En quinze ans, la filiale de France Télécom est devenue un fleuron ouest-africain. Mais, au Sénégal, des voix s’élèvent pour dénoncer une position dominante devenue un obstacle à l’essor de l’économie numérique.
Directeur général de Sonatel, Cheikh Tidiane Mbaye est indissociable de la réussite de l’opérateur historique sénégalais. Depuis sa nomination en 1988, il a complètement transformé ce qui n’était alors qu’une administration pléthorique et mal organisée pour en faire un des fleurons de l’économie nationale.
En 2011, le général et ses troupes ont réalisé un chiffre d’affaires de 635 milliards de F CFA (968 millions d’euros), totalisant plus de 15 millions d’abonnés pour sa branche mobile au Sénégal, au Mali, en Guinée et en Guinée-Bissau. Coté à la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM), à Abidjan, le groupe représente à lui seul 35 % de la capitalisation de la Place. « Quand le cours de Sonatel bouge, c’est toute la Bourse qui suit », confirme Patrice N’zi, responsable de la recherche au sein de la société d’intermédiation Bici Bourse, filiale de BNP Paribas.
C’est donc avec le sentiment du devoir largement accompli que Cheikh Tidiane Mbaye, 55 ans, va passer la main d’ici à la fin de l’année. Sa présence à la tête de Sonatel n’était d’ailleurs plus vraiment souhaitable depuis que son frère aîné, Abdoul, a été nommé Premier ministre, début avril.
Locomotive. L’opérateur, premier contributeur au budget du Sénégal (10 %), reste en effet fortement lié aux intérêts du gouvernement. En 2011, selon Aboubacar Sadikh Diop, directeur financier, le groupe aurait versé 39 milliards de F CFA au titre des dividendes dus à l’État, toujours détenteur de 27 % de son capital. En y ajoutant impôts, taxes, redevances et droits de douane, la somme versée au Trésor atteint 188 milliards de F CFA. Sur le plan national, Sonatel est aussi une véritable locomotive. « D’après une étude récente, notre activité représente 10 % du PIB », affirme Aboubacar Sadikh Diop.
Au-delà du talent de son patron, la réussite de Sonatel est surtout le résultat d’un schéma de privatisation intelligent où l’intensité de la concurrence a toujours été savamment dosée. Si l’entreprise, privatisée en 1997 au profit de France Télécom (42 % du capital), est dès le départ en compétition avec l’opérateur mobile Tigo, elle garde un monopole sur la passerelle internationale (permettant aux communications d’entrer au Sénégal et d’en sortir) et sur la téléphonie fixe jusqu’à l’arrivée en 2009 d’Expresso, filiale de Sudatel. « Au début, l’État ne voulait sans doute pas d’une bataille stérile et coûteuse pour Sonatel », estime François Dasilva, directeur des études, de la planification et de la législation au ministère des Télécoms.
Stratégie payante pour l’opérateur historique, qui depuis n’a cessé d’asseoir sa domination. Au premier semestre, sa part de clientèle au Sénégal en téléphonie mobile atteignait 64 %, en hausse de quatre points sur un an. Un record, loin devant Maroc Télécom, autre opérateur historique ayant réussi sa privatisation, qui sur ses terres voit par exemple sa part du gâteau, de 47 % actuellement, inexorablement grignotée.
