Dématérialisation des marchés publics :« Le Soleil », principale victime collatérale
mercredi 22 octobre 2025
Le 14 octobre dernier a marqué un tournant décisif dans la gestion de la commande publique au Sénégal. En effet, l’Autorité de Régulation de la Commande Publique (Arcop), autorité administrative indépendante dotée d’une autonomie financière et de gestion, a officiellement lancé la dématérialisation complète des procédures de publication et de gestion des appels d’offres des entités publiques et parapubliques. Rattachée au Secrétariat général de la Présidence de la République, elle est composée de trois organes que sont : le Conseil de Régulation, le Comité de Règlement des Différends et la Direction générale.
Désormais, la phase-test est lancée avec environ 50 entités dont des entreprises publiques comme la Senelec, l’Ageroute, la Sones, le Port autonome de Dakar, SenTer, la Sonacos, l’Artp. Cette liste inclut aussi des ministères comme celui de l’Intérieur, de l’Énergie et des Transport, etc.Les entités sur cette liste pour la phase test ont été choisies sur la base de plusieurs critères parmi lesquels Ie volume de leurs portefeuilles d’avis annuels.Ainsi, après cette étape préalable et les conclusions qui en seront tirées par l’Arcop, tous les avis d’appel d’offres et dossiers associés devraient être publiés en ligne sur une plateforme numérique dédiée. Les candidats pourront télécharger les documents, déposer leurs offres, suivre le dépouillement et accéder au procès-verbal - le tout de manière électronique, transparente et sécurisée.Le directeur général de l’Arcop a salué une “révolution silencieuse”, mettant en exergue ses avantages : réduction des délais, économies substantielles, traçabilité renforcée et égal accès à l’information pour tous les soumissionnaires.
Mais derrière les avantages annoncés, une autre réalité se dessine : cette réforme aura des conséquences financières lourdes et immédiates sur les entreprises de presse sénégalaises, dont une partie importante des recettes provenait précisément de ces insertions publicitaires obligatoires. Parmi elles, la Société sénégalaise de Presse et de Publications « SSPP » Le Soleil en subira les plus fâcheuses conséquences avec une chute vertigineuse de ses recettes publicitaires.A l’issue de cette phase-test, on espère que la Direction générale de l’Arcop évaluera, au delà de ces importantes économies réalisées, l’impact financier négatif sur tout un sous-secteur des médias, et sur la SSPP « Le Soleil », plus particulièrement. La réforme est en effet lourde de menaces pour l’avenir de la presse écrite au Sénégal.
Une manne publicitaire stratégique s’évapore
Jusqu’à présent, la publication des appels d’offres dans la presse écrite constituait l’une des sources de revenus les plus stables et les plus importantes pour de nombreux titres nationaux. Chaque ministère, agence, établissement public, collectivité locale ou société parapublique devait insérer dans au moins un quotidien national les avis relatifs à leurs marchés publics. Ces insertions représentaient plusieurs centaines de millions de FCfa chaque année au total ; une clientèle garantie, régulière et solvable ; une forme de “publicité institutionnelle obligatoire” qui assurait une base de trésorerie récurrente aux journaux.Selon le Directeur général de l’Arcop, des estimations sectorielles révèlent que le coût moyen d’une demi-page d’appel d’offres pouvait atteindre 400.000 FCfa. Il a aussi informé que près de 800 autorités contractantes publient en moyenne 10 appels d’offres par an, soit plus de 3,2 milliards de FCfa de dépenses annuelles, dont une partie significative alimentait directement les caisses des journaux nationaux. La digitalisation intégrale met fin à cette dépense. En d’autres termes, 3 milliards de FCfa de recettes publicitaires s’évaporent du secteur de la presse - sans mécanisme compensatoire prévu à ce jour, tandis que selon l’Arcop, cette réforme permettant une « réduction de l’usage du papier, des impressions et de l’archivage physique pourrait générer une économie annuelle estimée à 300 milliards de FCfa ».
Un choc de trésorerie immédiat
Aucun média n’est aussi directement concerné que le quotidien national de référence et principal bénéficiaire historique de cette publicité institutionnelle. En effet, il a toujours été constaté une dépendance financière forte du Soleil vis-à-vis des publicités liées aux appels d’offres publics. En effet, plus de deux tiers des recettes publicitaires du Soleil provenaient des insertions d’appels d’offres publics. Ce flux régulier permettait de financer une partie substantielle des charges d’impression, de la distribution nationale, des salaires d’une rédaction importante, de la maintenance d’équipements industriels lourds, des nombreux effets pour assurer une couverture nationale de l’information publique.La bascule vers le tout numérique signifie que cette manne disparaît du jour au lendemain. Pour une entreprise comme « Le Soleil », cela représente plusieurs centaines de millions de FCfa par an de pertes sèches.Dans un contexte où l’entreprise est déjà dans une phase de relance et de digitalisation avec la nouvelle direction générale, installée depuis un peu plus d’un an et qui avait trouvé une situation peu confortable : des tensions de trésorerie chroniques et une érosion des ventes papier. La restructuration en cours risque d’être compromis par cette décision de l’Arcop. En effet, cette perte financière importante pourrait accélérer le risque d’un déficit structurel, voire d’une crise de liquidités sans précédent.
