Cybercafés, petits opérateurs privés, éditeurs de logiciels, et maintenant parcs technologiques africains : Internet favorise l’esprit d’entreprise. Et pas seulement chez les étudiants.
« Plus que des chiffres en hausse, ce que nous voulons entendre c’est qu’Internet aura aidé les pauvres à accroître leurs revenus ! » Cette remarque en forme de mise en garde de Richard Heeks, spécialiste du développement à l’Université de Manchester, pose clairement la question de la finalité d’Internet. Il est d’ores et déjà certain que de nouveaux emplois et de nouvelles entreprises ont vu le jour grâce au Réseau informatique mondial.
L’exemple du Sénégal est significatif. En 1992, l’opérateur historique Sonatel autorisait sous certaines conditions l’exploitation de « télécentres » privés, en remplacement des cabines téléphoniques publiques, onéreuses et régulièrement endommagées.
« Chaque télécentre possède deux lignes équipées d’un compteur permettant au client de vérifier le nombre d’unités d’appel », explique Gaston Zongo, du Centre de recherche pour le développement international (CRDI) à Dakar. Constatant qu’une ligne exploitée par un télécentre lui rapportait quatre fois plus qu’une ligne normale, Sonatel décide courant 1995 de libéraliser totalement l’ouverture de ces points d’accès au téléphone. Leur nombre explose alors que le prix des communications baisse de 35 % sous l’effet de la concurrence. Plus de 10 000 télécentres sont aujourd’hui exploités au Sénégal. La plupart ont élargi leur offre de service, ainsi que l’explique Olivier Sagna, secrétaire général de l’Observatoire des systèmes d’information, des réseaux et des inforoutes au Sénégal, dans un rapport sur les NTIC publié en janvier 2001 sous l’égide de l’ONU : « Outre le téléphone, les télécentres offrent la télécopie et des services de bureautique. Nombre d’entre eux s’équipent de modems pour permettre à leurs clients d’accéder à Internet, contribuant ainsi à décentraliser, à démultiplier et à démocratiser son accès. »
C’est dans ce contexte porteur que se sont également multipliés les cybercafés et les fournisseurs d’accès Internet (FAI), petits opérateurs locaux tirant parti des technologies VSAT ou BLR. Ces technologies sans fil nécessitent peu d’investissements en comparaison des infrastructures traditionnelles : entre 10 000 et 20 000 dollars (11 500 et 23 000 euros) d’achat d’équipements (ordinateurs et antennes). « En Afrique, beaucoup d’entrepreneurs rêvent de devenir fournisseurs d’accès Internet », renchérit Gary Goldenberg, directeur général d’Alvarion, fabricant français des solutions de BLR connues sous la marque Breezcom. La société dessert toute l’Afrique de l’Ouest à partir de Paris, grâce à un réseau d’intégrateurs locaux. « Je reçois entre 50 et 100 e-mails par semaine de jeunes étudiants qui souhaitent acheter nos solutions et devenir fournisseurs d’accès à Internet. » Un engouement qui s’explique par la forte rentabilité de ces activités.
Outre l’accès au Réseau, ces FAI locaux proposent des services de téléphonie sur Internet ainsi que des cartes prépayées. Au seul Sénégal, on estime le nombre d’emplois induits par ces NTIC à plus de 200 000. « Ces télécentres contribuent au développement du petit commerce, occasionnent des petits travaux aux artisans et créent de l’emploi », précise encore Gaston Zongo. Le boom économique lié aux NTIC est également sensible au Cameroun ou en Côte d’Ivoire ; et la Tunisie et le Maroc commencent à s’intéresser à ces technologies sans fil.
Touchant toutes les couches sociales - et pas seulement les étudiants - l’esprit d’entreprise atteint son apogée avec l’émergence de technopoles regroupant en un même lieu géographique des instituts de recherche, des start-up et des fonds de capital-risque. Après Gauteng en Afrique du Sud et El-Ghazala en Tunisie, c’est la ville marocaine de Casablanca qui s’est dotée l’an dernier de sa première technopole. Ce Technopark, situé sur un parc de 30 000 m2 surnommé « Goldorak », a démarré concrètement ses activités en octobre dernier. Pour Nasr Hajji, secrétaire d’État chargé de La Poste et des Technologies des télécommunications et de l’information (SEPPTI), « l’ouverture du Technopark représente une étape majeure dans la concrétisation de la stratégie e-Maroc ».
