Les itinéraires du succès et les figures de la réussite à l’ère de l’hypermodernité
jeudi 25 janvier 2024
De nos jours, les jeunes figurent parmi les catégories les plus atteintes par la tempête de l’hypermodernité. Pris entre l’influence de cette dernière et de la mondialisation, la déficience des politiques d’emploi de l’Etat et la pression sociale poussée, les jeunes semblent partir de tout bord pour arriver à la réussite et à la réalisation de soi. Si l’Atlantique et le Sahara constituent pour ceux-ci des itinéraires vers un lendemain meilleur, l’internet, par le biais des smartphones, des réseaux sociaux numériques et des groupes qui y interagissent, apparaît aussi comme une usine de fabrication de figures iconoclastes de la réussite et d’itinéraires du succès, jusque-là peu ou pas connus dans nos sociétés. Qu’est-ce qui est à l’origine de ces changements ? Qu’en était-il avant dans la même société ?
Ce texte se veut une réflexion sur le rapport qu’entretiennent les jeunes d’aujourd’hui avec le succès et/ou à la réussite. Loin d’être une analyse exhaustive, il constitue un regard analytique porté sur ce qu’il convient d’appeler les nouvelles figures de la réussite et les nouveaux itinéraires du succès chez les jeunes à l’ère de l’hypermo-dernité et de la mondialisation. Cette réflexion nous semble importante dans la mesure où différentes figures de la réussite ont toujours marqué la vie au Sénégal, allant de l’« évolué » avant et après les indépen-dances, au wolofone ou móodu-móodu et baol-baol des années post-ajustement, pour n’en citer que ceux-ci. L’intérêt de porter ce regard analytique sur la génération 2.0 ou les « natifs du numérique », s’explique par le fait que leur période coïncide avec une forte pénétration d’internet et des réseaux sociaux numériques, un accès facile et non contrôlé aux smartphones, la crise des institutions telles que l’école avec les perturbations qui la secouent, et la famille avec l’influence médiatique et l’effritement des liens sociaux. Toutefois, nous sommes conscients de l’impossibilité de cerner tous les itinéraires du succès, d’identifier toutes les figures de la réussite pour ces jeunes et de les généraliser à toute la génération 2.0 en ce sens qu’il y a une exception à toute règle.
Retour sur les premières figures de la réussite au Sénégal
Pour rappel, au début des indépendances et bien avant, la réussite dans la société sénégalaise était incarnée par des figures qu’on appelait les « évolués » ou, pour emprunter l’expression de Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier (2001), les ku jàang ekool, même s’il y en avait d’autres. En raison de leur parcours dans l’école française à l’époque, ils étaient détenteurs d’un capital culturel qui se traduisait par un statut envié de fonksineer (fonction-naire) et une vie professionnelle dans le Bilding, temple symbolique du pouvoir politique et administratif (Coulon, 2000). Les cas de Lamine Guèeye, Léopold S. Senghor, Valdiodio Ndiaye, Galandou Diouf et d’autres intellectuels du Sénégal post-indépendant sont large-ment illustratifs. La réussite par l’école était alors un des meilleurs moyens « d’étendre sa surface sociale », mais aussi « d’accroître son pouvoir et son prestige » (Banégas et Warnier, 2001 : 6). Au même moment, on pouvait observer le même scénario dans d’autres pays d’Afrique comme le Bénin où l’akowé, synonyme de l’« évo-lué », s’était substitué à l’agouda [1] dans la hiérarchie sociale du pays et devenait la principale figure de la réussite dans les premières décennies postindépendance.
Cependant, en raison des crises qu’ont connues la société et l’Etat sénégalais à la fin des années 1960, de nouvelles pistes menant à la réussite et à l’ascension sociale (même si elles ont existé parallèlement avec les premières) se sont progressivement multipliées, concurrençant fortement celles des « évolués », des produits de l’école française. On assiste alors à l’ère d’une autre catégorie, les móodu-móodu, les baol-baol et les acteurs du secteur informel sur le panthéon des figures de la réussite. C’est l’exemple des héros de la débrouillardise comme Bocar Samba Dièye, Djily Mbaye, Ndiaga Ndiaye, Ndiougua Kébé et tant d’autres. Cette catégorie qui s’est construite dans la débrouillar-dise, en mobilisant leur énergie et leur volonté, « met notamment en évidence de nouveaux principes d’affirma-tion de soi, basés sur le savoir pratique, l’habileté et l’aventure (qui se manifestent notamment par leur aisance à se mouvoir dans les flux commerciaux et financiers de la globalisation) » (Banégas et Warnier, Loc. Cit., p. 8). C’est cette transformation des itinéraires du succès que certains auteurs comme Donal Cruise O’Brien (1998) et Malick Ndiaye (1998) appellent la wolofisation de la société sénégalaise, dans la mesure où l’« évolué » ou le kou jàang ekool n’occupait plus le sommet de la hiérarchie des figures de la réussite.