Que des miettes. Pour un nombre croissant d’entreprises sénégalaises, ce leadership, loin d’être positif, est aujourd’hui un obstacle au développement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Au point que certains patrons parlent désormais d’élaborer un plan anti-Sonatel. « Téléphonie mobile, téléphonie fixe, internet, télévision par internet, conception de logiciels, de sites internet, de services informatiques, gestion d’infrastructures... Son hégémonie ne laisse que des miettes aux PME du secteur, regrette un patron. Au milieu des années 2000, on comptait presque une dizaine de fournisseurs d’accès à internet. Aujourd’hui, seule la société ARC a résisté, et encore, parce qu’elle a su se diversifier. »
Même ras-le-bol du côté des centres d’appels, victimes du monopole de Sonatel en matière d’infrastructures et de connectivité internationale. « Les lignes spécialisées indispensables aux centres d’appels sont 300 % plus chères qu’au Maghreb, déplore Algor Bocoum, directeur général de TRG Sénégal, filiale de l’américain The Resource Group. En plus, l’absence d’alternative nous exclut de certains contrats, car les clients exigent une liaison de secours pour assurer la continuité du service. »
« Le problème, ce n’est pas Sonatel, mais l’absence d’une véritable régulation », réagit pour sa part Daniel Annerose, fondateur de Manobi, une start-up spécialisée notamment dans les services web à destination du secteur agricole. « Le nouveau code des télécoms, approuvé en février 2011, prévoit un certain nombre de mesures très importantes pour l’encadrement du secteur [dégroupage de la boucle locale, création d’un statut d’opérateur d’infrastructures, NDLR], mais les décrets d’application se font toujours attendre », regrette enfin Antoine Ngom, président de l’Organisation des professionnels des TIC (Optic), qui fédère une quarantaine d’entreprises.
Pour François Dasilva, « rien ne justifie cependant de limiter le champ d’action de Sonatel ». Même s’il reconnaît qu’Expresso s’est plaint, peu après son lancement, des tarifs pratiqués par l’opérateur historique pour donner accès à son réseau. Ce dernier avait d’ailleurs par la suite baissé ses prix de 26 %. « Pour la portabilité et le dégroupage de la boucle locale, nous ne pouvons rien faire si les concurrents n’en font pas la demande », ajoute le haut fonctionnaire.
Reproches. Reste que l’hégémonie de Sonatel gêne bien plus que les seuls opérateurs télécoms. « En restreignant l’accès à ses plateformes informatiques, le groupe empêche les acteurs des TIC de proposer leurs services à une grande part des utilisateurs de mobile au Sénégal », explique Alassane Blaise Diagne, directeur général de Blaise Electronics. Une situation rencontrée par plusieurs sociétés que Jeune Afrique a pu contacter. « Sonatel devrait davantage faire appel aux prestataires locaux », estime pour sa part Serigne Barro, fondateur de People Input, fournisseur de services web et mobile et partenaire de l’opérateur historique. « On nous reproche [...] de ne pas soutenir suffisamment les PME du secteur des TIC, mais cela devrait changer », reconnaissait récemment Cheikh Tidiane Mbaye, conscient de l’énorme attente suscitée, dans une interview au magazine sénégalais Réussir. Sonatel revendique déjà 18 partenaires locaux pour l’élaboration de services destinés à ses clients mobile, partenaires auxquels il reverse la quasi-intégralité des revenus ainsi générés.
Du côté des intégrateurs (qui réalisent les systèmes d’information des entreprises), on ne croit plus aux promesses du leader des télécoms. « Au lieu d’être une locomotive, Sonatel cherche à prendre tous les marchés, y compris les plus petits, alors qu’à l’international des contrats de 10 millions ou 15 millions de dollars [8 millions ou 12 millions d’euros] lui échappent », déplore Mamadou Thiam, fondateur de la société Nedge PS. Une volonté hégémonique d’autant plus étonnante que Sonatel Business Solutions, la filiale chargée de ce marché, représente seulement 1,5 % du chiffre d’affaires du groupe au Sénégal.
Image ternie. Plus inquiétant encore, certains intégrateurs se plaignent d’être victimes de pratiques anticoncurrentielles, également confirmées à Jeune Afrique par plusieurs directeurs informatiques de sociétés clientes de Sonatel. Une situation dont l’état-major de l’opérateur a d’ailleurs été informé par les membres de l’Optic en octobre 2010. Pas véritablement satisfaites par les mesures prises pour changer la donne, les entreprises concernées devraient de nouveau ouvrir le dossier de l’environnement concurrentiel des TIC à l’occasion de la publication, fin août, d’un rapport sur l’économie numérique. Un dossier qui pourrait ternir l’image d’un des plus beaux groupes sénégalais, au moment où l’artisan de sa réussite s’apprête à passer le relais.
Julien Clémençot
(Source : Jeune Afrique, 6 août 2012)