L’essor des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) n’a pas épargné le champ politique sénégalais. En effet, au cours d’une récente séance plénière de l’Assemblée Nationale, le ministre sénégalais de l’Intérieur, Cheikh Sadibou Fall, annonçait l’option du gouvernement d’étudier la possibilité d’adopter le vote électronique lors des prochains scrutins.
En effet, après avoir engendré de profondes mutations au niveau des secteurs économique, culturel et social, les TIC, déjà sollicitées par les partis à travers leurs sites de propagande, risquent sans nul doute d’apporter une nouvelle donne aux dimensions multiples dans la vie des acteurs politiques, des citoyens et du monde en général.
Phénomène nouveau, même dans la plupart des pays occidentaux, le système du vote électronique qui permet d’exprimer son suffrage via une carte magnétique, un ordinateur et un crayon optique, assure d’une manière rapide et fiable le décompte des bulletins ainsi que l’annonce des résultats.
L’urne électronique, pour sa part, est généralement constituée par un ordinateur comprenant deux lecteurs de cartes dont l’un est destiné à la validation de la carte magnétique et l’autre à l’enregistrement des votes.
Dans certains pays occidentaux comme la Belgique ou encore la France, le vote électronique a déjà été adopté comme lors des dernières consultations pour l’élection du nouveau parlement européen permettant du coup d’avoir un dépouillement instantané, d’économiser massivement en personnel et d’abandonner un instant le traditionnel papier.
Toutefois, un investissement énorme a été consenti pour ces phases pionnières à l’image de la commune de Vandoeuvre-lès-Nancy (France) où pour 16.000 électeurs, les machines à voter ont coûté près de 65.000 dollars soit plus de 35 millions de francs CFA.
Le succès de ces ‘’e-vote’’ pousse d’ailleurs les plus optimistes comme le député de l’Alliance des forces du progrès, Me Abdoulaye Babou à envisager l’option du vote par l’Internet surtout pour les Sénégalais de la diaspora. Une option encore timidement envisagée dans la plupart des démocraties occidentales où de nombreuses questions liées à la sécurisation du vote restent encore en suspens.
En effet, aux USA même si le premier vote par l’Internet y a été organisé en 2000 lors des primaires des démocrates avec plus de 40.000 suffrages électroniques, il faut noter que le scrutin en ligne n’a pas connu le même succès lors de la présidentielle organisée la même année et n’aura consacré que 84 suffrages avec un coût hors de portée des pays en développement. Le bulletin de vote en ligne est revenu à 74.000 dollars l’unité, soit plus de 40 millions de francs CFA.
Coordonnateur de la diaspora dans le processus du Sommet mondial sur la société de l’information dont la seconde phase se tiendra à Tunis en Novembre 2005, l’universitaire Pape Ndiaye Diouf estime que ‘’la situation actuelle ne permet pas l’avènement d’une telle pratique surtout dans les pays du Sud car étant une nouvelle forme d’expression qui ne doit pas obéir à une logique du mimétisme, mais qui devra se faire selon nos propres visions’’.
‘’Il faut surtout des stratégies adaptées à nos réalités socioculturelles et les populations doivent se l’approprier pour une réussite totale du projet’’, selon l’auteur de ‘’Enjeux des technologies de la communication en Afrique, du téléphone à Internet’’, sous la coordination de Annie Chéneau-Loquay.
En effet, outre les problèmes liés à la sécurisation du vote, se pose également le risque de voir les citoyens dépossédés de leurs prérogatives sur l’ensemble du processus du ‘’e-vote’’ qui sera totalement sous le contrôle des firmes ayant mis en place le système.
‘’Il y a une dimension psycho-affective entre la base et des élites qu’il ne faudra jamais rompre et que le système de vote actuel consacre, car les élections ne se réduisent pas seulement dans nos pays au simple fait d’introduire une carte dans l’urne’’, avertit M. Diouf selon qui toutefois, ‘’le vote électronique et par Internet devrait à coup sûr garantir une plus grande transparence’’.
Le vote par Internet risque ainsi de déposséder les Etats de l’une de leurs prérogatives essentielles à savoir le contrôle et l’organisation du scrutin qui à coup sûr vont être délégués dans pareilles circonstances à des firmes ou sociétés informatiques, remettant du coup en cause le fondement même de la démocratie ainsi que le secret du vote.
Professeur de Philosophie à l’Université Paris IV-Sorbonne, Jean-Michel Besnier n’est pas tellement optimiste et se demande si ‘’la démocratie électronique permettra-t-elle au citoyen d’afficher une identité qui en fasse un interlocuteur pour l’autre avec lequel il communiquera ? Sans un environnement singulier, sans une histoire nationale, le citoyen aura-t-il les repères qui autorisent à dire +je+ ou +nous+ et à s’éprouver en conséquence comme auteur de la loi régissant les interrelations universelles ? Il est à craindre que non’’.
‘’A sa manière, la démocratie électronique ne peut s’accommoder que d’un citoyen désubstantialisé. Quelle liberté ferait donc régner cette démocratie ?
Le sujet ne serait-il pas, pour elle, l’assujetti et non pas l’auteur-décideur, fragment de la volonté générale ? Serait-il davantage que l’équivalent d’un neurone qui est ou n’est pas +commuté+ avec tous les neurones de la planète ? Un neurone peut disparaître, il sera remplacé et l’économie du tout sera préservée’’, prévient le Professeur Besnier.
Relevant que ‘’la démocratie électronique n’aurait plus de démocratique que le nom qu’elle se donne, du fait même que l’individu s’y trouverait dépouillé de cette intériorité qui le constitue en être irremplaçable et en entité délibérative’’, le philosophe assure que cette démocratie électronique ‘’ne procéderait plus de la volonté de +faire-société+ mais exprimerait l’équilibre réalisé par un pur mécanisme homéostatique.’’
Aussi, relativise le coordonnateur de la diaspora dans le processus du SMSI, ‘’les TIC peuvent aussi être pour les jeunes qui s’étaient érigés en véritable sentinelle de la démocratie lors de la dernière présidentielle de 2000, un excellent moyen de dénonciation du pouvoir en place au cas où des abus seraient constatés comme avec la formidable appropriation par les mouvements sociaux de cet outil qu’est le net et qui dans sa version originelle était censé servir les milieux industriels et militaires’’.
Outre cette dimension existentielle, se pose aussi le problème, non pas pour la diaspora, de l’accès aux TIC pour une grande partie de la population dans la mesure où un vaste désert cybernétique les sépare de la toile si l’on sait que 20% de la population mondiale détiennent 93% d’accès à l’Internet et que 20% des plus pauvres qui se recrutent essentiellement en Afrique subsaharienne ne détiennent à peine que 0,2% d’accès à l’Internet.
Les enjeux de cette nouvelle option restent également financières et devraient surtout profiter l’industrie de l’informatique pour un marché qui se compte à coup de centaines de millions de dollars.
Pour exemple, l’Etat du Maryland (USA) a du débourser pour des élections quelque 55,6 millions de dollars soit plus de 30 milliards 580 millions de francs CFA pour s’équiper auprès de la société Diebold Election Systems.
Ainsi, après l’économie, la culture et même le sport, le champ politique risque sous peu d’être sous la tutelle des firmes industrielles et financières limitant encore davantage la liberté du citoyen ainsi que ses marges de manœuvre au profit d’une société de plus en plus placée sous surveillance et sous une diffuse logique marchande.
APS
(Source : Sud Quotidien 2 juillet 2004)