L’Afrique est l’eldorado des téléphones mobiles opérateurs et fabricants de téléphones portables trouvent un excellent relais de croissance sur le continent noir, largement sous-équipé. Pour réussir, ils ont conçu des modèles et des services adaptés.
Le village de Konkoma est à deux heures de route cahoteuse de la capitale de l’Ouganda, Kampala. Trois baraques en béton bordent la route : une épicerie-droguerie, un bazar d’outils agricoles et la papeterie de Joseph Ssesanga, 25 ans, principal entrepreneur local. L’instrument de sa fortune tient dans la main : un téléphone mobile.
Ssesanga participe au programme Village Phone, initié en 2003 par la Grameen Bank de Muhammad Yunus : pour 200 dollars financés par un organisme de microcrédit, avec un taux d’intérêt à 4% (contre 15% dans une banque), il a acquis, en 2005, un téléphone Nokia et une antenne à mettre sur son toit, une batterie automobile pour fournir l’électricité, et un prix préférentiel d’achat des unités de communication (quarante secondes) à 9 cents de dollar chez l’opérateur MTN (contre 13 cents pour les grossistes en cartes prépayées).
« Ce téléphone a transformé ma vie, c’est comme si j’avais gagné à la loterie », s’émerveille Joseph Ssesanga, reconverti en téléphoniste. En louant son mobile 13 cents l’unité, il a remboursé son crédit en quatre mois. Quand il était fermier, il ne tirait de ses maïs et bananiers plantains que « 1 000 à 3 000 shillings (0,5 à 2 dollars) par mois pour beaucoup de labeur, et qui pouvait être détruit en un instant par la météo ». Maintenant, Joseph Ssesanga peut payer l’école à ses enfants - « une première dans l’histoire de la famille », précise-t-il fièrement... et investir dans de nouveaux téléphones. Il en possède six aujourd’hui, qui lui rapportent 70,5 dollars par mois. Il a confié les cinq autres téléphones à des fermières dans l’arrière-campagne, qu’il rémunère 4 dollars par mois. Chacune loue le mobile à ses voisins, qui consomment une ou deux unités pour se renseigner sur le prix de la banane au marché ou sur l’heure de passage du transporteur.
Une clientèle exponentielle
Cinq ans plus tôt, Ssesanga et les fermiers des environs de Konkoma étaient ignorés des grands opérateurs. Pourquoi les 70% d’Africains ruraux, vivant, selon l’ONU, avec 1 à 3 dollars par jour, auraient-ils besoin d’un portable, et comment pourraient-ils payer ? La réponse est dans les 15 000 « village phones », servant chacun 300 à 400 clients, qui se sont implantés en Ouganda en quatre ans, contre un objectif initial de 500 sur cinq ans. Dans ce pays de 30 millions d’habitants avec un PIB par tête annuel de 300 dollars, les 14% de la population qui possèdent un mobile, avec une facture moyenne mensuelle de 15 dollars... ne sont qu’une minorité urbaine et aisée.
Mais les autres aussi ont besoin du portable : les paysans et les pêcheurs pour connaître les cours des matières premières et vendre au meilleur prix ; les garagistes, les coiffeuses, les couturières, les colporteurs pour s’arranger avec leurs fournisseurs et leurs clients, les femmes de ménage, taxis et ouvriers à la journée pour être joignables, voire se faire de la publicité. « Il y a trois ans, les analystes m’assuraient que le taux de pénétration du mobile ne pourrait dépasser les 25% en Afrique, se souvient Marc Rennard, en charge de ce continent à Orange. Aujourd’hui, on est environ à 28%, et ce n’est pas fini. Grâce à l’économie informelle, le pouvoir d’achat est bien supérieur aux chiffres officiels, et après se nourrir et se loger, communiquer est vital pour les Africains. »
Avec déjà 3 milliards d’abonnés au mobile sur la planète, l’essentiel de la croissance des opérateurs vient désormais des pays émergents. Malgré les guerres et la misère, l’Afrique enregistre 5% de progression de son PIB par an, et sa population devrait doubler d’ici à 2050. Avant 2000, il y avait moins de téléphones dans toute l’Afrique qu’à Tokyo ; fin 2007, il y avait 276 millions d’utilisateurs de mobiles. Et si plus d’un Maghrébin, Egyptien et Sud-Africain sur deux est déjà un adepte, si près de 40% des Sénégalais, Ivoiriens et Camerounais ont un mobile, le potentiel est énorme dans des pays peuplés, tel le Nigeria avec ses 135 millions d’habitants, ou peu développés, comme la République démocratique du Congo (RDC), où le taux de pénétration est de 8%.
