Le Sénégal émergent sera numérique ou ne le sera pas (Contribution de Moubarack Lo publiée dans le journal Le Soleil du 17/11/2000)
vendredi 17 novembre 2000
L’humanité se trouve aujourd’hui sous l’influence trois phénomènes nouveaux : la mondialisation, l’accélération des découvertes scientifiques et
technologiques, de même que les progrès fulgurants dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces trois
phénomènes interagissent et se renforce mutuellement. Ainsi, l’inclusion véritable d’un pays dans le concert mondial se jauge directement au degré de
prise en compte dans sa stratégie de développement de ces réalités nouvelles. Ceci est valable pour tous les pays, quelque soit leur niveau de
développement. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) contribuent en effet à augmenter la productivité des
entreprises, et partant le potentiel de croissance de l’économie (cela a été vérifié empiriquement aux Etats-Unis en 1999). Elles peuvent également être
combinées avec les découvertes scientifiques et technologiques pour donner à ces dernières plus d’efficacité et plus de possibilités (c’est le cas de la
télé médecine).Elles permettent enfin aux citoyens du monde d’étudier à distance et d’élargir leurs connaissances, de faire leurs achats en ligne et de
communiquer entre eux.
Mais il s’agit plus que de cela : les NTIC exercent un effet systémique sur leur environnement, en ce qu’elles modifient profondément le jeu économique
et créent des opportunités nouvelles insoupçonnées, justifiant la désignation de « nouvelle économie » qui leur sont attachées. A la fracture sociale, que
l’on constate au sein d’une nation donnée, entre ceux qui ont accès au savoir et aux richesses d’une part, et ceux qui en sont dépourvus de l’autre, se
superpose désormais une fracture numérique, de plus grande ampleur, séparant les nations qui produisent les contenus technologiques et culturels et
celles qui se limitent à les consommer voire qui les ignorent. C’est pour avoir compris cela que la francophonie se bat ardemment pour développer les
contenus en langue française dans Internet. Pour des raisons de nature différente, l’Afrique, notre continent, a raté les révolutions technologiques et
industrielles des trois siècles passés. Ceci ne constitue pas un handicap insurmontable, puisque des pays, sous d’autres cieux (particulièrement en Asie
de l’Est), ont démontré que le rattrapage technologique et économique (« catch up ») peut se faire en quelques décennies, à condition de mettre en ouvre
les bonnes stratégies.
De surcroît, le bon usage des NTIC a la vertu particulière de rendre encore plus rapide le rattrapage, puisque l’avantage accumulé par les pays
développés dans les technologies traditionnelles devient en partie obsolète avec les nouvelles facilités permises par les NTIC. En adoptant directement
ces nouvelles techniques, les pays « retardés » peuvent sauter des étapes et chercher à rivaliser aussitôt avec les plus avancés. Aujourd’hui que les
pays africains, le Sénégal en particulier, ont retrouvé la plénitude de leur souveraineté, maîtrisant leur destin et ayant été, à temps, bien sensibilisés aux
enjeux de l’heure, ils n’ont pas le droit de rater la révolution numérique qui se déroule sous nos yeux. Sinon, c’est l’avenir de plusieurs générations de fils
de notre continent qui serait hypothéqué.
Dans un article précédent (« le Soleil », 6 mars 2000), j’avais esquissé les éléments d’un agenda pour faire du Sénégal un pays émergent, attractif pour les
investisseurs et pleinement intégrédans les flux du commerce mondial. Pour qu’il en soit ainsi, il ne suffit pas que le Sénégal soit simplement compétitif,
il lui faut aussi s’approprier les avancées technologiques et numériques. Le Sénégal émergent sera donc numérique ou ne sera pas. L’agenda avait bien
pris en compte cette exigence, en accordant une place de choix à la promotion du savoir, de la technologie et des NTIC. Il s’agit ici d’aller plus loin, en
identifiant concrètement les axes d’une stratégie nationale de développement des NTIC.
