Ces derniers mois, sur les réseaux sociaux, la contestation a fleuri dans plusieurs pays d’Afrique centrale et de l’Ouest, contre l’instauration par les gouvernements de taxes sur le Mobile Money. C’est un signe parmi tant d’autres de la place qu’occupent aujourd’hui les transferts d’argent et paiement mobiles dans la vie de centaines de millions d’Africains qui l’utilisent au quotidien. Alors que le segment couve encore un grand potentiel, We Are Tech vous propose un tour d’horizon de son impact sur le développement en Afrique.
Le Mobile Money est l’une des plus grandes success-stories technologiques africaines. Lancé au Kenya en 2007 avec la solution M-PESA du géant britannique Vodafone (à travers sa filiale locale Safaricom), ce service initialement dédié au transfert d’argent entre abonnés d’un même réseau de téléphonie mobile a tôt fait de se diversifier et de gagner tout le continent. 15 ans après, l’Afrique est ainsi devenue le leader du Mobile Money dans le monde avec des chiffres en progression constante, d’une année à l’autre, et des opérateurs toujours plus nombreux. Selon le rapport « State of the Industry Report on Mobile Money 2022 » de l’Association mondiale des opérateurs de téléphonie (GSMA), le continent hébergeait en 2021 plus de la moitié des comptes Mobile Money actifs dans le monde. 184 millions d’abonnés contre 161 millions l’année précédente. Cela entraîne un volume de transactions assez élevé, estimé à 36,7 milliards pour une valeur de 701,4 milliards $, en hausse de 39 % en glissement annuel. Cela représente plus des deux tiers du montant financier total qui a transité par tous les comptes Mobile Money la même année (1 000 milliards $).
Plusieurs raisons expliquent ce succès en Afrique, mais l’un des plus importants reste le faible accès des populations aux services bancaires traditionnels, particulièrement dans la région subsaharienne qui représente 97 % des 621 millions de comptes enregistrés l’année dernière sur le continent. Dans la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEMAC) et dans l’Union économique et monétaire ouest-africain (UEMOA) par exemple, le taux de bancarisation reste inférieur à 20 %, selon des sources concordantes. Alors que la création d’un compte bancaire nécessite souvent la constitution d’un dossier, il suffit d’une simple pièce d’identité pour obtenir un compte Mobile Money. L’utilisation de ce service représente même un point d’entrée dans l’univers bancaire puisque les opérateurs proposent de plus en plus l’interopérabilité avec les institutions financières traditionnelles. Les acteurs du Mobile Money prennent même d’assaut les activités historiques des institutions financières avec des services d’épargne et de crédit.
Au Rwanda et au Kenya, deux places fortes du Mobile Money en Afrique, le crédit est l’un des services les plus utilisés par les consommateurs. Notamment au Kenya, 36 % des personnes interrogées dans le cadre d’une enquête de la GSMA affirment utiliser le Mobile Money pour accéder au crédit. Au Sénégal par exemple, Orange s’est associé à Baobab, un groupe de finance digitale, en mars 2022 pour proposer de l’épargne rémunérée à 6 % et du crédit par mobile aux consommateurs. Au Rwanda, MTN s’appuie déjà sur le Mobile Money, en collaboration avec la banque NCBA, pour proposer un service « tout en un » comprenant l’épargne, les prêts à court terme et l’assurance, au profit des agriculteurs.
Toujours plus d’impact
Réservé uniquement aux envois et retraits de fonds à ses débuts, le Mobile Money a accéléré sa diversification ces dernières années pour embarquer toujours plus de nouveaux services dans divers secteurs économiques. Au cours des deux dernières années, les paiements mobiles se sont par exemple davantage développés, dans un contexte de réduction des interactions sociales et d’incitations des gouvernements à y recourir pour limiter la propagation du coronavirus.
« Après une année déjà exceptionnelle en 2020, les paiements marchands ont presque doublé en 2021, atteignant près de 5,5 milliards de dollars par mois en moyenne et représentant 21 % des montants en circulation dans le système du mobile money », indique le rapport de la GSMA.
Il faut noter que ces paiements concernent aussi bien le secteur public que les acteurs privés. Dans le processus de dématérialisation des services publics que mènent plusieurs États africains, le Mobile Money permet en effet aux populations de payer des factures d’eau et d’électricité par exemple, ou de s’acquitter des impôts et des taxes. Cela réduit les contacts entre administrés et agents de l’État, limitant notamment les risques de corruption. L’État utilise aussi le Mobile Money pour voler au secours des populations, comme a pu le démontrer le Togo avec deux programmes phares.
