Le Covid-19 constitue un véritable défi pour l’humanité à tous points de vue tant il l’interroge sur sa capacité à faire face, avec … humanité, à la crise qu’il a créée. Faire face avec humanité, c’est faire en sorte que la fermeture des frontières rendue nécessaire par la lutte contre cette pandémie ne ferme également les portes d’une solidarité internationale nécessaire pour vaincre la pandémie et réussir la transition à laquelle elle nous invite. Dans cet espoir, exprimons notre compassion à ceux qui ont perdu des êtres chers, notre sympathie à ceux qui sont infectés, notre reconnaissance et notre soutien à tous ceux qui, au quotidien, continuent à prendre soin des corps, des esprits et des âmes en cette période trouble.
L’une des multiples dimensions de cette crise concerne la manière dont le numérique se retrouve au cœur d’un monde qui se réinvente sous nos yeux en luttant pour la vie de ses enfants. En quelques semaines, l’utilisation des produits et services numériques s’est répandue à travers le monde à une vitesse comparable à celle de la propagation de ce virus. Cette amplification sans précédent des usages numériques a permis, d’une part, de révéler les carences de l’Afrique dans sa transformation numérique, d’autre part et en conséquence, de montrer la marge importante de progression de ce Continent pour saisir les opportunités que lui offre le numérique et que le Covid-19 éclaire d’un nouveau jour.
Le Covid-19, un amplificateur des solutions numériques dans le monde
La puissance du numérique dans le contexte de la crise du Covid-19 s’est imposée partout à travers le monde. Il produit un impact réel et important tant en matière de santé publique que dans tous les secteurs. Les solutions numériques ont ainsi permis de mieux gérer la surveillance de la propagation du virus, la disponibilité des places d’hospitalisation et l’orientation des malades nécessitant une hospitalisation, la disponibilité des médicaments et autres produits médicaux grâce notamment à l’impression 3D ou une meilleure gestion de l’approvisionnement etc.
L’utilisation des solutions numériques d’enseignement à distance, de mise à disposition de contenus d’enseignement via internet ou par applications mobiles a partout explosé. Pendant ce temps, les travailleurs dont le métier le permet ont été massivement mis au télétravail. Les loisirs numériques (jeux électroniques et en ligne, fournisseurs et applications de contenus multimédia en ligne : Netflix, Prime vidéo, Apple Tv, YouTube etc.), les applications de coaching sportif et de sport en ligne ont également connu une multiplication de leurs utilisateurs et des temps d’utilisation. Le commerce électronique supplée la fermeture des magasins physiques et les restrictions des déplacements. Dans le même temps, le recours aux solutions de paiement à distance a également connu une progression importante. Même l’immobilier n’y échappe pas, les transactions immobilières à distance ayant été autorisées exceptionnellement dans certains pays. Le revers de cette progression rapide de l’utilisation des solutions et ressources numériques réside toutefois dans une augmentation en parallèle de la cyberdélinquance, des fake news et d’autres risques numériques. La fracture numérique s’accompagnant d’une fracture « cybersécuritaire », l’Afrique se trouve, à nouveau, plus exposée aux risques numériques. Ce n’est pas la seule carence en matière de transformation numérique dans le continent.
Le Covid-19, un révélateur des carences de la transformation numérique en Afrique
L’Afrique n’est pas très avancée dans la préparation de sa transformation numérique. D’importantes initiatives ont été prises ces dernières années, à l’image du projet Smart Africa. Certains pays ont également mis en œuvre des initiatives nationales qui leur ont permis d’être en avance.
La réalité de l’Afrique numérique est, toutefois, faite de carences importantes dans ce domaine. La première est l’absence d’une vision prospective claire, inclusive et endogène de la transformation numérique en Afrique. Il existe, certes, ça et là, des stratégies nationales en matière numérique mais elles sont rares et souvent inscrites dans un horizon temporel inférieur à une dizaine d’année, autant dire dans un très court terme au regard de la prospective.
En l’absence d’une telle vision prospective, la mise en place des piliers importants pour soutenir la transformation numérique n’est pas traitée comme une priorité. Les politiques publiques en matière de transformation numérique manquent d’ambition, lorsqu’elles existent. Les infrastructures sont faibles, les compétences aussi rares que les ressources financières ; l’environnement juridique et institutionnel inexistant ou peu favorable. L’absence de ce support de la part des États pour permettre l’éclosion et le développement d’acteurs africains du numérique forts nous prépare à une transformation numérique africaine imposée, pensée ailleurs, selon la vision et les orientations d’acteurs majeurs, publics et privés, venant d’ailleurs, les acteurs africains étant alors cantonnés au tâcheronnat dans un développement numérique « africain » exogène et extraverti qui ne servirait pas le bien-être des populations africaines.
Le scenario est d’autant plus probable que les Etats africains ne pensent pas la souveraineté numérique et ne prennent pas, en conséquence, les mesures propres à la construire. L’histoire a une fâcheuse tendance à se répéter et il est une vérité empirique : tout ce qui arrive dans l’histoire se répétera ! La question est alors de savoir si, tirant les leçons du passé, nous serons prêts pour la prochaine ? Lorsque la souveraineté, osons dire analogique, de l’Afrique, a été atteinte dans le passé, à travers la colonisation, notamment, nous n’y étions pas préparés. Le sommes-nous aujourd’hui davantage face aux risques nombreux d’atteinte à la souveraineté, numérique cette fois, que nous n’avons même pas fini de penser ?
