Afrique : Le commerce électronique, levier essentiel pour l’intégration régionale sur le continent
mercredi 19 février 2025
L’Union africaine a pris conscience de la nécessité de développer le commerce numérique (e-commerce) sur le continent. La voie est tracée, mais beaucoup reste à accomplir.
Un jalon historique : ce 15 février, lors de son 38e sommet, la conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) a adopté les huit annexes du Protocole sur le commerce numérique (e-commerce), marquant ainsi l’achèvement de l’architecture juridique globale du Protocole sur le commerce numérique de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui vise à établir un cadre juridique pour le commerce numérique à travers l’Afrique.
Le protocole avait déjà été adopté par cette même assemblée de l’UA un an auparavant, en février 2024. Il contient onze sections couvrant des domaines tels que l’accès au marché, la facilitation du commerce numérique, la gouvernance des données, la confiance des entreprises et des consommateurs, l’inclusion du commerce numérique, les technologies émergentes, la transparence sur la réglementation gouvernementale et le renforcement des capacités.
La négociation des huit annexes du Protocole sur le commerce numérique a été conclue par le conseil des ministres de la ZLECAf lors de sa 8e réunion, en octobre 2024, ce qui signifie que les annexes ont été élaborées et négociées dans un délai d’environ 6 mois.
Les huit annexes sont les suivantes :
- Règles d’origine ;
- Identités numériques ;
- Paiements numériques transfrontaliers ;
- Transferts transfrontaliers de données ;
- Critères pour déterminer les raisons publiques légitimes de la divulgation du code source ;
- Sûreté et sécurité en ligne ;
- Technologies émergentes et avancées ;
- Technologie financière.
Après cette approbation et une fois que le protocole et ses annexes auront été ratifiés par au moins 22 États signataires de la ZLECAf le protocole entrera en vigueur pour ceux qui l’auront ratifié. Le secrétariat de la ZLECAf travaille actuellement à l’élaboration d’un plan quadriennal pour la mise en oeuvre du protocole sur le commerce numérique entre le secrétariat, les États parties, les partenaires de développement, etc. Le plan doit être approuvé par le conseil des ministres d’ici la fin du premier trimestre 2026.
Ce projet revêt une importance capitale, car le commerce électronique - défini dans le protocole comme l’ensemble des transactions numériques d’échanges de biens et de services, livrables numériquement ou physiquement - constitue un levier de croissance économique et sociale. Une étude Google/IFC estime que l’économie numérique pourrait ajouter jusqu’à 180 milliards de dollars au PIB combiné de l’Afrique d’ici 2025.
Le commerce électronique et l’expansion de l’économie numérique peuvent offrir aux micro, petites et moyennes entreprises (MPME) africaines des possibilités d’améliorer leur visibilité et d’étendre leur portée sur le marché régional africain ; faciliter l’intégration dans le segment Business to Business (B2B) ; aider les entrepreneurs à tester leurs produits et à les commercialiser plus facilement ; stimuler le commerce intra-africain qui ne représente actuellement que 15 % du commerce total en Afrique, contre plus de 60 % sur d’autres continents ; enfin, réduire les disparités entre zones urbaines et rurales, et intégrer des régions enclavées.
La mobilité, qui augmente, et une population urbaine jeune et dynamique sont des facteurs clés de la trajectoire de croissance du continent, qui dépendra en bonne partie de l’ampleur et de la rapidité avec lesquelles des secteurs tels que l’agriculture, l’éducation, les services financiers, les soins de santé et les chaînes d’approvisionnement réussiront à se numériser.
Malgré ces perspectives prometteuses, la participation des pays africains au commerce électronique mondial reste marginale. En 2023, le pourcentage des exportations numériques dans le commerce total des services est de 24 % pour l’Afrique, contre 41 % pour l’Asie du Sud-Est, 44 % pour l’Amérique latine et 59 % pour l’Asie du Sud.
Cela indique que la contribution de l’Afrique est relativement faible dans le contexte mondial : l’Afrique ne représentait que 1 % des exportations internationales de services numériques en 2023.
Cependant, les exportations africaines de services de technologies de l’information et de la communication (TIC) ont atteint 9,2 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 5,4 % par rapport à l’année précédente. La taille du marché africain du commerce électronique devrait atteindre une valeur de 40,8 milliards de dollars d’ici 2025 et 60 milliards de dollars d’ici 2027. Le marché africain restera toutefois très modeste par rapport au marché mondial du commerce électronique, qui s’élèvera à 4 500 milliards de dollars en 2023.
La stratégie de l’Union africaine pour répondre aux défis
La participation limitée des pays africains au commerce électronique a de nombreuses explications. Évidemment un haut débit accessible et abordable afin de permettre la disponibilité et l’utilisation des technologies numériques est déterminant. Selon la Banque mondiale (2024), fin 2021, alors que 84 % des habitants d’Afrique subsaharienne vivaient dans des zones où le service 3G était disponible et que 63 % avaient accès à la couverture mobile 4G, ou à du haut débit, seuls 22 % utilisaient les services Internet mobile.
Cependant, si l’infrastructure numérique est un agenda en soi, il existe en parallèle un agenda réglementaire. Bien que le protocole adopté ce mois-ci constitue une avancée positive, la mise en oeuvre complète du protocole nécessitera des mises à niveau substantielles dans divers domaines techniques au sein de l’écosystème du commerce électronique de chaque État africain.
La Commission de l’UA a élaboré une stratégie de l’Union africaine en matière de commerce électronique, qui a été adoptée par les ministres du commerce de l’UA, en juin 2024.
