Le président Wade usera de tous les arguments possibles - y compris les plus spécieux - pour justifier l’interruption par son régime du processus de libéralisation de la télévision déclenché par les socialistes. On se rappelle encore son étonnante réponse à une question selon laquelle “la télé est une affaire trop sérieuse pour être laissée à n’importe qui”. Et en ce quatrième anniversaire de la victoire électorale qui l’a conduit au pouvoir, voilà que le même Me Wade évoque l’inexpertise des Sénégalais porteurs de projets de télévision pour leur fermer la porte de l’audiovisuel. Le chef de l’Etat veut faire confiance à des “gens capables” (sic) de faire de la télévision. On devine à quoi renvoie ce “capable” dans l’entendement de Me Abdoulaye Wade, c’est-à-dire capable de mener à bien un projet de chaîne avec un projet éditorial qui ne serait pas loin de celui d’une Rts où tout ce qui tourne autour du régime se traite avec la brosse à reluire - nous y reviendrons plus loin. Au sens du nouvel argument de Wade - qui passe pour être l’homme politique sénégalais qui en a le plus fait dans la création de journaux - la presse sénégalaise traîne un déficit de journalistes capables de faire en matière de télévision ce qu’ils savent bien faire en radio et qui a fort bien servi - jusqu’à une certaine complaisance, voire connivence - à Me Wade dans sa conquête du pouvoir. Abdoulaye Wade ne sait pas reconnaître les mérites de la presse sénégalaise. Et cela fait se mordre le doigt à ceux qui lui ont quasiment offert un marchepied ou - il faut dire le mot - sauvé la peau dans les affaires judiciaires où il fut l’adversaire à abattre. Mais tant qu’il est au pouvoir, ce président ne reconnaît la validité d’une démarche journaliste que quand elle fait de lui des portraits enrubannés et fait de la vulgarisation - plus que de l’information équilibrée - autour de ses réalisations. Faire comme la Rts télévision quoi ! En effet, l’audiovisuel public a, de manière outrancière, été mis à contribution dans la célébration de l’an IV de l’Alternance. Une télé tenue par des “gens capables” doit être comme la Rts où il n’y en a que pour le président et une première dame qui a le défaut de croire que la meilleure manière de s’adresser aux Sénégalais c’est de pontifier.
Et puis, admettons que tout ce déploiement est la stratégie de communication d’un pouvoir qui veut expliquer son action, usant alors de la “Règle des trois tiers” qui réglemente la couverture de l’actualité nationale, et selon laquelle le gouvernement, la majorité et l’opposition disposent chacun d’un temps de parole égal. A défaut d’une égalité stricte, il aurait été souhaitable pour le respect du pluralisme des opinions que l’opposition fasse entendre son point de vue sur les succès dont se vantent les gouvernants. Par exemple un débat où on donnerait à l’opposition, surtout l’ancien régime, de démontrer que pour nombre de réalisations, le régime de l’alternance nous renvoie l’image du geai qui tente de faire la roue avec les plumes du paon.
La prochaine fois que Me Wade doutera de la capacité des Sénégalais à faire une télévision privée, il devrait bien regarder du côté du Bénin où il n’y aurait jamais eu de Lc2 si le président de ce pays ne croyait pas aux génies d’un porteur de projet béninois Christian Lagnidè, ancien footballeur professionnel, qui dirige une Lc2 qui, en acquérant les droits de télévision de la récente Coupe d’Afrique en Tunisie, a permis à des millions de téléspectateurs en Afrique et dans le monde de suivre les phases finales de cette importante compétition. Pourquoi ne pas croire qu’un Sénégalais pourrait faire de même ? En faisant comprendre qu’une télévision ambitieuse, professionnelle, responsable, patriotique, etc., c’est autre chose que la sur-médiatisation des moindres faits et gestes d’un président qui semble aimer se regarder et être regardé.
Dans leur manière de poser leurs questions, beaucoup de journalistes sénégalais font comme s’ils veulent se contenter du minimum. “Voulez-vous nous dire un peu...” ; “Je voulais savoir un peu...”, a-t-on souvent entendu lors de la conférence de presse de présentation par le Premier ministre et ses ministres du Livre blanc de l’Alternance. Et comme pour les prendre au mot, certains ministres répondent en disant “voilà un peu...”. Un tic bien sénégalais qui n’aide pas à aller au fond de la question.
Jean Meïssa DIOP
(Source : Wal Fadjri 24 mars 2004)