Notre Vision doit être de « faire du Sénégal, à l’horizon 2010, un pays phare en matière numérique », suivant en cela l’exemple d’autres Etats comme la
Finlande, le Nouveau Brunswick au Canada, le Costa Rica, l’Irlande, le Karnataka en Inde ou la Malaisie. Cette Vision est réaliste, parce que le Sénégal
est un pays faiblement peuplé, qui possède une masse critique d’ingénieurs et de cadres, aussi bien en informatique qu’en management, ainsi que des
infrastructures modernes et compétitives en matière de télécommunications. Les rapports de l’Union Internationale des Télécommunications soulignent
fréquemment ce potentiel, nous plaçant au deuxième rang en Afrique subsaharienne pour la qualité du système de télécommunications et le nombre
d’ordinateurs par tête d’habitants. C’est la raison pour laquelle la récente initiative de la Banque Mondiale et du groupe japonais « Softbank » a choisi le
Sénégal parmi les pays éligibles en Afrique pouvant prétendre à d’importants fonds de capital-risque dans le secteur des NTIC. Cependant, faute de
cadre précis d’organisation de ce secteur, notre pays doit encore se limiter à proclamer ses atouts dans le domaine des NTIC, sans que ceux-ci soient
effectivement et concrètement exploités.
Dans un environnement marqué par la vitesse et la course vers l’efficacité, et au moment même où beaucoup de nos compatriotes continuent d’être
frappés par la pauvreté, une telle attitude est inacceptable. Nous devons donc, sans tarder, nous atteler à la définition d’une stratégie offensive de pays
pionnier dans le créneau des NTIC, en jouant sur trois axes :
1. généraliser l’introduction des NTIC dans l’enseignement et rendre les citoyens sénégalais familiers avec les NTIC
2. promouvoir l’utilisation des NTIC dans l’administration
3. développer un environnement favorable à la création d’entreprises dans le secteur des NTIC.
Le premier axe stratégique concerne la connexion à Internet des établissements scolaires. Un schéma directeur pourrait être élaboré à cet égard. Un
effort certain a certes été effectué dans le cadre du programme « World Link » de la Banque Mondiale, faisant bénéficier plusieurs lycées et collèges de
moyens informatiques. Il convient de systématiser ce programme, en le généralisant et en l’intégrant totalement dans le cursus scolaire. Des épreuves
portant sur les NTIC pourraient même être introduites au certificat d’études primaires, au brevet d’études élémentaires, au baccalauréat et au Concours
général. La maîtrise de la langue anglaise étant indispensable pour tirer le meilleur profit de l’Internet, sa pratique pourrait être rendue obligatoire dès
l’école primaire.
La dotation de ressources budgétaires en faveur de ce programme d’introduction des NTIC dans l’enseignement devrait constituer une priorité, sachant
qu’il s’agit d’un investissement dont les effets multiplicateurs sont incommensurables. Former un jeune aux NTIC revient en effet à en faire demain un
citoyen mondial, en phase avec son époque et doté de toutes les capacités pour participer au dialogue culturel cher au Président Senghor.
Ceci pour dire que, dans une perspective de long terme, une dépense publique dans les NTIC a autant, sinon plus, d’impact sur la croissance et le
développement qu’une dépense faite dans les services sociaux. Enfin, l’Etat devrait encourager, voire initier lui-même, la création d’universités et
d’écoles supérieures orientées vers les NTIC et capables de mettre, chaque année, des centaines de spécialités sur le marché. Au delà des élèves et
étudiants, ce sont tous les citoyens qui doivent accéder aux NTIC, à des coûts compétitifs. Le préalable et la première étape d’une telle démarche réside
dans l’amélioration des incitations offertes aux fournisseurs d’accès et aux gérants de cybercenters, notamment pour ce qui concerne le financement du
projet, la fiscalité des équipements, l’accès satellites et le niveau des frais à payer à la Société de Télécommunications. Les facilités offertes dans les
autres pays pourraient nous inspirer à cet égard.
La seconde étape consiste à ouvrir des centres publics d’accès à Internet dans les foyers de jeunes, les bibliothèques municipales et les centres de
quartiers, offrant un accès quasi-gratuit à Internet. Les zones rurales doivent recevoir une attention particulière dans cette stratégie, en jouant sur des
technologies appropriées (énergie solaire, moyens mobiles, sites pilotes dans les chefs-lieux de communautés rurales et les gros villages, etc.). Notre
pays se doit aussi d’encourager les citoyens à acquérir des ordinateurs personnels à domicile, y compris par l’octroi d’un dégrèvement fiscal. A l’instar
de certains pays émergents, l’Etat sénégalais pourrait aussi organiser la récupération d’ordinateurs recyclés des pays développés, tout en appuyant
l’assemblage informatique sur place.
