DeepSeek-r1 : l’IA chinoise qui bouleverse les normes… et ouvre une fenêtre pour l’Afrique
mardi 4 février 2025
Vantée comme moins coûteuse dans son développement tout comme dans son accessibilité aux utilisateurs, relativement Open Source, l’IA de DeepSeek est la star du moment. Bien que les avis divergent sur sa qualité, en comparaison avec certaines IA célèbres depuis plusieurs années, son avènement et les promesses qu’elle charrie n’en demeurent pas moins réels.
L’actualité technologique de la semaine dernière a sans doute été l’intelligence artificielle générative de DeepSeek-r1, lancée le 27 janvier par l’entreprise technologique chinoise DeepSeek. Une nouvelle qui a fait trembler le domaine de l’IA à travers la planète, en particulier aux Etats-Unis qui s’estimaient les plus avancés dans ce domaine. En quelques jours, l’assistant IA de DeepSeek a pris la place de ChatGPT en tant qu’application gratuite la plus téléchargée aux États-Unis sur Apple App Store. Cela a contribué à inspirer une vente importante des actions technologiques mondiales. La célébrité de DeepSeek lui a également valu une cyberattaque à grande échelle qui l’a contraint à limiter temporairement l’inscription de nouveaux utilisateurs. Nous ne reviendrons pas sur le feuilleton DeepSeek avec ses multiples rebondissements ou encore sur les performances techniques de la société comparativement à ses concurrentes US. Au-delà du duel sino-américain, cet événement révèle une opportunité inattendue : celle d’un rééquilibrage géopolitique où l’Afrique pourrait négocier sa place dans l’écosystème de l’IA.
La disruption chinoise : un tremplin pour les pays du Sud ?
En détrônant ChatGPT sur son propre terrain, DeepSeek a prouvé une chose : le monopole occidental sur l’innovation n’est plus une fatalité. Pour l’Afrique, cette rupture symbolique est une leçon. Elle démontre que les puissances émergentes peuvent s’affranchir des sentiers tracés par les puissances établies, à condition de miser sur des niches stratégiques. La Chine, en investissant massivement dans des modèles d’IA adaptés à des marchés massifs et diversifiés, a ouvert une brèche. L’Afrique, avec ses 1,4 milliard d’habitants, ses défis uniques (agriculture, santé, éducation) et ses écosystèmes tech en effervescence, pourrait s’en inspirer.
L’enjeu ? Bâtir une IA « contextualisée », conçue pour répondre aux réalités locales. Les géants américains se concentrent sur les marchés solvables, les Chinois sur l’influence techno-diplomatique. Entre les deux, un espace se crée : celui d’une intelligence artificielle frugale, éthique et centrée sur les besoins des populations souvent ignorées par les algorithmes globaux. Des initiatives qui capitalisent sur le pouvoir de l’IA émergent déjà : au Rwanda, des chatbots agricoles en kinyarwanda ; au Kenya, des modèles prédictifs pour anticiper les crises alimentaires. A travers le continent, c’est l’opportunité donnée aux développeurs locaux d’accéder à diverses interfaces de programmation d’application (API) d’IA pour intégrer des capacités d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique dans leurs applications, sites web, produits logiciels, etc. DeepSeek, en ébranlant l’hégémonie culturelle de l’IA occidentale, légitime ces approches décentralisées.
Vers une IA panafricaine ? le temps de l’audace
La vraie opportunité, cependant, est ailleurs : l’Afrique pourrait s’affirmer comme le laboratoire d’une troisième voie en IA. Alors que les modèles américains peinent à gérer la diversité linguistique et que les solutions chinoises sont suspectées de surveillance, le continent a les moyens de construire des architectures ouvertes, interopérables et éthiques. Des projets comme Mozilla Common Voice pour les langues africaines ou Indaba pour le partage des savoirs montrent la voie.
Pour cela, il faudra un volontarisme politique sans précédent : mutualiser les ressources entre États, réguler l’extraction des données, prioriser l’éducation aux métiers de l’IA. Mais aussi s’appuyer sur la jeunesse – 60 % de la population a moins de 25 ans – pour former une génération capable de rivaliser avec les ingénieurs de Shenzhen ou de San Francisco. L’IA c’est quand même d’importantes retombées économiques en perspectives pour le continent. Selon le rapport « Africa Development Insights » publié en juin 2024 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’intelligence artificielle pourrait ajouter 1 200 milliards $ à l’économie africaine, d’ici 2030. Google avance même une estimation plus élevée, évaluant cette contribution potentielle à 1 500 milliards $.
L’Afrique face au piège de la dépendance… et l’urgence de saisir sa chance
Mais profiter de la bataille technologique autour de l’IA comporte aussi des risques. DeepSeek, comme plusieurs autres outils numériques avant elle, pourrait devenir un cheval de Troie : des millions d’utilisateurs africains dépendant d’algorithmes contrôlés depuis Pékin, formés sur des données aspirées localement sans contrepartie. Les États-Unis, de leur côté, ripostent en durcissant leurs alliances technologiques. Dans ce contexte, l’Afrique doit éviter de devenir un champ de bataille passif. Les données sont les nouvelles ressources précieuses de l’ère numérique. L’entraînement des modèles d’IA se fait à travers une grande variété de données que produit déjà l’Afrique en grande quantité : livres, articles, conversations, tweets, transactions financières, données médicales, données sociales et comportementales, données scientifiques et techniques, etc. Il faut négocier judicieusement l’usage de toute cette matière première.
Une approche ? Profiter de la rivalité pour négocier des partenariats équilibrés. La Chine a besoin de données diversifiées pour entraîner ses IA, les États-Unis de relais d’influence. L’Afrique pourrait monnayer son accès aux marchés émergents contre des investissements dans des centres de recherche locaux, des infrastructures cloud souveraines ou des transferts de compétences. Des pays comme le Nigeria, le Kenya, ou l’Afrique du Sud ont déjà les hubs tech pour impulser cette dynamique.
Mais pour garantir cette négociation et se prémunir des risques de pillages, l’Afrique doit mieux protéger ses données. Aujourd’hui, une trentaine de pays dispose d’une loi sur la protection des données à caractère personnel et d’une commission de contrôle dédiée. Mais ces organisations souffrent cependant du manque d’expertise technique et des moyens technologiques adéquats pour travailler efficacement. La Convention de l’Union africaine sur la cybersécurité et la protection des données personnelles de 2014, règlement commun pour faire face aux questions d’utilisation illégale des données africaines, n’est jusqu’à présent ratifiée que par une quinzaine de pays sur 55. En Europe, les multiples restrictions et sanctions financières à l’encontre de Meta, X, Google et bien d’autres, survenues au cours des sept dernières années, sont le fruit de l’efficacité du Règlement général sur la protection des données (RGPD).
L’intelligence de la convergence
DeepSeek-r1 n’a pas seulement secoué l’Amérique. Elle a révélé que l’IA, trop cruciale pour être l’affaire de deux blocs, doit devenir un bien commun négocié à l’échelle mondiale. L’Afrique, si elle évite les pièges de la dépendance et de la fragmentation, pourrait incarner ce nouveau chapitre. En misant sur son capital humain, ses défis transformés en opportunités et sa neutralité stratégique, elle peut passer du statut de terrain de jeu à celui d’architecte de l’IA de demain. La course est lancée : celle qui opposait la Chine et les États-Unis vient de trouver un troisième coureur. Reste à savoir si le continent saura saisir l’opportunité.
Muriel Edjo
(Source : Agence Ecofin, 4 février 2025)