On peut donc voir que l’école, le commerce informel et la débrouillardise ont longtemps constitué dans la vie sociale, politique et économique sénégalaise, les voies les plus usitées pour accéder à une ascension sociale légitime et être érigé en modèle de réussite. Cependant, d’autres facteurs à la fois internes et externes ont de nos jours favorisé l’émergence d’autres itinéraires du succès et d’une nouvelle catégorie de figures de la réussite incarnée cette fois-ci par les artistes, les actrices et acteurs de séries télévisées, les influenceurs, les spécialistes des jeux d’argent et de hasard, etc.
Changements globaux et nouveau rapport au succès et à la réussite
Aujourd’hui, les itinéraires du succès longtemps empruntés dans la quête de la réussite semblent être délaissés, minimi-sés, voire même ignorés par la génération 2.0 au profit des « short cut » ou raccourcis. Ces changements se matériali-sent à la fois dans les discours (chance mo guëne licence, xaliss douniouko liguey danioukoy lidieunti) et dans les comporte-ments (engouement vers les jeux d’argent et de hasard, adhésion à des entreprises de « fabrication de richards » comme Petronpay, Qnet, Tesco boutique, etc.). D’où l’importance de s’interroger sur les valeurs et les qualités toujours attendues de l’individu sénégalais, en particulier celui qui s’engage dans la recherche d’un avenir meilleur. En ce sens, le professeur Boubacar Ly parlait de la morale de l’honneur, Senghor incitait à l’enracine-ment avant l’ouverture et Cheikh Anta Diop recommandait la science comme arme. Et que dire aussi des orientations de Kocc Barma [2]à son fils qui partait en voyage, de l’appel de Amadou Hampaté Ba nous demandant de nous inscrire à l’école du caméléon ou encore de la fameuse leçon d’éthique du juge Kéba Mbaye et de tant d’autres érudits scientifiques et religieux que nous ne saurions citer ici ?
En dépit de toutes ces recommandations et principes, il y a lieu de noter qu’aujour-d’hui, de nouvelles figures de la réussite et de nouveaux itinéraires du succès et de l’ascension sociale apparaissent et participent à « l’éclatement de toutes les limites ayant jusque-là structuré la construction des identités individuelles » (Aubert, 2006). Ce qui constitue, en quelque sorte, le corolaire de la dictature de l’immédiateté et du paraître, couplée à la forte pénétration d’internet, à l’accès et l’usage non contrôlés des smartphones, à la forte connectivité ou à l’hyper-présence sur les réseaux sociaux numériques, au développement de la production cinématographique et audiovisuelle. Mais dans une certaine mesure, ceci n’est pas étonnant, car si au lieu de faire la promotion de porteurs de projets d’innovations, ce sont les influenceurs qui sont félicités et reçus par le président de la République pour leur célébrité sur les réseaux sociaux (Khaby Lam) et leur indécence verbale (Kalifone), c’est parce que la société, par le biais de ses institutions, est en train de fabriquer et de légitimer de nouveaux itinéraires du succès et de nouvelles figures de la réussite. De même, l’attention accordée par la jeunesse 2.0 aux influenceurs, artistes et acteurs de séries télévisées, témoigne de l’influence qu’exercent ces catégories au sein de la société sénégalaise. L’exemple de leur venue dans les universités sénégalaises, temples du savoir, est largement illustratif. Que ce soit à l’Ugb, à l’Ucad ou à l’Uadb, les concerts d’artistes mobilisent davantage de jeunes (étudiants et autres profils) qu’une conférence du Pr Mary Teuw Niane, de Souleymane Bachir Diagne, de Massamba Guèye et tant d’autres sommités de la science au Sénégal. Mieux, aujourd’hui, le manque de repère de la jeunesse fait que des influenceurs et insulteurs comme Adamo, Mollah Morgan, Kalifone, etc., bénéficient, auprès de cette jeunesse, d’une célébrité qui dépasse celle des professeurs Daouda Ndiaye et Moussa Seydi, érudits scientifiques de la médecine et héros de la lutte contre le Covid-19 au Sénégal. Aujourd’hui, cette réalité reflète un paradoxe dans un pays qui aspire à l’émergence en misant sur le potentiel que constitue sa jeunesse, malheureusement larguée et détournée par des influenceurs qui, par l’abus de la parole donnée par l’internet, ont pris en otage le pays.
