Nathalie Kouassi Akon (IFC) : « Les infrastructures numériques exigent des montages financiers mutualisés et une clarté réglementaire »
lundi 1er décembre 2025
Alors que les États d’Afrique de l’Ouest et du Centre cherchent à accélérer leur transition numérique, la question du financement des infrastructures demeure centrale. Data centers régionaux, réseaux de fibre interconnectés, plateformes de services publics : les besoins se comptent désormais en milliards de dollars par an et nécessitent des montages financiers de plus en plus complexes. Nathalie Kouassi Akon, directrice régionale Golfe de Guinée de la Société financière internationale (SFI), observe pourtant un intérêt croissant du secteur privé, à condition que les projets soient suffisamment structurés et que les cadres réglementaires gagnent en cohérence. Dans un entretien accordé à Agence Ecofin lors du Sommet régional sur la transformation numérique, tenu à Cotonou les 17 et 18 novembre 2025, elle revient sur les conditions d’un investissement durable, les limites de l’écosystème numérique africain et les perspectives d’un marché régional enfin intégré.
Agence Ecofin : Les besoins en infrastructures numériques en Afrique de l’Ouest et du Centre se chiffrent en milliards de dollars chaque année. Comment la SFI évalue-t-elle aujourd’hui l’appétit des investisseurs privés pour la région ?
Nathalie Kouassi Akon : La SFI estime à environ 6 milliards de dollars par an les besoins d’investissement dans les infrastructures numériques en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Il s’agit d’une zone en forte croissance, portée par des opérateurs matures, une demande soutenue, une hausse continue du trafic Internet et des modèles économiques désormais éprouvés.
« La SFI estime à environ 6 milliards de dollars par an les besoins d’investissement dans les infrastructures numériques en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. »
L’appétit des investisseurs privés reste réel. Ils privilégient toutefois des projets bien structurés et, de plus en plus, des infrastructures mutualisées : partage d’actifs entre plusieurs acteurs, mais aussi des montages financiers qui combinent capitaux privés, fonds publics et financements internationaux. Cette logique de mutualisation réduit les risques et améliore la viabilité des projets à long terme.
Agence Ecofin : Quels sont les principaux défis rencontrés par l’IFC pour réunir bailleurs et investisseurs autour de ces projets d’infrastructures numériques ?
Nathalie Kouassi Akon : La SFI travaille prioritairement avec les investisseurs privés, et l’économie numérique reste un secteur attractif. Les volumes d’investissements en Afrique le prouvent. Mais pour mobiliser durablement le privé, plusieurs préalables sont indispensables.
Le premier est le cadre réglementaire. Les investisseurs recherchent des règles claires, stables et prévisibles. Dans la région, des efforts importants restent à mener pour permettre à des opérateurs actifs sur plusieurs marchés de fournir leurs services sans barrières inutiles. Cela comprend davantage d’harmonisation fiscale et une cohérence réglementaire entre pays.
Deuxième enjeu : la qualité et la disponibilité des infrastructures. Il ne suffit pas d’investir dans des data centers ; il faut aussi garantir la connectivité, la stabilité du réseau et l’accessibilité des services. Ces éléments conditionnent la rentabilité des investissements.
Enfin, il est essentiel de développer des infrastructures partagées, qui permettent de réduire les coûts et d’accélérer le déploiement dans une logique de co-investissement.
« Il est essentiel de développer des infrastructures partagées, qui permettent de réduire les coûts et d’accélérer le déploiement dans une logique de co-investissement. »
Agence Ecofin : Lors de ce sommet, vous avez particulièrement mis l’accent sur les data centers régionaux. Quels soutiens comptez-vous apporter à la multiplication de ce genre d’infrastructure ?
Nathalie Kouassi Akon : Les data centers régionaux, le cloud et les infrastructures numériques avancées sont au cœur de la stratégie de la SFI – et, comme on l’a entendu au sommet, au cœur de celles des gouvernements de la région.
Notre portefeuille s’est considérablement élargi, qu’il s’agisse de centres destinés aux entreprises, aux particuliers, ou d’infrastructures de grande capacité, notamment les hyperscaleurs. En 2024, nous avons ainsi investi 100 millions de dollars dans Raxio Group, un opérateur de centres de données présent en Tanzanie, Éthiopie, République démocratique du Congo, Mozambique, Angola en Côte d’Ivoire qui fait également partie de la zone ouest-africaine.