Le deuxième axe stratégique concerne l’administration qui doit donner l’exemple en matière d’utilisation des NTIC et convaincre les entreprises privées
de l’imiter. Plusieurs initiatives pourraient être prises à cet égard :
– généralisation et mise en réseau des sites publics ;
– connexion des différents services et agents de l’Etat, pour leur permettre de travailler en réseau avec les meilleurs centres mondiaux, de s’approprier
les meilleures pratiques dans leurs domaines de compétences et de mettre en ligne leurs découvertes ;
– construction de bâtiments administratifs « intelligents » ;
– téléchargement des formulaires administratifs, des déclarations fiscales et sociales, ainsi que des appels d’offres ;
– organisation d’un dialogue/forum avec les citoyens-usagers ;
– généralisation de l’encadrement du monde rural avec l’utilisation des NTIC (gestion des feux de brousse, choix des meilleures variétés en fonction des
données géo-spatiales, diffusion des technologies nouvelles, etc.).
De manière générale, l’Etat pourrait décider d’inclure dans toute politique publique une dimension NTIC, et introduire cette réforme dès le 10 ième Plan
qui s’annonce. Notre pays se doit enfin d’exploiter toutes les opportunités offertes par les NTIC dans la création de richesses et d’emplois. Plusieurs
indicateurs, cités par l’agence international Communications Development (ICD), démontrent l’ampleur des possibilités qui existent avec les NTIC. Ainsi :
– le marché du commerce électronique devrait représenter 6,5 milliards de dollars en 2000, non compris les transactions de biens informatiques
traditionnels ;
– les centres d’appel rapportent maintenant un milliard de dollars et leur taux de croissance atteint 40 % par année ;
– la télé-médecine pourrait atteindre un marché de 2 milliards de dollars en 2002.
Notre pays peut et doit tirer profit de ces opportunités, en mettant en place toute une palette de mesures d’incitation comprenant la conception et la mise
en place de sites physiques dédiés au numérique (parcs informatiques), l’octroi d’un appui spécifique aux Starets (développement du capital-risque,
cotation en bourse, encouragement à la mise en place d’incubateurs et de « business angels », etc.) et la promotion de la création de logiciels. Il importe
surtout d’approfondir la politique de déréglementation des télécommunications, de façon à réduire fortement les charges de téléphone et ouvrir, grâce à
la concurrence, des perspectives encore plus grandes aux NTIC. Nous serons ainsi à même de conclure une alliance stratégique avec les acteurs
internationaux les plus dynamiques dans l’Internet, attirer des investissements étrangers et des marchés de sous-traitance (télétravail).
Au total, le secteur des NTIC deviendrait un gisement important d’emplois pour de jeunes entrepreneurs sénégalais créatifs, dynamiques et qui ont le
goût du risque. En matière de commerce électronique, le Sénégal possède un atout considérable avec les infrastructures développées dans le cadre du
Trade Point. Cet outil, utilisé à bon escient, peut nous ouvrir beaucoup de possibilités pour vendre nos produits sénégalais (y compris artisanaux et
agricoles) à l’extérieur. A cet effet, le Trade Point devrait poursuivre son déploiement dans les régions de l’intérieur du pays et envisager de signer des
protocoles d’accord avec des Start-ups créés par des jeunes sénégalais qui seraient ainsi les interlocuteurs directs des producteurs à la base.
Les trois axes stratégiques que je viens d’énumérer pourraient être systématisés dans la prochaine Loi d’orientation sur les NTIC annoncée par Monsieur
le Premier ministre Moustapha NIASSE dans sa Déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale. En définitive, gagner le pari de faire du
Sénégal un pays numérique est largement à notre portée. Il ne suffit pas de le dire. Nous devons, concrètement et sans délai, effectuer les pas décisifs
nécessaires dans cette voie. Le développement au fond est affaire de volonté et de détermination. Y parviennent les peuples résolus qui savent saisir, à
temps, les opportunités historiques.
Moubarack LO, ingénieur-économiste,
diplômé de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA, Paris)
et de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris