Au Sénégal, l’ONG panafricaine Enda soutient un projet de connectivité rurale original. Il s’agit d’initier les guérisseurs traditionnels à l’informatique, pour leur permettre de moderniser leur profession. Ou comment mettre l’Internet au service de la mondialisation des mèdecines traditionnelles.
Ils sont venus de Thiès, Tambacouda, Louga, Kolda, de toutes les régions du Sénégal. Certains ont mis plus d’une journée pour rallier Dakar. Et ce matin, ils sont tous au rendez-vous. Douze guérisseurs traditionnels réunis en silence dans une petite salle ombreuse du centre culturel Blaise Senghor, à Dakar. Certains sont âgés, portent d’amples boubous et des calottes blanches. D’autres, jeunes et vêtus à l’occidentale, ont l’air d’étudiants. La climatisation ronronne, les rideaux sont tirés. Le long des murs vert d’eau, les six ordinateurs sont allumés. La formation commence.
« Cliquez sur le menu Insertion. Regardez : vous pouvez placer le numéro de page en haut, en bas, à l’intérieur ou à l’extérieur de la page » explique d’une voix lente Ousmane Diouf, le formateur. La jeune Khady Ndihye, élégante dans son ensemble en pagne, traduit aussitôt la consigne en wolof. Les 12 participants ont le regard braqué sur le mur, où tremblotte l’image d’un écran diffusée par vidéo projecteur. La concentration est telle que l’on entendrait voler une mouche. Et pour cause : ces « élèves » pas comme les autres relèvent aujourd’hui un défi de taille. S’ils sont venus des quatre coins du Sénégal, c’est pour doter leur profession des outils de communication les plus modernes.
« Jusqu’à présent, les médecins traditionnels Sénégalais n’ont jamais formalisé leurs connaissances, affirme Abdulaye Ndir, »tradipraticien« de la région de Thiès venu à Dalar suivre la formation. Notre savoir se transmet oralement, dans un cercle restreint. Moi-même, j’ai appris ce métier de mon père. Chaque région, chaque guérisseur a mis au point ses propres remèdes, sans connaître ceux du voisin. Imaginez un peu le progrès que représenterait une mise en commun de nos connaissances : un guérisseur de Thiès pourrait échanger ses remèdes avec un guérisseur de Saint-Louis, ou de Casamance. Nous pourrions communiquer avec des tradipraticiens d’autres pays. Nous envoyer mutuellement des herbes en cas de pénurie. Pour cela, l’outil informatique nous est indispensable ».
Comme Abdulaye Ndir, nombre de tradipraticiens présents ce jour-là sont des lettrés, ayant fait des études secondaires et parlant couramment le français. Désormais réunis au sein de l’AMPHOT (association des médico-droguistes, phytothérapeuthes, herboristes, opothérapeuthes traditionnels du Sénégal), ils sont l’élite de la profession, et ne s’effrayent pas de la concurrence de la médecine moderne. « Au contraire, nous voulons dialoguer avec la médecine occidentale pour le bénéfice des populations, affirme Abdulaye Ndao, tradipraticien en chef et secrétaire général de l’AMPHOT. Il existe des maladies que nous ne savons pas soigner, et pour lesquelles nous avons besoin d’eux. En revanche, nous pouvons leur apporter d’autres connaissances. En matière notamment de phytothérapie, car ils connaissent mal les vertus des plantes ».
C’est Abdulaye Ndao qui a lancé le mouvement. Ce guérisseur spécialisé en gynécologie et pédiatrie, plein d’une énergie souriante, a lui-même parcouru le Sénégal ville après ville pour rencontrer, un à un, douze tradipraticiens sénégalais réputés, à leur domicile. Il les a convaincus de s’allier pour moderniser ensemble la profession. Il travaille déjà à l’élaboration d’une base de données d’herbes médicinales : elle recensera les plantes connues (avec leurs différents noms selon les dialectes) et les herbes en voie de disparition. Côté logistique, c’est l’ONG panafricaine Enda Tiers-Monde qui a assuré le déplacement des voyageurs, fourni les enseignants et financé la formation. Enda a aussi promis d’équiper chaque antenne de l’AMPHOT d’un ordinateur connecté au Net, dans les principales régions du Sénégal. Une fois revenus chez eux, les 12 tradipraticiens serviront de relais locaux pour initier à l’outil informatique les autres membres de l’association.
Aujourd’hui, au sixième jour de la session, les doigts hésitent encore, à l’approche du clavier. « Je manipule un ordinateur pour la première fois, reconnaît Madamine Sané, tradipraticien sexagénéraire venu de Kolda. A mon âge, ce n’est pas évident. Mais je suis venu quand même, pour la cause. Et pour donner l’exemple aux jeunes... » Les plus jeunes, en effet, semblent s’en sortir brillamment : « Ca m’intéresse beaucoup, et je sens que je vais vite me sentir à l’aise, affirme Samba Ditsamaro Diao, élève en classe de terminale à Kolda et futur tradipraticien formé par son oncle. C’est comme l’apprentissage du français, une simple question de gymnastique intellectuelle ».
La formation durera trente jours, répartie en trois sessions de dix jours. Pour les membres de l’Amphot, il s’agit de poser la première pierre à la création d’un réseau international de tradipraticiens. Une forme de mondialisation inattendue et nouvelle qui, si elle aboutissait, pourrait avoir des effets réels sur les populations africaines. Car au Sénégal, comme dans la plupart des pays du continent, l’accès à la médecine « moderne » reste l’apanage d’une minorité. Plus de 70% de la population confie sa santé aux mains de ces médecins-herboristes traditionnels, très ancrés localement et dont les tarifs sont moisn prohibitifs.
Isabelle Renaud
(Source : Novethic 15 janvier 2003)