Le Covid-19, un annonciateur des opportunités du numérique pour une nouvelle Afrique.
Le monde, l’Afrique comprise, ne sera pas le même après cette crise et nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion profonde sur nos modèles de civilisation, nos modèles écologiques et environnementaux, nos modèles économiques, nos modèles politiques… L’Afrique est tenue, comme le reste du monde, à engager sa transformation post-Covid 19 qui commence dès maintenant. La transformation numérique de l’Afrique y est incontournable. Les chantiers sont nombreux mais nos ressources, contrairement à ce que l’on nous dit souvent, sont infinies, lorsqu’elles puisent dans les intelligences collectives et connectives des africains et leur extraordinaire vitalité : intelligences humaines et sociales, écologiques et environnementales, politiques, culturelles…
Le Covid-19 nous offre l’opportunité de fonder une nouvelle vision, endogène, inclusive, d’une nouvelle Afrique numérique et d’affirmer les valeurs essentielles sur lesquelles reposent cette vision de l’Afrique.
La construction des infrastructures nécessaires en vue d’assurer une connectivité permettant un accès universel à l’énergie et au très haut débit (fibre optique, 4G, 5G) partout sur le continent est une condition essentielle pour la réalisation des objectifs de la transformation numérique du Continent. Elle est nécessaire pour faire émerger une véritable industrie du numérique reposant sur une recherche développement de pointe, faite avec des centres de recherches et entreprises africaines en partenariat les géants mondiaux du secteur en vue d’être en mesure de produire des objets connectés, tablettes, ordinateurs etc. et de profiter des innovations de l’impression 3D pour le marché africain.
L’enseignement à distance peut se généraliser en mobilisant les nouvelles technologies et ressources numériques : plateformes d’enseignement à distance performantes ; réalité virtuelle permettant de réelles mise en situation d’apprentissage ; visioconférence et audioconférence pour mettre à profit certaines spécificités culturelles telles que l’oralité et amoindrir les effets de l’analphabétisme ; bibliothèques numériques ; mutualisation de l’ensemble de ces ressources et enseignements pour faire face à la rareté des spécialistes dans certains domaines, tout le continent pouvant, par cette magie du numérique, accéder aux mêmes enseignements.
Les technologies et ressources numériques peuvent également être mobilisées pour le développement d’une agriculture (au sens large) performante et qui respecte la Terre et les écosystèmes. Les technologies de prévisions météorologiques, les technologies d’amélioration des systèmes d’arrosage, de contrôle de l’état des sols, de surveillance et lutte contre les parasites et autres dangers contre les cultures etc. peuvent permettre une amélioration des rendements tout en préservant les ressources en eau et l’environnement.
Une telle agriculture constitue le premier acte d’une politique de santé publique intelligente en Afrique. La santé dépend très largement de ce que l’on mange et de l’environnement dans lequel on vit. Des technologies numériques propres au secteur de la santé peuvent permettre de compléter les mesures d’hygiène alimentaire et environnementale, grâce notamment à la télémédecine, à l’impression 3D ou aux applications de suivi et surveillance de la santé et des maladies.
L’ensemble des secteurs économiques peuvent profiter de la transformation numérique en commençant par les secteurs relevant directement de l’économie numérique : communications numériques, commerce électronique, banque et finance numériques. L’effet levier du numérique peut également aider à développer d’autres secteurs comme l’artisanat, les arts, le transport…
Les États doivent toutefois être les premiers acteurs de la transformation numérique de l’Afrique en opérant rapidement leur propre transformation numérique. Le Gouvernement et l’Administration numériques doivent devenir une réalité en Afrique… La dématérialisation des démarches et procédures administratives dans tous les secteurs doit être une priorité, de l’éducation à la santé, de la justice à l’administration territoriale et décentralisée. La justice économique et la justice de manière générale devraient également tirer profit du numérique pour des procédures plus rapides et transparentes, des chaines judiciaires plus fluides, un traitement des différends plus souples etc. Les agents de l’Etat comme ceux du privé pourraient ainsi utiliser, lorsque c’est nécessaire, le télétravail.
Ce ne sont là que des exemples de ce qui peut être fait pour réinventer les sociétés africaines au sortir de cette crise grâce au numérique. De cette manière, les Etats africains pourront exister, d’un point de vue numérique et, par suite, penser leur souveraineté numérique. Cela passe par la mise en place d’un cadre juridique et institutionnel du numérique capable de fonder la confiance dans le numérique. Les États doivent toutefois, pour assumer leur souveraineté numérique, poser les bases juridiques et institutionnelles de la cybersécurité, de la lutte contre la cybercriminalité, les cybermenaces et la cyberguerre.
Penser et construire la souveraineté numérique en Afrique, c’est ainsi repenser les Etats africains dans toutes leurs dimensions, à l’aune du numérique. Le Covid-19 nous a montré les limites des réponses aux crises du monde actuel basées sur une raison, une réalité, des ressources et outils analogiques uniquement. L’Afrique peut se réveiller au lendemain de cette pandémie avec des élites conscientes du caractère vital de notre transformation numérique et engagées à la mener au bénéfice du bien être individuel et collectif de chaque africain. Ce serait une belle leçon de crise…
Boubacar Diallo, Associé, Carapaces – Stratégies & Conformités
(Source : Financial Afrik, 18 avril 2020)