Cheikh Tidiane Ndiongue (Ancien directeur des Etudes et de la règlementation des postes et télécommunications) :’Cette affaire Global voice est suspecte’
samedi 31 juillet 2010
Ingénieur-électronicien, spécialisé en télécommunications et diplômé de l’Ecole nationale supérieure de l’électronique et de ses applications (Ensea de Paris, Cergy-Pontoise), Cheikh Tidiane Ndiongue compte plus de 28 ans d’expérience dans le secteur des télécommunications et des technologies de l’information et de la communication. Acteur-clé de tout le processus qui a mené à la libéralisation et à la mise en place du cadre institutionnel des télécommunications, il est, donc, la personne indiquée pour se prononcer sur l’actualité marquée par la passe d’armes entre Sonatel et Global voice, relativement à la gestion des appels internationaux entrants. Interpellé à la suite des deux parties, il trouve suspect le contrat de Global voice et doute qu’il y ait eu enrichissement sans cause.
Wal fadjri : Comment analysez-vous la polémique autour de la gestion du trafic des communications internationales qui vient d’être confié par l’Etat à Global voice groupe ?
Cheikh Tidiane Ndiongue : Je vous dirais, d’emblée, et pour ne rien vous cacher, que cette affaire Global voice est suspecte. Et cela, pour trois raisons principales. La première raison est un peu liée à la pertinence des raisons qui sont avancées. Lorsque je l’ai entendu, j’étais un peu choqué de la part de l’Agence de régulation des télécommunications et des postes (Artp). La Sonatel a augmenté ses tarifs de 4 centimes d’euro sur les minutes de télécommunications internationales. Et ils disaient (les dirigeants de l’Artp, Ndlr) qu’ils étaient d’accord avec la Sonatel dans ce cadre-là parce que les prix sont trop bas. Donc, le directeur de l’Artp a décidé d’ajouter 7 centimes d’euro sur le trafic international. Alors, je trouve cela choquant. Parce qu’en termes d’économie dans un pays, il y a ce que l’on appelle des avantages comparatifs. Ce n’est pas parce qu’un prix est bas qu’il faut le relever. Cet argument-là est d’une légèreté inouïe. Et ils n’ont qu’a demander aux Sénégalais s’ils trouvent que les prix sont bas ou pas. Alors, à ce niveau de responsabilité, avoir un tel raisonnement est une chose qui m’a choqué. Autre chose qui m’a choqué, on semble négliger le fait que l’argent qui est récupéré ne tombe pas du ciel. Ils vont prendre cet argent-là dans la poche des Sénégalais. Que ce soit 7 centimes, 8 ou 9, ce sont les Sénégalais qui vont encore une fois le payer ou une partie des recettes de la Sonatel.
Et ceci n’est pas négligeable. C’est inouï et les gens en parlent comme si c’était quelque chose de tout à fait naturel. Donc, qu’on soit clair : l’argent qu’on va récolter, c’est le contribuable sénégalais qui va le payer. L’autre chose est que j’ai l’impression qu’il y a un enrichissement sans cause. Moi, j’aimerais bien qu’on me dise quels sont les investissements que Global voice va opérer dans ce pays et quelle est la part qui lui revient. On parle de 50 %. Mais il y a des ingénieurs télécoms dans ce pays et on ne peut leur raconter n’importe quoi. J’ai des doutes. Aussi, sur la pertinence des arguments, on parle de fraude sur les télécommunications internationales. Moi, je dis qu’il faut voir également ailleurs. Car, il y a une fraude certaine dont personne ne parle. Et cette fraude-là, c’est l’Artp qui en est responsable. Parce que l’Agence de régulation des télécommunications accorde à des particuliers des stations Vsat qui sont installées dans ce pays et que tout le monde voit. Et, c’est un secret de Polichinelle que certains d’entre eux raccordent un point de cette station Vsat au réseau public téléphonique commuté. Ce qui permet au propriétaire du Vsat lui-même de vendre de minutes de trafic sur le plan international. Cela, la Sonatel n’en est pas responsable. C’est à l’Autorité de régulation du secteur des télécommunications d’y veiller.
Donc, est-ce qu’on peut lire dans cette histoire une faillite de l’Artp dans sa mission régalienne ?
Je l’avais dit en quittant mes fonctions en 2004 : s’il y avait de grands chantiers que l’Agence de régulation des télécommunications et des postes devait ouvrir pour améliorer la concurrence dans le secteur des télécommunications, ce serait le dégroupage de la boucle locale de la Sonatel, la portabilité du numéro, etc. Aujourd’hui, il y a un chantier extraordinaire dans lequel l’Artp aurait dû, également, investir, c’est la mutualisation des infrastructures de transmission dans le secteur des télécoms comme dans le secteur de la radiodiffusion-télévision. Car, on a plusieurs acteurs et si on laisse à chaque acteur le soin de développer ses propres affaires de transmission, de diffusion, surtout dans le haut débit, cela va constituer un coût énorme pour la collectivité. Et il appartient à l’Artp d’ouvrir ce type de chantiers. Voilà, là où l’on attend l’Artp au lieu de chercher à récupérer de l’argent pour le placer dans des sociétés d’assurance, pour rémunérer ses membres, etc. C’est dommage. Une agence de régulation des télécoms que l’on n’entend que pour recouvrer, placer, utiliser des recettes ou s’octroyer des primes. Il y a des chantiers extraordinaires à faire dans la régulation pour au moins avoir le même rythme de croissance du secteur constaté entre 1985 et l’an 2000. Ce sont des chantiers énormes qui demandent plus de la matière grise qu’autre chose.