Un secteur médiatique déjà exsangue
Au-delà du Soleil, le choc intervient dans un contexte économique extrêmement fragile pour la presse sénégalaise. Les difficultés structurelles sont bien connues :
– Baisse continue des ventes papier, accélérée par la transition numérique et le changement des habitudes de consommation médiatique ;
– Dépendance excessive à la publicité institutionnelle, notamment celle de l’État et des entreprises publiques ;
– Manque d’investissements dans la transformation digitale des rédactions ;
– Absence d’un modèle économique durable capable d’assurer l’autonomie financière.
Plusieurs entreprises de presse accumulent les arriérés de salaires et de cotisations sociales, ont accumulé une dette fiscale importante, peinent à payer les imprimeurs ou les fournisseurs et n’ont que peu de marges pour investir dans l’innovation. Pour beaucoup, les appels d’offres publics constituaient l’oxygène minimum pour maintenir la parution régulière de leurs publications respectives.
Une réforme aux effets asymétriques
Cette réforme porte une asymétrie en elle-même et pose la question d’une juste redistribution des gains de la réforme. En réalité, il serait illusoire de croire que cette réforme sera annulée ou révisée en faveur de la presse. La digitalisation de la commande publique s’inscrit dans une stratégie plus large de modernisation de l’État, en cohérence avec :
– la stratégie de transformation numérique 2025-2029 ;
– les recommandations des partenaires techniques et financiers ;
– les exigences de transparence dans la gestion des marchés publics.
Les entreprises de presse n’ont donc pas le choix : elles doivent s’adapter ou périr. Parmi les pistes de réflexion pour contenir les effets néfastes de cette réforme pour la presse, on peut retenir plusieurs pistes :
– Réinventer le modèle publicitaire en se tournant vers des annonceurs privés, en développant des formats numériques attractifs et en créant de nouveaux produits éditoriaux ;
– Investir dans la transition numérique, en particulier dans les plateformes web et mobiles, qui permettent de capter des recettes publicitaires en ligne.
– Diversifier les sources de revenus : abonnements numériques, événements, partenariats, contenus sponsorisés de qualité, formation, services B2B ;
– Mutualiser certaines fonctions (impression, distribution, régie publicitaire) pour réduire les coûts fixes ;
– Opérer des regroupements stratégiques pour créer des groupes de presse solides et éviter les raids solitaires d’entreprises qui ne seront jamais viables.
Un rôle crucial pour l’État
Si la digitalisation est inévitable, elle ne doit pas se faire au détriment de la viabilité économique de la presse, un secteur stratégique pour la démocratie, et plus particulièrement pour le Soleil, un de ses plus importants piliers, notamment dans la diffusion de l’information publique. Dans tous les pays où de telles réformes ont été engagées, des mécanismes d’accompagnement ont été prévus pour amortir le choc : compensation partielle des pertes publicitaires à partir des économies réalisées, incitations fiscales pour la modernisation numérique, subventions pour la presse.Le Sénégal, qui revendique une démocratie ouverte et pluraliste, ne peut ignorer cette responsabilité. La disparition ou l’affaiblissement massif de titres de presse aurait des conséquences désastreuses : appauvrissement du pluralisme médiatique, affaiblissement de la veille citoyenne sur la commande publique, concentration des médias dans quelques mains privées, accroissement de la précarité journalistique, etc.Face à ce choc, l’Etat devrait jouer dans l’équilibre du secteur de la presse à travers la prise des mesures d’accompagnement financières et fiscales ; l’octroi d’un quota minimal de publications légales qui resterait dans la presse écrite, à titre transitoire ; la rétrocession d’une part des économies réalisées pour financer des programmes de modernisation de la presse. Ces mesures doivent être structurées, chiffrées et diligentes car les effets de la réforme sont immédiats.
Conclusion
La dématérialisation de la commande publique est une avancée technologique et administrative majeure. Elle améliore la transparence, réduit les coûts, modernise l’État. Mais elle s’accompagne d’un effet collatéral grave : l’assèchement d’une des principales sources de financement de la presse écrite sénégalaise.Pour la presse, ce changement représente un véritable séisme financier. Pour beaucoup d’entreprise de presse écrite, il pourrait signifier la disparition pure et simple. Cette réforme illustre une tension structurelle : comment moderniser l’État sans fragiliser davantage les contre-pouvoirs démocratiques ? La réponse réside dans une politique publique équilibrée, qui compense les effets négatifs sur les secteurs stratégiques.À l’heure où la presse joue un rôle crucial dans la transparence de la commande publique, l’ironie est grande de la voir affaiblie par une réforme visant… à renforcer cette même transparence. Le Sénégal doit choisir : une modernisation technocratique, ou une modernisation inclusive, qui préserve et renforce les piliers démocratiques.
Cheikh Thiam, Economiste, Journaliste, Ancien Directeur général du « Soleil »
(Source : Facebook, 22 octobre 2025)