Le continent noir fait donc rêver les opérateurs de mobiles. Au début, seuls les Sud-Africains et les Moyen-Orientaux ont osé y investir, comme l’opérateur sud-africain MTN, implanté dans 18 pays, l’émirien Etisalat Moov (10 pays), Celtel (16 pays), fondé par l’Ougandais « Mo » Ibrahim - qui avait alors eu du mal à convaincre les banques-, puis vendu au koweïtien Zaïn. Mais aujourd’hui, le britannique Vodafone, installé en Egypte, cherche à accroître ses parts dans l’opérateur sud-africain Vodacom, implanté dans 5 pays, et dans Safaricom au Kenya.
De son côté, Orange, fort de sa présence historique en Egypte et au Sénégal, s’est étendu à marche forcée dans 15 pays africains, et il reste à l’affût : il est candidat aux privatisations de Ghana Telecom et Algérie Telecom, et s’intéresse à la RDC. Vivendi est là aussi, entré en 2007, via sa filiale Maroc Telecom, au Gabon et au Burkina Faso. Tous ces groupes ont profité l’an dernier en Afrique d’une croissance du nombre d’abonnés de 40 à 50%, du chiffre d’affaires de 10 à 15% tout en dégageant une confortable marge d’exploitation autour de 40%.
Les convoitises sont si aiguisées que même des pays petits et pauvres telle la Guinée (10 millions d’habitants) comptent quatre opérateurs, et que les tickets d’entrée atteignent des prix spéculatifs, comme la troisième licence au Sénégal (10 millions d’habitants) emportée à 200 millions de dollars ! « Cela devient fou, selon Devine Kofiloto, analyste à Informa Télécoms. Outre les problèmes d’infrastructures et l’instabilité politique, le revenu par abonné baissera de 14 à 11 dollars d’ici à 2012, avec le recrutement de clients ruraux plus modestes. »
Des modèles adaptés
Pour réussir, les industriels ont choisi de faire simple : coûts bas et adaptation aux besoins locaux. Nokia, dont la part de marché en Afrique est très supérieure à 40%, n’est menacé sur le continent que par ses propres vieux portables, revendus d’occasion au coin de la rue. Comprenant que le prix de l’appareil est le premier obstacle à l’accès au mobile, il a su comprimer ses coûts de production, et son best-seller, le 1110, se négocie à moins de 40 dollars. Après avoir fait appel à des anthropologues, qui ont notamment étudié au plus près les usages au Ghana, le finlandais a sorti de nouveaux modèles, équipés d’un clavier anti-poussière et surtout d’une lampe torche pour pallier les incessantes coupures d’électricité.
De leur côté, les opérateurs ne facturent pas en Afrique la minute de communication moins cher qu’en Europe. Pour gagner de l’argent malgré la consommation faible de chaque client, ils serrent les coûts : la main-d’oeuvre est bon marché, les équipements de réseau 2G, à présent banalisés, sont bradés, et les frais commerciaux restent modiques dans ces marchés de cartes prépayées où ils ne subventionnent pas le téléphone.
Reste la distribution : elle est peu gourmande, mais doit être d’une proximité maximale. « Les gens n’ont pas d’argent pour prendre les transports et choisissent souvent les plus petites cartes, de cinq minutes, quitte à en racheter une plusieurs fois par jour, dès qu’ils ont gagné une pièce, explique Antoine Pamboro, directeur de Celtel RDC. Il faut qu’il y ait des cartes à vendre partout. » En République démocratique du Congo, outre les salons de coiffure, les garages et échoppes, au fin fond des bidonvilles de la capitale, Kinshasa, la moindre vendeuse ambulante assise sur le trottoir dispose d’un parasol, d’une tablette Celtel, et propose des cartes téléphoniques près de ses paquets de mouchoirs et de sa bassine de haricots.
