Don américain de 30 ordinateurs au Pôle Judiciaire Financier, entre coopération et interrogations
jeudi 10 juillet 2025
Dans le cadre de leur coopération bilatérale, les États-Unis ont fait don, la semaine dernière, de plus de 30 ordinateurs portables au Pôle Judiciaire Financier (PJF), la nouvelle juridiction sénégalaise spécialisée dans la lutte contre les crimes financiers et le trafic de stupéfiants.
Selon un communiqué de l’Ambassade américaine à Dakar, ces équipements visent à renforcer les capacités techniques des magistrats et procureurs sénégalais, en leur permettant de traiter plus efficacement des enquêtes complexes. « Nous restons déterminés à établir un partenariat avec le Sénégal dans la lutte contre le trafic de stupéfiants et les délits financiers », précise la représentation diplomatique.
Créé en 2024, le PJF est chargé de traiter des dossiers sensibles de corruption, de blanchiment d’argent et de financement du crime organisé. Les ordinateurs, qui serviront notamment à l’analyse de données bancaires et à la rédaction de rapports d’enquête, constituent un appui matériel significatif pour une institution encore en phase de structuration.
Cependant, ce geste de coopération n’est pas exempt de critiques et soulève plusieurs interrogations au sein de la société civile et chez certains observateurs de la gouvernance publique.
Souveraineté technologique et cybersécurité
Pour plusieurs spécialistes en cybersécurité et magistrats interrogés de manière officieuse, l’acceptation de ce don pose la question de la souveraineté technologique et de l’indépendance judiciaire.
« Quand on reçoit du matériel informatique sans contrôle approfondi de la chaîne d’approvisionnement, on expose potentiellement des données sensibles à des vulnérabilités », souligne un expert en sécurité des systèmes d’information basé à Dakar. « Cela ne veut pas dire qu’il existe des risques avérés d’espionnage, mais que ces risques existent en principe et méritent d’être encadrés par un audit indépendant. »
D’autant que ces ordinateurs contiendront des informations hautement confidentielles : preuves numériques, relevés bancaires, identités de témoins protégés. Pour de nombreux acteurs, le Sénégal gagnerait à définir une politique claire de cybersécurité judiciaire avant de déployer ces outils sur le terrain.
Le choix du don plutôt que l’achat
Au-delà des considérations techniques, la question du recours à l’aide étrangère pour équiper une juridiction stratégique alimente le débat public. Plusieurs voix estiment que l’État sénégalais aurait pu mobiliser ses ressources budgétaires pour acquérir ses propres équipements, afin d’éviter toute dépendance technologique et préserver son autonomie décisionnelle.
« Le Sénégal n’est pas un pays dépourvu de moyens », estime un ingénieur sous couvert d’anonymat. « Quand il s’agit de doter le Pôle Judiciaire Financier d’ordinateurs, il faut aussi réfléchir au symbole : si nous voulons affirmer notre souveraineté judiciaire, cela passe par notre capacité à financer nos propres outils. »
Des recommandations pour un usage encadré
Face à ces enjeux, plusieurs spécialistes préconisent :
– La réalisation d’un audit de sécurité indépendant avant la mise en service des ordinateurs ;
– L’installation de systèmes d’exploitation maîtrisés par l’Agence De l’Informatique de l’État et certifiés par les autorités nationales ;
– La formation renforcée des agents judiciaires aux bonnes pratiques de cybersécurité ;
– La mise en place de réseaux informatiques séparés et chiffrés pour traiter les données sensibles.
Pour l’heure, aucune précision n’a été apportée par le ministère de la Justice sur le protocole de contrôle des équipements et la politique de gestion des risques associés.
Une coopération ancienne
Le don américain s’inscrit dans un partenariat plus large entre Washington et Dakar, notamment à travers le soutien technique à la police, à la gendarmerie et aux institutions judiciaires. Ces dernières années, les États-Unis ont financé plusieurs programmes de formation contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
Mais dans un contexte régional marqué par une recrudescence des cyberattaques et des ingérences numériques, ces appuis matériels posent de plus en plus la question de leur adéquation avec les ambitions de souveraineté des États africains. Pour beaucoup d’observateurs, le renforcement de la justice financière sénégalaise passe autant par des partenariats ciblés que par la capacité du pays à développer et financer ses propres solutions technologiques, condition indispensable d’une lutte crédible et indépendante contre la criminalité économique.
(Source : Social Net Link, 10 juillet 2025)