Le premier, AgriPME, a « révolutionné la distribution des subventions des engrais agricoles en faisant du téléphone mobile des agriculteurs un véritable porte-monnaie électronique », selon le gouvernement. En fournissant leurs numéros de téléphone, quelque 250 000 agriculteurs en difficulté ont obtenu la création d’un porte-monnaie électronique auprès des distributeurs agréés d’engrais. La subvention a été versée sur ce compte et il leur a fallu effectuer ensuite le complément, soit de façon numérique, soit en espèces, pour obtenir la quantité d’engrais nécessaire à leurs besoins. Non seulement ce dispositif a sans doute permis d’améliorer le rendement agricole, mais la méthode choisie a évité aussi le détournement des fonds à d’autres fins par les bénéficiaires.
« Le projet est une réussite que le gouvernement entend étendre au secteur de l’énergie, en vue de fournir des kits d’électricité solaire à la population rurale. Les Togolais sont si fiers du succès du porte-monnaie électronique », assure à ce propos Serge N’Guessan, représentant-résident de la Banque africaine de développement (BAD), dont l’institution a soutenu l’initiative.
Lancé en pleine pandémie de Covid-19 pour soutenir les populations les plus vulnérables à la crise, le programme togolais Novissi s’est aussi appuyé sur le Mobile Money. Deux fois par mois, ces derniers ont en effet pu bénéficier d’un virement de l’État togolais sur leurs comptes détenus auprès des opérateurs télécoms. La première phase, mise en œuvre entre avril et juin 2020, a permis de distribuer 11,3 milliards FCFA (18,5 millions $) à quelques 567 002 Togolais. Au Bénin, c’est plutôt une initiative de micro-crédit, le programme Alafia, qui s’est appuyé sur le Mobile Money. Le gouvernement a mis à disposition tous les systèmes financiers décentralisés présents sur le territoire national au profit de l’autonomisation des femmes. Pour y avoir accès, ces dernières doivent s’enregistrer avec un numéro de téléphone affilié à l’un des deux opérateurs de téléphonie du pays. Elles reçoivent ensuite le montant prévu sur les comptes Mobile Money et le remboursent de la même manière.
Enfin, le paiement mobile est également intéressant à plusieurs égards chez les commerçants, car il représente une alternative moins difficile à implémenter que le paiement par carte bancaire tout en apportant certains de ses avantages comme la possibilité de ne pas garder sur soi des sommes trop importantes. De plus, l’interopérabilité avec les banques assure ensuite le transfert des fonds. Le potentiel de croissance du marché du Mobile Money est encore grand en Afrique où plusieurs millions de personnes ne sont toujours pas couvertes par un réseau mobile, particulièrement dans les zones rurales.
Les défis
Malgré une adoption unique dans le monde et des chiffres qui augmentent chaque année, les services de Mobile Money en Afrique peuvent encore s’améliorer sur plusieurs plans. Si le coût des transactions a longtemps été l’un des principaux griefs des populations contre les opérateurs, l’arrivée des fintech dans le secteur a désormais instauré une concurrence qui profite aux consommateurs avec une diminution drastique des frais de transfert ou de retrait d’argent. L’exemple de la fintech Wave au Sénégal, dont l’arrivée a obligé Orange Money à baisser de 80 % ses prix en juin 2021, illustre assez bien cette situation, même si elle s’accompagne malheureusement d’une réduction des commissions des agents. Bis repetita en Côte d’Ivoire, où MTN a dû s’aligner sur les tarifs pratiqués par ce nouveau concurrent pour ne perdre des clients.
Mais la principale menace pour les opérateurs pourrait bien provenir des États qui veulent profiter aussi de la manne financière générée par ce secteur pour accroître les recettes fiscales. Suivant l’Ouganda et la Tanzanie, des pays comme le Ghana, le Cameroun ou encore le Kenya envisagent ou mettent déjà en place des taxes sur les retraits et les transferts d’argent via le Mobile Money. Une erreur selon Rebecca Enonchong, une entrepreneuse tech camerounaise, pour qui la taxe « frappera particulièrement les segments les plus pauvres et non bancarisés de la société », pour qui le Mobile Money est déjà le principal, sinon le seul moyen d’avoir accès aux services financiers.
Emiliano Tossou
(Source : WeAreTecAfrica, 29 avril 2022)