Une dimension fondamentale de ces projets, souvent sous-estimée, est l’accès à l’énergie. Sans électricité fiable, il n’y a ni connectivité ni hébergement de données. C’est pourquoi nos investissements dans les infrastructures numériques sont systématiquement associés à des projets permettant d’améliorer l’accès à l’énergie dans les mêmes régions.
Enfin, nous encourageons fortement la mutualisation : partage d’infrastructures, synergies régionales, coûts d’accès réduits. Ce modèle bénéficie aux opérateurs comme aux utilisateurs finaux et permet d’accélérer la transformation numérique du continent.
Agence Ecofin : Beaucoup d’observateurs évoquent souvent qu’il faudrait un « électrochoc » pour pousser les États à coopérer sur des infrastructures régionales, notamment les data centers. Selon vous, quel peut être cet électrochoc ?
Nathalie Kouassi Akon : Ce que j’ai observé durant ces deux jours de sommet est déjà un signal fort. Les ministres du Numérique de la sous-région ont travaillé ensemble, parfois très tard, pour parvenir à une déclaration commune. Ce ne sont certes que des intentions, mais elles représentent un point de départ structurant.
L’électrochoc vient d’abord du dialogue : le fait que les États échangent entre eux, mais aussi qu’ils dialoguent directement avec le secteur privé. Les messages exprimés ont été constants : mutualiser les infrastructures, développer des réseaux régionaux, investir ensemble. Du côté public, cette volonté existe, et elle peut être portée au niveau national pour encourager une réflexion véritablement régionale.
Il faut également rappeler que les opérateurs privés, eux, travaillent déjà dans une logique régionale et expriment une demande pressante pour des infrastructures partagées. Cette réalité du marché pousse naturellement vers l’intégration.
Agence Ecofin : L’IA et l’économie numérique ne reposent pas uniquement sur les infrastructures lourdes. Mais surtout sur tout un écosystème et ses acteurs…Qu’est-ce qui freine aujourd’hui l’investissement privé dans les start-up africaines – fintechs, deeptechs, jeunes pousses du numérique ?
Nathalie Kouassi Akon : D’abord, il faut garder un certain sens des proportions. Sur les dix dernières années, le secteur technologique est celui qui a reçu le plus de financements en capital-risque en Afrique, davantage que l’agriculture ou le commerce de détail. Le numérique attire.
Le problème, c’est la répartition géographique. L’essentiel du capital-risque se concentre en Afrique du Sud, au Kenya, au Nigeria et en Egypte. L’Afrique francophone reste sous-desservie. Les freins sont multiples.
Le premier est lié à la structuration des entreprises. Beaucoup d’entrepreneurs n’ont pas encore l’accompagnement nécessaire pour structurer leur société, présenter des comptes clairs, ou bâtir une gouvernance solide.
Le second tient à la visibilité. La barrière de la langue limite l’accès des innovateurs francophones à certains réseaux, événements ou plateformes internationales où se trouve le capital-risque mondial.
Troisième frein : le cadre réglementaire. Peu de pays disposent de lois adaptées aux start-up, ou de régimes fiscaux incitatifs. Et lorsqu’un entrepreneur veut croître, il doit souvent dépasser son marché national, trop petit pour atteindre l’échelle nécessaire. L’absence d’harmonisation fiscale et réglementaire entre pays complique ce passage à l’échelle.
« Lorsqu’un entrepreneur veut croître, il doit souvent dépasser son marché national, trop petit pour atteindre l’échelle nécessaire. L’absence d’harmonisation fiscale et réglementaire entre pays complique ce passage à l’échelle. »
Ces obstacles ne sont d’ailleurs pas spécifiques au numérique : ils touchent l’ensemble des jeunes entreprises africaines.
Agence Ecofin : Comment la SFI accompagne-t-elle ces entrepreneurs et les investisseurs qui pourraient soutenir leurs innovations ?
Nathalie Kouassi Akon : Nous avons créé des instruments dédiés pour soutenir l’innovation numérique. Parmi eux, le fonds Startup Catalyst, qui appuie les acteurs du capital-risque investissant dans les jeunes entreprises technologiques. Nous avons, ces dernières années, investi de manière substantielle dans le numérique en Afrique subsaharienne.
Un point d’attention important concerne les femmes entrepreneures. À l’échelle mondiale, elles ne reçoivent qu’environ 4 % des financements en venture capital. En tant qu’institution de développement, nous avons la responsabilité d’améliorer cet accès, en veillant à ce que les femmes innovatrices puissent bénéficier des mêmes opportunités de financement.