A vous suivre, on croirait que c’est l’Etat qui, avec la Rituel et la surtaxe des appels internationaux, est en train de soutirer davantage d’argent aux sénégalais ?
Mais exactement. Parce que cet argent-là dont on parle, une partie sera tirée de la Sonatel. Mais, la plus grosse contrepartie, c’est le contribuable sénégalais qui va le payer. On parle d’une éventuelle fraude de l’opérateur qu’est la Sonatel. Mais, je trouve cette accusation d’une gravité extrême pour une entreprise qui se veut citoyenne. Donc, je pense qu’il est un impératif pour la Sonatel d’aller jusqu’au bout dans sa plainte. Mais je me demande où est l’Agence de régulation des marchés publics (Armp). Parce que, je doute de la légalité du choix de Global voice. Quand est-ce qu’on a lancé l’appel d’offres ? Où est le dossier d’appel d’offres ? Qui a fait le choix ? C’est autant de questions pour lesquelles on n’a pas de réponses. Mais, je trouve cette affaire comme une entorse au code des marchés, notamment en son article 80.
De plus, je doute de la conformité du décret par rapport à un traité international comme celui issu de la Conférence internationale sur les télécommunications internationales de Melbourne (Australie) à laquelle j’ai eu l’honneur de participer en tant que chef de la délégation sénégalaise en 1988. Un traité international qui est entré en vigueur en 1990 et que le Sénégal a signé et ratifié. Je doute de la conformité de ce décret par rapport à certaines dispositions de ce traité international. Je doute également de la conformité de ce décret par rapport aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) sur les services. Je doute aussi de la conformité de ce décret par rapport à plusieurs centaines d’accords signés par la Sonatel, sur la base de ce traité de Melbourne, avec des opérateurs extérieurs. Je doute aussi de la conformité de ce décret par rapport à la convention de concession liant l’Etat du Sénégal et Sonatel qui a été signé en 1997.
Quelle conséquence cette affaire-là pourrait avoir sur la survie de la Sonatel ?
On dit toujours que trop d’impôts tuent l’impôt. Et là, c’est la même chose. Si les tarifs sont exorbitants, cela va encourager la fraude. Cela va pousser les gens à utiliser d’autres voies pour acheminer les communications internationales. Je viens de vous parler des antennes Vsat. Donc, il va y avoir plus de fraude à travers les réseaux Vsat qui sont installés partout dans le pays. Et lorsqu’on prend en compte l’importance des montants tirés des balances de trafic sur le budget des opérateurs comme la Sonatel, on notera que cela va se traduire par des pertes de recettes considérables....
Est-ce que cette surtaxe va remettre en cause la compétitivité des opérateurs sénégalais sur le plan international ?
Bien sûr. Lorsque, de l’extérieur, on se rend compte qu’en passant par la Sonatel, c’est maintenant trop cher, on va essayer d’utiliser d’autres circuits moins coûteux que ce circuit traditionnel. Et quand les opérateurs étrangers vont choisir d’autres circuits, cela va se traduire par des pertes de recettes inestimables pour la Sonatel qui faisait aussi transiter des appels vers d’autres pays grâce à son bon réseau. Et cela va constituer la mort programmée de l’opérateur qu’est la Sonatel parce que les recettes tirées des balances de trafic représentent des parts assez importantes des recettes de cette société.
Pensez-vous que l’Arpt pouvait trouver une autre solution pour augmenter les recettes de l’Etat et lutter contre la fraude que de confier à Global voice la gestion de ce trafic avec la contrepartie annoncée ?
Moi, mon opinion personnelle sur la question c’est que l’Artp, au lieu d’utiliser les ressources pour les placer dans des sociétés d’assurance, doit investir pour le contrôle effectif de ce trafic international. Elle peut le faire parce qu’elle en a les moyens. Et encore une fois, moi je ne vois pas pourquoi le Sénégal irait chercher un tiers pour contrôler ce type de trafic. Nous avons les compétences pour cela. Il y a des Sénégalais qui peuvent acquérir le matériel, rentrer dans le système de la Sonatel et d’Expresso et faire le travail correctement.
Mais Global voice va opérer pendant 5 ans et livrer tout le matériel et les compétences à l’Artp. Donc, ne pensez-vous pas que l’agence va y gagner, à long terme ?
