Adama Kane, entrepreneur : “Le financement innovant de la santé via le digital est à coup sûr un facteur de succès pour la couverture santé universelle”
vendredi 16 mai 2025
Lauréat du prestigieux Salon International des Inventions de Genève 2025, Adama Kane s’est distingué une nouvelle fois pour son innovation à fort impact social. Mais derrière cette reconnaissance internationale, l’entrepreneur exprime une forme de lassitude. Depuis 10 ans, constate-il, malgré une collection impressionnante de prix, les projets qu’il porte peinent à bénéficier d’un véritable soutien institutionnel pour passer à l’échelle. Avec l’avènement de la 3e alternance au Sénégal, le Dakarois dit espérer qu’un changement de cap s’opérera pour donner toute sa place à l’écosystème des startups de santé.
Monsieur Kane insiste sur le rôle central que peuvent jouer des plateformes comme JokkoSanté dans le financement innovant et inclusif dans ce secteur. En mobilisant les entreprises autour de leur responsabilité sociétale, en impliquant la diaspora ou les ONG, et surtout en misant sur le digital pour optimiser l’impact des ressources, Adama défend une vision claire : celle d’une santé plus accessible, mieux financée et ancrée dans les réalités du terrain. C’est tout le sens de l’interview qu’il vient d’accorder au “Tech Observateur”.
Le Tech Observateur : Pouvez-vous nous parler de votre récente médaille d’or remportée au Salon des Inventions de Genève ?
Adama Kane : Ce sera avec plaisir… mais aussi avec une certaine réserve. Du plaisir, d’abord, parce que j’ai eu l’honneur et la fierté de représenter une nouvelle fois le Sénégal sur la scène internationale. Le Salon International des Inventions de Genève, qui existe depuis 50 ans, est un rendez-vous de référence où les meilleures innovations du monde entier sont mises à l’honneur. Cette année encore, la concurrence était relevée avec notamment plus de 200 inventions venues de Hong Kong et plus de 100 d’Arabie Saoudite, appuyées par des moyens considérables. Et pourtant, malgré des ressources plus modestes, la délégation sénégalaise s’est illustrée, et j’ai eu l’immense joie de décrocher une médaille d’or avec les félicitations du jury.
Ma réserve, elle, vient du constat amer que cette médaille pourrait n’être qu’une distinction de plus, sans suite concrète. Depuis 10 ans, nous avons remporté nombre de prix prestigieux à l’échelle mondiale : Nations Unies, USAID, Union Africaine, UIT, Grand Prix de la Santé Digitale en France, etc. Bien souvent, nous étions les seuls Africains ou francophones primés. Mais aucun engagement réel de l’État n’a suivi. Un projet pilote validé dans le domaine de la santé devrait être soutenu pour passer à l’échelle. Cela n’a jamais été le cas. Toutefois, nous gardons espoir, car les nouvelles autorités ont déjà marqué leur intérêt, en nous sollicitant pour représenter le pays à Genève cette année.
Le Tech Observateur : Que pensez-vous des récentes annonces présidentielles sur le financement de la santé au Sénégal ?
Adama Kane : J’en retiens trois axes majeurs : la volonté d’un financement innovant et endogène, l’inclusion de toutes les couches de la population, et la participation active du secteur privé national, notamment les industries extractives.
Ces axes recoupent exactement le plaidoyer que nous portons depuis 2015 : faire de la santé un enjeu partagé par les entreprises, y compris pour leurs employés non permanents et les populations environnantes. Grâce à notre plateforme JokkoSanté, cette implication ne se limite plus à du mécénat, mais devient un investissement socialement rentable.
Le Tech Observateur : Quel impact ces financements peuvent-ils avoir sur le développement du secteur santé ?
Adama Kane : Le Sénégal, comme beaucoup d’autres pays, est encore loin du seuil de 15 % du budget national consacré à la santé. Le soutien du secteur privé devient donc essentiel, surtout pour les personnes non couvertes par une assurance ou une mutuelle.
Les médicaments représentent 65 % des dépenses de santé des ménages. Une ordonnance trop coûteuse en dissuade certains de consulter, ce qui fausse les statistiques sanitaires et nuit à la prévention. Une plateforme comme JokkoSanté, qui finance l’achat de médicaments sur prescription, peut changer la donne. Cela encouragera les consultations, améliorera la traçabilité des données de santé et boostera les revenus des structures de soins. Au-delà du secteur privé, la diaspora et les ONG peuvent aussi être mobilisées pour compléter ces financements.
Le Tech Observateur : Quels sont les principaux défis que rencontre aujourd’hui la santé digitale au Sénégal ?
Adama Kane : Ils sont multiples : accès aux réseaux (Internet, vocal, SMS, USSD), équipements insuffisants chez les utilisateurs, coût des services digitaux, compétences numériques parfois faibles. Et dans le cas spécifique de la santé, s’ajoutent des exigences liées à la sensibilité des données : sécurité, interopérabilité, précision, traçabilité… Tout cela doit être garanti, quel que soit le niveau de la pyramide sanitaire.