Agence Ecofin : La création d’un marché numérique unique nécessite une harmonisation réglementaire. Vous y croyez réellement ? Et comment la SFI contribue-t-elle à ce chantier ?
Nathalie Kouassi Akon : Ce ne sera pas simple. Mais notre rôle sera déterminant et c’est précisément là que l’appartenance au groupe de la Banque mondiale prend tout son sens. Le groupe agit à deux niveaux : le secteur privé, avec la SFI, et le secteur public, avec nos collègues qui travaillent directement avec les gouvernements.
En concertation permanente avec eux, nous faisons remonter la voix du secteur privé sur des sujets comme la protection des données, l’interopérabilité des paiements, la régulation des fintechs, la concurrence dans les télécoms, ou la gestion des infrastructures partagées. Et nous encourageons systématiquement une approche régionale, car s’il existe un domaine où les frontières n’ont plus de sens, c’est bien le numérique.
Agence Ecofin : La formation des talents est un enjeu majeur. Et le secteur de la formation reste très souvent le parent pauvre des financements publics. L’IFC peut-elle financer des centres de compétences ou des académies numériques alors que l’éducation reste peu financée ? La déclaration de Cotonou évoque la création de centres d’excellence IA notamment…
Nathalie Kouassi Akon : La particularité du numérique est qu’il offre une quasi-garantie d’emploi aux jeunes bien formés. Nous travaillons donc étroitement avec l’industrie pour développer des programmes d’apprentissage intégrés, permettant aux jeunes d’acquérir des compétences tout en étant directement connectés au marché du travail.
« La particularité du numérique est qu’il offre une quasi-garantie d’emploi aux jeunes bien formés. »
La SFI finance également des initiatives EdTech, c’est-à-dire des plateformes d’apprentissage numérique. Un exemple emblématique est Andela, que nous avons soutenue, ainsi que plusieurs bootcamps de coding qui forment des développeurs capables ensuite de proposer leurs services, y compris à l’international.
L’enjeu est d’aller vite : le secteur évolue très rapidement. Si l’Afrique prend du retard dans la formation aux compétences numériques et à l’IA, nous risquons de creuser des fractures d’exclusion encore plus profondes, en particulier pour les jeunes femmes.
Agence Ecofin : Quels mécanismes de garanties, d’instruments financiers ou de partage des risques l’IFC met-elle aujourd’hui à disposition pour encourager les investissements privés dans le numérique ?
Nathalie Kouassi Akon : Nous intervenons à plusieurs niveaux pour réduire les risques perçus par les investisseurs et faciliter leur engagement sur les marchés africains.
Le premier levier est celui des garanties, grâce à notre collaboration avec MIGA [Agence multilatérale de garantie des investissements, NDLR], une autre institution du Groupe de la Banque mondiale. MIGA permet de désensibiliser les investisseurs internationaux face aux risques politiques ou réglementaires présents dans certains pays africains. C’est souvent la première barrière à lever.
Deuxième niveau : la SFI propose également des garanties ou des fonds de soutien directement intégrés dans la structuration de transactions pour des investisseurs africains. Certains projets, notamment dans le numérique, peuvent être perçus comme trop risqués. Nos instruments visent précisément à rendre ces investissements possibles.
Troisième niveau : nous organisons des syndications, mobilisant plusieurs institutions financières autour d’un même projet. En mutualisant les ressources et les risques, nous augmentons la capacité de financement et réduisons l’exposition de chaque partie prenante. C’est un mécanisme essentiel pour les investissements lourds dans l’infrastructure numérique.
Agence Ecofin : Pouvez-vous citer des exemples concrets d’investissements soutenus par l’IFC dans le numérique ?
Nathalie Kouassi Akon : Un exemple emblématique est Wave, qui fait partie de notre portefeuille. Nous avons également soutenu des acteurs majeurs comme Sonatel, Airtel, Maroc Telecom ou encore des opérateurs régionaux dans la connectivité et les infrastructures.
Notre portefeuille dans le numérique couvre un spectre très large, depuis les opérateurs télécoms jusqu’aux plateformes fintech, en passant par les infrastructures de data centers et les solutions numériques innovantes. À chaque étape de la chaîne de valeur, nous pouvons mobiliser les garanties, financements directs ou instruments de marché adaptés.
Interview réalisée par Fiacre E. Kakpo
(Source : Agence Ecofin, 1er décembre 2025)
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