Je ne peux pas me prononcer sur cela. Je doute qu’il y ait enrichissement sans cause. Parce que 5 ans, c’est 60 mois et quand on parle de 5 milliards de francs Cfa par mois, cela va faire 300 milliards sur toute la durée du contrat. Ce qu’il faut savoir, c’est est-ce que Global voice group peut justifier d’investissement à opérer dans ce domaine-là qui justifierait qu’on lui donne la moitié de cet argent-là. C’est pourquoi, je doute que cela soit un enrichissement sans cause. Cela est une des clés du problème. Moi, je peux comprendre que quelqu’un vienne investir pour gagner de l’argent sur dix ans. Mais que quelqu’un vienne gagner, au bout de 5 ans, 300 milliards, il faut qu’on m’explique pour que je puisse l’avaler. Je crois qu’il y a, dans ce pays, des ingénieurs qui comprennent exactement comment les choses fonctionnent, qui ont fait leurs preuves, et qui peuvent faire cela. Je pense que, dans ce pays, s’il y a un secteur qui marche, c’est le secteur des télécoms. Et cela est l’œuvre de Sénégalais qui ont travaillé pendant une vingtaine d’années, avec beaucoup d’abnégation, de désintéressement, pour que l’on en arrive là aujourd’hui. Ces Sénégalais, ils sont encore là et sont disposés, pour n’importe quelle commission d’enquête, à faire le travail d’expertise nécessaire pour éclairer la lanterne de leurs compatriotes.
Les travailleurs de Sonatel parlent de tentative de liquidation de leur entreprise avec les différents actes posés par l’Etat ces derniers mois. Etes-vous de cet avis ?
Je ne dirais pas non. Parce qu’il y a quelque deux ou trois mois, je disais, dans une radio de la place, que dans l’affaire Sudatel, il a été violé l’un des principes fondamentaux de la loi, c’est-à-dire l’égalité de traitement de l’Etat vis-à-vis des opérateurs. On a parlé des exonérations faites à Sudatel. Même si j’ai vu un communiqué niant cela, ils oublient qu’ils ont des fournisseurs de services à qui depuis trois ans, ils demandent de ne pas mettre la Tva sur leurs factures. Donc, on a introduit dans ce pays une inégalité de traitement entre les opérateurs. Ce qui n’est pas du tout normal. On doit soumettre les opérateurs au même régime en matière de fiscalité. Parce que si Sudatel à une licence globale, la Sonatel aussi en a. Je n’ai jamais compris cette histoire de 3G+ avec le blocage d’Orange pour la commercialiser. Vu comment les choses évoluent, je pense que les travailleurs de la Sonatel sont tout à fait fondés à croire que leur entreprise fait l’objet d’une persécution.
Trouvez-vous normal que, en dix ans, l’Etat puisse revenir sur la vente de la licence de l’opérateur Tigo ?
Je me suis déjà prononcé très clairement sur cette question-là il y a quelques mois. Je suis d’autant plus à l’aise pour parler de la licence de Sentel que je n’ai pas pris part au processus. Mais, dans le différend entre l’Etat et cet opérateur, effectivement, je pense qu’au nom du principe de la continuité de l’Etat, ce décret-là qui approuve la convention de concession de Sentel n’aurait jamais dû être résilié. La deuxième chose, c’est que même si l’Etat, légitimement, prétendait à être rémunéré dans le cadre de cette licence comme l’ont fait d’autres pays comme la Côte d’ivoire et le Nigeria, il y a des pays qui ont pris d’autres options. Parce qu’au départ, quand on vendait des licences de téléphonie mobile, il y a des pays qui ne demandaient pas de ticket d’entrée. Ils préféraient mettre en place un cahier des charges avec des investissements très lourds plutôt que d’encaisser de l’argent. C’était une façon de pousser l’opérateur à beaucoup investir pour développer ce secteur émergent pour couvrir la totalité de leur pays le plus rapidement possible. Même si ces pays sont revenus dessus pour réclamer maintenant des tickets d’entrée quand ils ont vu le montant des ventes de licences ailleurs.
Donc, c’est tout à fait légitime que l’Etat puisse demander quelque chose. Mais là où je ne suis pas d’accord, c’est que l’on se lève un matin pour dire à Sentel que vous allez payer la même chose que nous avons obtenu dans la vente de la licence de Sudatel, c’est-à-dire 200 millions de dollars, soit près de 100 milliards de francs Cfa. Ce n’est pas juste. Tigo a une licence de téléphonie mobile et Sudatel a une licence globale pour exploiter le mobile, le fixe et l’internet. Le segment de Tigo est une partie du marché donné à Expresso. En outre, cette entreprise-là a bénéficié d’exonération alors que Tigo n’en a pas bénéficié. Je crois que c’est en tenant compte de ces deux éléments que l’Etat pourra s’entendre avec Tigo.
Propos recueillis par Seyni Diop
(Source : Wal Fadjri, 31 juillet 2010)