A la différence d’un aboutissement d’un parcours académique et professionnel solide ou d’un investissement dans le secteur informel, on assiste avec la génération 2.0, à la recherche du succès par le paraître, encouragée par le matraquage d’actrices et d’acteurs de séries et d’influenceurs sur les médias. Cette forte recherche du succès par l’imitation du contenu de ces médias et plateformes, entraîne « une exposition à outrance du privé en public » (Diouf, 2022), une exposition de l’intériorité, sans prise en compte de l’intimité, du secret, de la liberté et du contrôle de sa vie actuelle et future. En d’autres termes, ces nouveaux itinéraires du succès ou de l’ascension sociale impliquent ce que Jean-François Bayart appelle l’appropriation des ressources de l’extraversion. Aujourd’hui, l’hypermodernité et la mondialisation ont écrasé toutes limites ou bornes fixées par la société dans la recherche du succès. L’essentiel aujourd’hui, c’est vivre le luxe, être célèbre, peu importe la manière et les risques. C’est le cas de la promotion des Lgbt faite par des artistes et acteurs de séries télévisées, et de rôles et d’actes obscènes joués et diffusés sans prise en compte des valeurs et principes qui régissent notre société depuis des millénaires. Certains parlent même d’hypersexualité dans ces séries qui se matérialise par une désacralisation de l’autorité parentale, la banalisation de l’intimité, la perte des valeurs et identités religieuses, pour ne citer que ces conséquences.
Avec la génération 2.0, le paraître, que ce soit sur les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux numériques, reste une ressource foncièrement mobilisée par les jeunes dans la course vers le succès. Mais ce n’est pas étonnant si l’on comprend que face aux difficultés de la vie et le besoin d’existence qui les habite, ces jeunes sont laissés à eux-mêmes en ce sens que même s’il existe des politiques d’emploi qui leur sont destinées, celles-ci sont de plus en plus entachées de clientélisme politique, un phénomène qui a toujours existé au Sénégal. C’est cette difficulté d’exister qui fait dire à Rose Mama Diouf (2022) que « si, au lieu de regarder, d’écouter, de toucher le monde, les natifs du numérique passent beaucoup de temps sur les Rsn, c’est parce qu’ils sont parfois dans l’incapacité ou la difficulté de vivre, c’est-à-dire d’assumer leur réalité et qu’ils cherchent à fuir dans un nouvel arrière-monde, qu’ils aspirent à « enrichir » ». Par ailleurs, à côté du besoin accru de paraître pour exister chez les uns, il y a, chez les autres, cette recherche effrénée de l’argent facile à travers les jeux d’argent et de hasard, et l’adhésion à de nouvelles sociétés virtuelles telles que Petron-pay, Qnet, Tesco boutique, etc. Aujourd’hui, Pari foot ou Xbet reste un secteur d’investissement très envahi par la jeunesse. Même si ces jeux d’argent ont existé au Sénégal depuis 1987 avec notamment le Pari mutuel urbain (Pmu), la ruée des jeunes d’aujourd’hui vers ce marché est plus que jamais inquiétante et pose la question de leur rapport à l’argent et à la réussite. Avec la pression sociale qu’ils subissent et la disponibilité d’internet et des smartphones, les natifs de la génération 2.0 rêvent de se réaliser rien que par la magie du clic. C’est pourquoi Ababacar Fall et al. (2019) considèrent les Tic comme de véritables vecteurs de leur diffusion en affirmant que « le boom actuel des jeux d’argent est clairement lié au développement de la digitalisation des jeux et à la démocratisation des outils qui permettent d’y accéder (smartphones, Pc ou tablettes) ». Un « véritable opium » pour la jeunesse qui ne cesse de se détourner du travail et des études.
Nouveau rapport à la réussite et implications sur les jeunes et sur la société
Qu’elles soient directes ou indirectes, immédiates ou à long terme, les conséquences de ces nouvelles voies empruntées par la jeunesse d’aujourd’hui ne souffrent d’aucun doute. Le besoin de vivre le luxe et de jouir d’une notoriété illico presto entraine un ensevelissement des valeurs considérées comme garde-fous contre la déviance. Ainsi, la pudeur, la discrétion, l’éthique, l’honneur, le travail, etc., sont actuellement foulées aux pieds et sont presque en voie d’extinction. Par conséquent, on assiste à l’instabilité des couples et à la récurrence des divorces en raison de l’écart entre la vie virtuelle rêvée et la vraie vie. L’école est aussi de plus en plus discréditée, l’autorité parentale défiée, la perte des valeurs va crescendo et l’aliénation culturelle dont parlait Cheikh Anta Diop continue de gagner du terrain. Bref, une jeunesse aux corps attirants et aux têtes vides, une jeunesse complexée et aux comportements et langages indécents. Ce basculement de la société risque de donner raison au juge Kéba Mbaye qui disait que si les comportements non éthiques ne changent pas, notre société est sans doute vouée à l’échec, et peut-être à la déchéance et à la misère matérielle et intellectuelle.
