milliards
vendredi 19 novembre 2004
Le marché de l’édition de nouvelles cartes d’identité nationale et de cartes d’électeurs numérisées doit être adjugé dans moins de trois semaines. Et pourtant « il n’est pas encore possible d’établir un cahier des charges de façon formelle », selon le directeur de l’automatisation du fichier. Toutefois, ce dernier rassure quant aux craintes suscitées par ce marché qui est passé de 7 à 20 milliards.
N’est-il pas curieux qu’à moins de trois semaines de l’adjudication d’un marché de l’ordre de 20 milliards de francs Cfa, les termes de références ou autre cahier des charges ne soient pas encore définis de façon formelle ? C’est pourtant la situation à laquelle on assiste avec le marché de l’édition de nouvelles cartes d’identité nationale et de cartes d’électeurs numérisées. Habib Fall, le directeur de l’automatisation des fichiers (Daf) au ministère de l’Intérieur est formel : « Dans la première semaine du mois de décembre 2004, nous aurons à choisir définitivement l’entreprise qui aura en charge de conduire les travaux d’édition des cartes numérisées d’identité nationale et d’électeurs. » Cela tient au respect du chronogramme fixé par les autorités de l’Etat. Ainsi, les entreprises qui voudraient postuler à ce marché de se montrer davantage sceptiques quant aux conditions de transparence qui devraient entourer une telle opération.
UN MARCHE DE GRE A GRE PAR LA FORCE DES CHOSES
Pas moins de sept grosses entreprises sont intéressées par ce marché. Ce sont la société anglo-canadienne De la rue, les sociétés de droit français Sagem, Oberthur, Thalès, l’Imprimerie nationale de France, la société Canadian Bank notes et une entreprise de Taïwan. Un cadre d’une de ces entreprises de fulminer : « Les responsables du ministère de l’Intérieur du Sénégal ont fixé le début d’exécution des travaux à janvier 2005. Or, il est techniquement impossible de publier d’ici là le cahier des charges, de procéder à une sélection transparente d’un fournisseur et de passer avec lui un contrat dans un délai d’un mois et demi. Ce n’est pas possible, sauf s’il y a des accords secrets déjà passés avec une entreprise qui aurait ainsi déjà commencé à se préparer et cela sous-entendrait que le marché est déjà donné. » Notre interlocuteur d’insister :« Aucun terme de référence n’est à ce jour écrit pour les fournisseurss. S’il existe un cahier des charges, c’est dans la tête de Habib Fall, directeur de l’automatisation des fichiers qui donne des indications verbales aux uns et aux autres sur ce que voudrait faire l’Etat. »
Habib Fall, rencontré à ses bureaux, reconnaît le fait. Pour lui, « il n’est pas encore possible d’établir un cahier des charges de façon formelle car les données changent régulièrement. Si nous attendions d’avoir tous les paramètres, nous perdrions un temps important, ce qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions sur le chronogramme que nous avons établi et en conséquence sur tout le processus électoral ». Le patron de la Daf en veut pour preuves le fait que le ministère de l’Intérieur avait « prévu pendant les mois de novembre et décembre 2004 d’achever la confection d’un certain nombre de cahiers des charges. Ce n’est pas seulement une opération informatique. Nous aurons à effectuer des aménagements de locaux pour les centres d’instruction, établir une campagne de communication, réaliser des formations, acquérir des moyens logistiques entre autres.