Cette stratégie vise à accompagner les États africains dans l’évaluation de leurs besoins en matière de commerce numérique et à proposer des recommandations juridiques et techniques pour une mise en oeuvre efficace du protocole. Dans l’ensemble, la stratégie vise à galvaniser les décideurs africains afin qu’ils adoptent une vision commune du commerce électronique et puissent relever les principaux défis à la mise en oeuvre du protocole qui sont examinés ci-dessous.
Tout d’abord, les décideurs politiques africains pourraient ne pas être en mesure de maîtriser les nombreuses considérations complexes liées au commerce électronique. Ils devront gérer de multiples priorités réglementaires, tout en tenant compte de l’évolution des obstacles technologiques et financiers, ainsi que de la dynamique des entreprises et des marchés, qui progresseront probablement tous à des rythmes différents. Il leur sera donc difficile d’engager des négociations et de défendre les bonnes politiques.
Deuxièmement, il existe un risque de dépendance pour les pays moins développés et moins préparés au commerce électronique. Avec la création du marché unique continental, il sera difficile pour les pays en retard de développement numérique d’être compétitifs et de se placer sur un pied d’égalité. Cela est particulièrement vrai compte tenu de la prédominance de certains pays (Afrique du Sud, Nigeria ou Kenya) en matière de production, de capacités de fabrication et de relations commerciales établies, et d’avantages dont jouissent les premiers venus dans le domaine du commerce électronique. Les pays qui sont à la traîne risquent de ne pas être en mesure d’affronter la concurrence.
Troisièmement, les intérêts nationaux divergents peuvent limiter l’alignement entre les États africains. Bien qu’une vision commune commence à émerger parmi les États membres de l’UA sur le commerce électronique, certains d’entre eux peuvent faire passer des intérêts économiques ou politiques nationaux avant une vision panafricaine plus large. Par exemple, les gouvernements peuvent imposer des droits de douane élevés ou des exigences douanières strictes sur les biens et services numériques afin de protéger les entreprises locales des concurrents étrangers dans le but de protéger leurs industries nationales.
La souveraineté des données et la localisation sont un autre domaine où une mosaïque de lois basées sur des priorités nationales (au lieu d’une approche harmonisée) peut émerger à travers le continent, sapant potentiellement l’idée même d’un marché africain unifié.
Quatrièmement, la logistique nationale et transfrontalière reste un problème. Alors que les entreprises de commerce électronique les plus établies ont investi dans leurs propres capacités logistiques, les plus petites entreprises de commerce électronique sont incapables de fournir des services au-delà de quelques dizaines de kilomètres. La faiblesse des services de livraison de colis, y compris des services postaux, constitue également un problème.
Même dans les cas où les entreprises établissent des partenariats stratégiques avec des courriers internationaux, l’incertitude concernant les droits de douane et les délais de dédouanement est élevée, ce qui affecte la ponctualité des livraisons.
Les retours transfrontaliers constituent un autre point d’achoppement. Les autorités douanières africaines ne disposent tout simplement pas des réglementations et des procédures nécessaires pour gérer les retours et mettre en oeuvre les meilleures pratiques stipulées par l’Organisation mondiale des douanes (OMD). Dans le secteur de l’habillement et de la mode, par exemple, les taux de retour peuvent avoisiner les 30 %. En fin de compte, le succès du commerce électronique dépend de l’adoption de ces meilleures pratiques et de la mise en place d’un cadre réglementaire prévisible et harmonisé, de préférence aligné sur les meilleures pratiques internationales.
Quelles sont les voies à suivre ?
Les États de l’UA doivent évaluer les lacunes de leurs écosystèmes de commerce électronique et peuvent s’appuyer sur la stratégie de l’UA en matière de commerce électronique pour hiérarchiser les actions à entreprendre. La stratégie fournit un « menu » d’options sous la forme de mesures à court et à moyen terme qui abordent les aspects fondamentaux et proposent des idées pilotes innovantes susceptibles d’être testées. Cette stratégie désigne également divers objectifs à atteindre pour concrétiser la vision d’un marché continental unique tiré par le commerce électronique.
Il existe notamment trois composantes techniques pour lesquelles l’harmonisation entre les pays africains devrait être une priorité.
En ce qui concerne la facilitation des échanges, en particulier les règles et procédures douanières, il est important de garantir un dédouanement prévisible et rapide des expéditions Business to Consumer (B2C), ce qui est essentiel pour que les entreprises puissent livrer dans les délais.
Pour ce qui est des paiements transfrontaliers, avec la vision d’un système de règlement panafricain permettant les paiements numériques transfrontaliers (de mobile à mobile, de mobile à banque, QR code), il sera essentiel de surmonter la dépendance à l’égard de l’argent liquide et les problèmes logistiques qui découlent inévitablement des transferts d’argent liquide transfrontaliers.
Enfin, l’harmonisation du cadre juridique numérique est essentielle pour que les entreprises de commerce électronique et les places de marché puissent opérer dans toute l’Afrique avec prévisibilité et confiance en termes de disponibilité de mécanismes de recours juridiques.
Ces défis doivent être relevés pour que le commerce électronique africain puisse réaliser son potentiel. Le moment est bien choisi pour synchroniser les solutions avec la mise en oeuvre de la ZLECAf - et le protocole sur le commerce numérique ainsi que la stratégie sur le commerce électronique démontrent tous deux que l’appétit est là.
Au niveau international, il s’agira de renforcer la coopération multilatérale avec une participation active de l’Afrique aux discussions internationales sur la fiscalité numérique, la protection des données et la gouvernance du commerce électronique (le moratoire sur les droits de douane pour les transmissions électroniques transfrontalières et des négociations plus larges au sein de l’OMC).
Rahul Bhatnagar (Bhatnagar Advisers) et Julien Gourdon (AFD)
(Source : The Conversation, 19 février 2025)