A force de vouloir exister par la magie du clic et la recherche du fric, les jeunes s’exposent à une kyrielle de risques allant de la peur de rater une information (fear of missing out/Fomo) jusqu’à l’addiction, en passant par l’infobésité, la baisse de l’attention, de la concentration et de l’efficacité, la superficialité de la réflexion, le trouble du sommeil et de l’équilibre, la dépression, l’anxiété, etc. Chez les étudiants, les dangers des réseaux sociaux sont énormes. Beaucoup d’entre eux sont devenus des « toxicomanes numériques » pour parler comme Benoît Tine. La cyberintimidation influence négativement sur leur santé mentale. L’usage abusif des Tic déprime, chez la plupart, le temps de lecture et d’acquisition de connaissances générales. En lieu et place des échanges d’idées, de ressources et d’informations complémentaires aux manuels et cours en classe, les Tic sont devenues des espaces de flow et de paraôtre. Par manque de culture numérique, la gamme d’informations sur le net dévie les étudiants à aborder des thématiques ne les concernant pas. Ce sont aussi des lieux de rencontre avec les acteurs du nouvel ordre mondial (franc-maçonnerie, lesbianisme, prostitution, etc.). Envahis par la misère de l’université, loin des parents, en toute intimité pour un moment, ils empruntent ainsi les mauvais itinéraires du succès et suivent des figures iconoclastes de la réussite.
En somme, tout le monde est hanté par le rêve de réussir. Mais, même s’il existe encore des jeunes qui explorent les itinéraires classiques ou ceux légitimes au regard de nos réalités, force est de s’étonner devant l’émergence massive de catégories piétinant sans retenue les limites du permis. De nos jours, le désengagement des parents, la prolifération d’internet, des réseaux sociaux, des jeux d’argent, l’accès facile aux smartphones, l’hyperproduction des séries télévisées et l’inefficacité des politiques d’emploi constituent autant de facteurs qui participent à façonner de nouveaux itinéraires du succès et de nouvelles figures de la réussite. Celles-ci remettent ainsi en cause les rôles joués par l’école et la famille dans l’éducation et la formation des jeunes, et suscitent un nécessaire pansement des modes de gouvernance promus par nos hommes politiques. Autrement dit, si le désir de réussir aboutit d’une part à la disparition tragique des jeunes dans l’océan, il participe d’autre part à l’agression et à la disparition des valeurs et principes tels que l’honneur, la pudeur, l’éthique, etc. Ce qui implique pour l’Etat, l’urgence de revoir la définition et la mise en œuvre des politiques d’emploi pour pallier la migration clandestine, mais aussi celle d’encadrer avec courage l’utilisation des réseaux sociaux numériques, tant du point de vue du contenu que de la durée, afin de préserver notre patrimoine culturel et protéger les jeunes des conséquences physiques et mentales qui peuvent en découler.
Khalifa MBOW [3]et Coly MBALLO [4]
(Source : Le Quotidien, 25 janvier 2024)
[1] En fongbé, le terme aguda désigne les « Brésiliens », ces descendants d’esclaves affranchis, revenus du Brésil, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour faire fortune au pays. Ayant prospéré dans le négoce, les « Brésiliens » occupaient une position sociale privilégiée, bénéficiant d’un statut de « quasi- Blancs ». Premiers lettrés du pays, les aguda furent, jusqu’au début du siècle, d’utiles collaborateurs de l’Administration coloniale, mais leur hégémonie déclina au fur et à mesure que l’instruction s’étendit à d’autres catégories sociales. Le mythe de l’akowé remplaça alors celui de l’aguda.
[2] Kocc Barma avait donné à son fils quatre objets en viatique : un poil de chameau, un ongle de porc, une plume de corbeau et une peau de chien, et lui demanda de se comporter comme :
– Le chameau qui se caractérise par l’acceptation de toutes les charges ;
– Le porc qui ignore le choix et qui prend tout ce qu’on lui donne à manger ;
– Le corbeau qui est très matinal, un lève-tôt ;
– Le chien qui se caractérise par son humilité et sa fidélité à son maître.
[3] Khalifa Mbow est chercheur en études du genre et analyse des politiques publiques au département de Sociologie de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.
[4] Coly Mballo est chercheur en Aménagement du territoire et développement territorial au Laboratoire LEIDI du département de Géographie de l’Université Gaston Berger.