Pour chaque tâche, il doit y avoir un cahier des charges. Ces cahiers des charges sont en cours de confection. Il y a seulement à noter qu’il y a une certaine dépendance entre ces cahiers des charges et les décisions prises entre le gouvernement et les partis politiques. »
D’ailleurs, poursuit M. fall, initialement, il était prévu d’installer quelque 150 à 200 commissions aussi bien au Sénégal que pour l’étranger. Mais en juillet dernier, quand le ministre de l’Intérieur de l’époque, Cheikh Sadibou Fall, s’était présenté devant les députés, il avait été décidé qu’il y ait une commission dans chacune des 320 communautés rurales du pays. « On est ainsi passé à quelque 500 commissions. Cela change les données du problème surtout que nous mettrons en place pour la première fois des commissions de recensement des électeurs équipées de moyens informatiques. En 2000, les commissions avaient travaillé de façon manuelle. Ces paramètres ont induit un changement des cahiers des charges et des coûts. »
Cette situation expliquerait donc qu’un cahier des charges ficelé n’ait pu être mis à la disposition des entreprises intéressées pour la soumission d’offres. « Avec les données que nous communiquons aux entreprises, elles pourront préparer leurs offres » assure, Habib Fall. Il insiste de plus belle : « Si nous attendions de tout boucler, nous perdrions beaucoup de temps. » Cela lui semble d’autant plus vrai que « même le décret d’application de la loi portant refonte totale du fichier électoral n’est pas encore pris ». Ce décret serait quelque part tributaire des discussions engagées entre le gouvernement et les partis politiques. Par ailleurs, l’Etat aurait voulu faire montre de discrétion sur ce marché « en raison des fonctions de sécurité liée notamment à l’établissement de la carte nationale d’identité. L’Etat ne peut pas mettre sur la place publique certaines informations et préfère travailler discrètement avec des sociétés notoirement connues sur le marché mondial », soutient Habib Fall.
DE 7 MILLIARDS A PLUS DE 20 MILLIARDS
En juillet dernier, Cheikh Sadidou Fall avait déclaré devant les députés que l’opération allait coûter 7 milliards au budget de l’Etat. D’ailleurs, c’est ce montant inscrit dans le budget qui devra être adopté lors de la session budgétaire. « Mais la demande des députés de doubler le nombre de commissions a induit une augmentation des coûts », précise Habib Fall. Ainsi, le nouveau ministre de l’Intérieur, Me Ousmane Ngom, en travaux de commission à l’Assemblée nationale, a évoqué le chiffre de 14 milliards de francs pour financer l’opération. Les comptes ne semblent pas pour autant bons. « Il va falloir procéder au début de l’année 2005 au vote d’une loi de finances rectificative pour compléter le financement de l’opération ou mobiliser des fonds par d’autres sources. Mais le coût réel ne sera connu qu’après les propositions des entreprises. Ce qui est sûr, c’est qu’on va dépasser les 14 milliards, vu le nombre de commissions, encore qu’elles seront dotées de moyens mobiles. L’Etat devra de toute façon faire face à ces coûts car cette décision est politique. »
Le projet est très lourd du point de vue de la logistique, explique notre interlocuteur. « Il faudra des ordinateurs interconnectés partout, surtout qu’il y a des communautés rurales où il n’y a ni téléphone ni électricité. C’est pourquoi nous avons prévu de mettre en service des véhicules informatisés autonomes. Tous ces serveurs seront connectés à un serveur central. » Un responsable d’une entreprise française potentiellement postulante au marché avance le nombre de 140 véhicules informatisés, mais Habib Fall indique qu’il devrait y avoir plus. « Il faudrait au moins un véhicule par Communauté rurale. Il est vrai, nous allons mobiliser une partie du parc automobile existant mais il faudra faire en sorte que tout le territoire couvert », précise-t-il.
Certaines entreprises auraient proposé d’assurer elles-mêmes, le financement de l’opération. En fait, elles ne demanderaient rien à l’Etat sinon que de les autoriser à faire payer le service aux citoyens. « Cette formule ne nous semble pas opératoire au Sénégal. La classe politique veut que cela soit totalement gratuit. Nous avions proposé que chaque citoyen participe à hauteur de cinq cents francs pour l’établissement de la carte nationale d’identité mais cela ne semble pas agréer les partis politiques. Nous restons à attendre la décision du chef de l’Etat sur cette question. S’il décide que ce sera totalement gratuit, ce le sera, mais l’Etat aura à trouver la totalité des moyens nécessaires. »
En fait, Habib Fall considère que faire participer les citoyens au paiement de l’opération ne manque pas d’intérêt. « Les finances publiques en seraient soulagées et le citoyen participerait à un acte citoyen. Cela pourrait garantir la pérennité de l’opération car l’Etat ne pourra pas toujours rendre gratuite l’élaboration de la carte nationale d’identité par exemple. Déjà que l’opération coûte plus que cinq cents francs à tout demandeur de carte nationale d’identité. Au Tchad, une société belge qui avait en charge l’opération de numérisation des cartes nationales d’identité réclamait la somme de 6 000 francs à chaque demandeur. »
OBJECTIF : 3 MILLIONS D’ELECTEURS
Un haut fonctionnaire se montrait sceptique quant au nombre de 3 millions d’électeurs que les autorités de l’Etat comptent faire inscrire dans le nouveau fichier électoral. Notre source se demande « s’il n’y aura pas des inscriptions sélectives sur le fichier électoral ». Pour elle, la panacée serait de cibler des zones favorables au pouvoir politique en place pour y diriger des commissions itinérantes et y faire inscrire le maximum d’électeurs afin de garantir un franc succès électoral.