La clé de ce projet, initié par un symposium national tenu il y a un an à Rabat, a été la création d’une société mixte à capitaux publics et privés. Baptisée MTIC (Moroccan Information Technopark Company), cette société compte à son tour de table le SEPPTI ainsi que plusieurs banques marocaines dont la BCM, la BMCE Bank et Wafabank. Suivant l’exemple de Casablanca, la ville de Bouznika s’est mise sur les rangs : elle aura sa technopole avant 2005.
Pénalisées par l’absence d’infrastructures de téléphonie, les zones rurales, où vivent 45 % de la population du continent, restent très en marge de cette transformation économique. Plusieurs opérateurs font de leur mieux pour tenter de remédier à ce déséquilibre. Ils réservent un pourcentage de leurs investissements à ces zones défavorisées. Sonatel, qui consacre 15 % de ses investissements aux zones rurales, a pris en compte le problème pour l’ouverture de ses télécentres : « Leur répartition géographique est nettement moins inégalitaire que celle des lignes téléphoniques classiques », constate Olivier Sagna.
Quelques associations tentent également d’ouvrir au monde les régions défavorisées. « La quasi-totalité des villages africains est privée des moyens de communication les plus élémentaires », explique Bruno Jaffré de Coopération Solidarité Développement aux PTT (CSDPTT). Cette « ONG technologique », créée par des employés de France Télécom mais indépendante de l’opérateur français, tente par ses actions de pallier les insuffisances de la logique du marché. L’association agit sur le terrain depuis 1988. Son dernier projet, mené avec l’aide de l’opérateur local, a consisté à installer un poste de téléphonie sans fil alimenté par des panneaux solaires dans quatre villages de la région de Toma, au Burkina Faso. Le projet s’accompagnait d’une étude sociologique, confiée à André Nyamba, professeur d’ethno-sociologie et spécialiste en sociologie de la communication de l’université de Ouagadougou. « L’appropriation de la technologie par la population est une préoccupation constante de notre démarche », explique Bruno Jaffré. Le CSDPTT travaille actuellement à la diffusion d’Internet dans une banlieue d’Antananarivo. D’un budget d’environ 30 000 euros, le projet prévoit, à Sabotsy Namahena, la mise en place d’infrastructures Internet au service de la commune et d’une population comptant 8 000 enfants scolarisés. Elle aussi accompagnée d’un volet sociologique, cette action s’appuiera sur l’expérience de l’ONG ENDA Tiers Monde, qui a mené un programme similaire (Cyberpop) au Sénégal, à Dakar.
Autre facette de la profonde mutation sociale qui se dessine sur le continent : Internet s’apprête à modifier sensiblement les relations entre administrations et administrés. C’est par exemple le cas au Maroc, où les projets d’administration en ligne avancent à grands pas. Plusieurs organismes publics projettent de mettre sur Internet des informations et des formulaires à destination des particuliers comme des entreprises. C’est la solution choisie par l’administration des douanes ou de l’Office marocain de la propriété industrielle et commerciale (Ompic) qui se sont lancées dans l’aventure l’an dernier.
Pour Karim Zaz, le directeur de Wanadoo Maroc, « Internet s’avère un formidable levier de développement social » qui règle le problème des barrières géographiques : « Un jeune chômeur à Ouarzazate n’a plus besoin de se rendre à Marrakech, Internet lui donne directement accès aux offres d’emploi disponibles et lui permet de déposer son CV à partir de n’importe quel cybercafé. » La multiplication de ces expériences d’administration en ligne devrait créer un effet boule de neige favorable à la généralisation de l’usage du Réseau des réseaux en Afrique.
(Source : Jeune Afrique, 18 mars 2002)