Des services appropriés
Pour booster les usages, les operateurs développent des services dédiés aux consommateurs africains. Ainsi, face à la pratique populaire du flashing - à court d’unités, on appelle quelqu’un et on raccroche aussitôt ; le destinataire comprend, en fonction d’un code convenu à l’avance, qu’il doit rappeler, ou que le taxi l’attend en bas de l’immeuble... -, Celtel et Orange ont lancé des SMS discount spécifiques « call me back » ou « rappelle-moi ».
Plus fort, MTN, Vodacom et Celtel proposent un système, appelé Me2U ou CpourToi, de transfert de crédit-temps par SMS, qui fait un carton. Micheline Gbotta, jeune enseignante à Brazzaville, au Congo, envoie régulièrement 1 ou 2 dollars d’unités pour être sûre que sa famille, à plus de 400 kilomètres au nord, près d’Owando, puisse l’appeler en cas d’urgence. Un jour, apprenant qu’il fallait de l’argent pour soigner sa grand-mère malade, elle a même envoyé sur le réseau pour 20 dollars de temps de communication... que ses parents ont revendu sur place 19 dollars à un distributeur de cartes prépayées. « Par la poste, ce ne serait jamais arrivé ou trop tard, assure Micheline Gbotta. Mon téléphone a sauvé une vie. »
Dans ces pays où pratiquement personne n’a de compte en banque, où les déplacements sont fastidieux et dangereux, les minutes mobiles sont donc devenues une nouvelle monnaie. Au Kenya, Safaricom a officialisé le système avec son offre de banque mobile M-Pesa (argent en swahili) : ses clients peuvent ouvrir un compte sur leur portable chez ses distributeurs de cartes agréés et aller les voir pour déposer, virer ou retirer du cash moyennant une petite commission forfaitaire. En partenariat avec Vodafone, Safaricom propose même ce service depuis le Royaume-Uni. Wilson Ochola, manutentionnaire à Birmingham, envoie une partie de son salaire via un SMS à sa femme et ses sept enfants restés à Nairobi : « C’est plus rapide, sûr et bien moins cher qu’un transfert par Western Union. »
Autre innovation, l’itinérance internationale au prix des communications nationales, initiée par Celtel entre le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, la RDC, le Congo et le Gabon. Un vrai avantage dans un continent où, selon Michel Elame, directeur de Celtel Congo, « les frontières sont coloniales et certaines populations nomades ». Cette première mondiale, tant sur le plan technique que tarifaire, a valu à Celtel une lettre de la Commission européenne, obligée chez elle de réguler pour obtenir des tarifs de roaming décents. Quand l’Afrique donne des leçons de téléphonie mobile à l’Europe...
Le téléphone mobile a détrôné l’ordinateur
Cette idée a germé dans la Silicon Valley : il fallait « connecter » l’Afrique, c’est-à-dire fournir des ordinateurs et l’accès à Internet aux plus pauvres afin qu’ils s’enrichissent. Mais le projet du chercheur du MIT Nicholas Negroponte de fabriquer un ordinateur à 100 dollars est dans les limbes et, même si l’on donnait les PC, les problèmes d’électricité (70% des Africains n’y ont pas accès) et d’éducation (35% sont analphabètes) ne seraient pas résolus pour autant. Aujourd’hui, affirment les économistes, le mobile - peu cher, moins gourmand en énergie, plus pratique - est l’ultime technologie d’aide au développement. Une étude de la London School of Economies estime même que 10 téléphones de plus pour 100 habitants se traduisent par un gain de 0,6 point de PIB. Le mobile améliore la productivité, économisant temps et trajets. Sans compter les effets induits de la prospérité des opérateurs, souvent parmi les premiers employeurs du pays, premiers annonceurs, premiers contributeurs aux ressources fiscales et redistributeurs de richesses (Celtel donne 1% de son profit pour financer des projets dans l’éducation). C’est bien pourquoi l’Afrique noire compte avant tout sur les mobiles pour réaliser les objectifs 2015 du Millénaire pour le développement de l’ONU : réduire la pauvreté de moitié et éradiquer l’analphabétisme.
Gaëlle Macke
(Source : Challenges, 31 janvier 2008)