Mais Habib Fall de rassurer qu’« il n’y aura pas d’inscriptions sélectives ». L’opération d’inscription sur les listes électorales est concomitante à celle d’établissement de la carte nationale d’identité. « Ceux qui se présenteront pour se faire établir une carte nationale d’identité pourront demander à être inscrits sur les listes électorales. » Tous les citoyens étant tenus de se faire délivrer une carte nationale d’identité, se feront le devoir de se rendre auprès des commissions mises en place à cet effet.
C’est ainsi que la Daf a prévu de délivrer pour cette opération quelque 6 millions de cartes nationales d’identité et 3 millions de cartes d’électeurs. Pourquoi seulement 3 millions de cartes d’électeurs ? Habib Fall avance des explications techniques. En 2000, il y avait quelque 2 millions 600 mille électeurs inscrits dont moins de 1 million 700 mille votants. Aujourd’hui, le nombre de citoyens majeurs pour obtenir la carte nationale d’identité est de l’ordre de 5 millions 500 mille individus. C’est dire qu’il y aura assez de cartes nationales d’identité.
Maintenant sur ce total, il faut compter environ 2 millions de personnes qui se trouvent à l’étranger. La grande majorité de ces citoyens établis à l’étranger ne participent pas au processus électoral. « En 2000 il n’y avait que 160 000 Sénégalais de l’extérieur inscrits dans le fichier électoral. Donc le nombre de 3 millions d’électeurs est tout à fait raisonnable. Ce serait bien si nous recueillions plus d’inscrits. Même au cas où nous aurions autant de cartes nationales d’identité que d’électeurs, nous ne serions pas déroutés. Cela va simplement jouer sur le coût de production des cartes d’électeurs. La logistique sera déjà en place. De toute façon le citoyen ne perdrait pas plus de temps, les deux opérations seront concomitantes. »
LE CHRONOGRAMME ELECTORAL
La mise en place de la solution informatique va démarrer à partir de janvier 2005 avec l’installation des centres d’inscription. « Nous avons six mois pour le faire et ce délai est largement suffisant », précise Habib Fall. Le recensement va commencer en avril 2005, c’est-à-dire trois mois après l’installation des premiers centres d’inscription, notamment de Dakar et des régions les plus proches comme Thiès. « Mais à partir de septembre 2005, on aura tout terminé. Nos estimations nous permettent de produire un minimum de 100 cartes par commission et par jour. Les citoyens n’auront pas à attendre plus de deux jours avant de recevoir leurs cartes. Tous les documents (Ndlr : carte nationale d’identité et carte d’électeur) seront édités en même temps. Les cartes seront sécurisées avec les données biométriques comme les empreintes digitales et le faciès conformément à ce qui se fait dans des pays comme les Etats-Unis. »
Une période de contentieux sera ouverte pour tout le mois d’octobre 2005 et les électeurs lésés seront rétablis dans leurs droits. Une période de révision exceptionnelle des listes électorales sera ouverte pour les mois de janvier et février 2006 avant le démarrage de la campagne électorale. Les délais semblent donc bien maîtrisés par les organisateurs des élections, surtout qu’Habib Fall souligne avec force : « Nous nous sommes aménagé une période de sécurité pour les mois de novembre et décembre 2005. Aussi, vous voyez bien qu’il n’y aura pas besoin cette fois-ci, de période de distribution des cartes d’électeurs. Les gens auront leurs cartes sur place deux jours après la demande. Il n’y a pas de problèmes pour les délais. Tout sera fait dans les temps », indique le patron de la Daf.
Madiambal DIAGNE
(Source : Le Quotidien, 19 novembre 2004)