Le Tech Observateur : Les mesures présidentielles annoncées peuvent-elles aider à surmonter ces défis ?
Adama Kane : Oui, à condition que l’État exerce un véritable leadership. Il doit fédérer tous les acteurs concernés : entreprises, opérateurs télécoms, personnel de santé, utilisateurs, fournisseurs d’accès… La collaboration, sous pilotage étatique, est indispensable pour répondre efficacement à ces défis.
Le Tech Observateur : Quelle est votre appréciation de la collaboration public-privé dans le domaine de la santé digitale ?
Adama Kane : Beaucoup d’initiatives ont vu le jour ces dix dernières années au Sénégal. Nous étions même en avance sur d’autres pays. Mais faute de soutien institutionnel, beaucoup ont été abandonnées. L’expérimentation peut se faire avec un hôpital, mais la généralisation exige l’appui du ministère. Les bailleurs de fonds ne s’engagent qu’à cette condition. Malheureusement, l’État a souvent été absent. Espérons qu’avec les nouvelles autorités, une dynamique vertueuse s’enclenche.
Le Tech Observateur : Les infrastructures actuelles peuvent-elles soutenir la digitalisation de la santé ?
Adama Kane : Oui, mais encore faut-il adapter la technologie aux usages.
Un service d’information peut fonctionner en 2G. Une téléconsultation peut marcher avec la 4G. Mais la télémédecine en temps réel requiert la 5G ou la fibre optique. C’est le service qui détermine la technologie, pas l’inverse.
Le Tech Observateur : Que recommanderiez-vous pour optimiser l’impact des financements en santé ?
Adama Kane : La digitalisation est le levier le plus efficace : traçabilité, transparence, équité, redevabilité. Un exemple : jusqu’à 45 % des budgets d’action humanitaire peuvent partir dans la logistique. Digitaliser ce processus permet de réduire ce taux à 5 %, avec 95 % des fonds qui atteignent directement les bénéficiaires. C’est ça, la puissance du digital.
Le Tech Observateur : Y a-t-il des modèles africains ou internationaux à suivre pour mieux intégrer la santé digitale ?
Adama Kane : Honnêtement, non. Le Sénégal n’a rien à envier à personne. Nous avons été pionniers. Nos idées sont copiées à l’étranger. Le problème, c’est que nos projets ne sont pas soutenus. L’État, les ONG, les bailleurs doivent jouer leur rôle : encadrer, accompagner, collaborer. Pas concurrencer. C’est ce modèle – chacun à sa place – qui fonctionne partout où l’économie numérique a réussi.
Le Tech Observateur : Quels bénéfices concrets les citoyens peuvent-ils attendre de la digitalisation de la santé ?
Adama Kane : Les bénéfices sont nombreux : meilleure prévention grâce à l’information, accès plus équitable aux soins, réduction des délais et des coûts pour les patients, coordination renforcée grâce à l’interopérabilité, amélioration de la pharmacovigilance, détection plus rapide des épidémies, et surtout, des données fiables pour orienter les politiques de santé.
Le Tech Observateur : Un dernier message ?
Adama Kane : Je parle ici au nom des startups de santé. Accompagner, ce n’est pas seulement les inviter dans des salons ou à des événements. Certaines, comme JokkoSanté, n’ont pas besoin d’argent public. En 2019, nous avons même refusé le financement de la DER. Ce qu’il nous faut, c’est un accompagnement institutionnel sincère. Avec cela, nous pouvons lever des fonds… pour l’État du Sénégal lui-même. Voilà le message que je souhaite adresser aux nouvelles autorités
Le Tech Observateur : Justement, après ce nouveau prix obtenu, pouvez-vous nous donner une description succincte du projet JokkoSante ?
JokkoSanté a été lancé en 2015 sur 2 piliers. Le premier pilier était l’économie circulaire du médicament qui permettait aux particuliers de ramener leurs médicaments non périmés dans les pharmacies et centres de santé et ainsi gagner des bonus qui leur feront économiser sur leur prochaine ordonnance. Malgré un bilan positif sur 2 ans, nous avons décidé d’arrêter ce volet d’économie circulaire suite à la polémique soulevée par à dessein par certains pharmaciens. Pourtant ces mêmes pharmaciens se taisent sur les nombreuses annonces et échanges de médicaments entre particuliers dans les groupes Whatsapp et Facebook
Le second pilier, qui est toujours opérationnel, est le financement innovant de la santé à travers la RSE des entreprises du secteur privé national et international, les ONG, Fondations, etc… Ce second volet a beaucoup évolué depuis 2021 en embarquant des fonctions de gestion de mutuelles de santé ; d’assurance et d’épargne santé, etc.
(Source : Le Techobservateur, 16 mai 2025)