La présence des quatre membres de la cellule antipiratage de Canal + au Sénégal n’a pas l’air de déranger cette vieille dame qui nettoie son linge dans de grandes bassines, au fond d’une cour ensablée. Pourtant, juste à côté d’elle, se cache le précieux sésame que recherchent ces hommes : une dizaine de décodeurs, magnétoscopes et lecteurs de CD, poussiéreux, pas de la dernière génération non plus, mais bien différenciés par des petits autocollants jaunes, cachés derrière une porte en bois. En bas, mieux dissimulé, le décodeur Canal +. Cette fois-ci, il n’y a pas eu de bousculade, ni d’émeute. Car depuis que la cellule fait des tournées pour mettre fin aux branchements clandestins mis en place par des pirates qui trafiquent son réseau, l’accueil n’est pas toujours aussi calme, « parfois on nous reçoit avec des coupe-coupe », dit l’un des membres. Ils ne portent pas de tenue de rangers, sont calmes et discutent avec les habitants pour expliquer qu’ils ne font que leur travail : démanteler les réseaux clandestins.
Dans ce quartier de Pikine, une banlieue populaire de Dakar, Madjiné S., un électricien de 34 ans, a fait de cette activité son gagne-pain. Un coup de fil de sa sœur et il rapplique, après s’être assuré que les forces de l’ordre étaient absentes, « sinon je ne serais pas venu, j’ai peur », précise-t-il. Dans sa modeste chambre, il raconte, en suant à grosses gouttes. Depuis un an et trois mois, il fait le bonheur de ses voisins, 67 selon lui, en les branchant pour 2 000 francs CFA (3 euros) par mois à CanalSat. 535 euros d’investissement pour 150 euros de profit chaque mois, explique-t-il. « Je sais que c’est interdit, j’avais même arrêté à cause de la médiatisation des arrestations mais j’ai repris. Je suis chef de famille », et le piratage lui permet de la faire vivre.
Sanction. Un credo que les membres de la cellule sont habitués à entendre. Un rapide coup d’œil vers la porte en bois d’où partent des fils dans tous les sens, reliés à des maisons qui en relient d’autres et la sanction tombe : « Nous, par expérience, on sait qu’il a beaucoup plus de clients qu’il prétend. On l’évalue à deux fois plus. » Une tête passe la porte, c’est l’aide de Madjiné, son employé. A lui seul il ne peut pas satisfaire tous ses clients. « On estime, pour le piratage clandestin, que le nombre de raccordements dépasse le nombre d’abonnés », explique Oleg Baccovich, directeur général de Canal Horizon. 25 000 personnes sont abonnées à Canal + au Sénégal, la marge de progression reste importante. « Mais je vous donne l’exemple de la Tunisie ou du Maroc où on avait 60 000 abonnés et on a dû plier bagage à cause du piratage. Ici, la croissance diminue sérieusement à cause du piratage qui prend le dessus. On a peur que la courbe s’inverse et qu’on perde des abonnés », précise Oleg Baccovich.
Dans sa chambre, T. est tranquillement installé sur son matelas, un verre de thé à la main. Ce soir, c’est match de foot sur Canal +. Pour 3 euros par mois, il reçoit cinq chaînes sélectionnées par son fournisseur. « Rien que la parabole est chère, alors que là, c’est abordable », explique le jeune homme. Pour se brancher, il a dû payer 38 euros, câblage compris. Bien loin du prix du décodeur et de l’abonnement du groupe français qui doit aussi lutter contre ses concurrents qui proposent des bouquets moins onéreux.
Démantèlement. « On a un tarif qui est cher vis-à-vis du pouvoir d’achat en Afrique, mais si nos concurrents payaient les droits d’auteur et le transport satellite, on aurait les mêmes tarifs », poursuit Oleg Baccovich, qui parle cette fois-ci du piratage professionnel. Des bouquets diffusés par des opérateurs concurrents qui proposent des abonnements à meilleur prix. « Pour l’Euro 2008, le préjudice est estimé à plus de 700 000 euros », précise-t-il. Si Canal + a obtenu les droits de retransmission des matchs, il était pourtant très facile de les voir sur d’autres bouquets. La justice, saisie pour cette affaire, a d’ailleurs donné raison à Canal + et ordonné l’arrêt des retransmissions des matchs sur ces bouquets. Madjiné a quelques jours pour se présenter au siège de Canal +. De là sera décidé soit la simple saisie du matériel, soit le dépôt d’une plainte, avec démantèlement du site et assignation en justice.
Depuis 2007, une brigade de la police antipiratage accompagne la cellule de la chaîne lors de gros coups, comme ce pirate qui avait près de 800 maisons connectées. L’endroit est ciblé, la porte défoncée quand il le faut et l’opération rapide. En 2007, plus de 450 personnes ont été arrêtées. La brigade de police fait du flagrant délit et procède aux arrestations ; la cellule de la chaîne cryptée ne peut que confisquer les cartes Canal. Le fournisseur de T. a lui-même été pris, a fait trois mois de prison et a repris ses activités. « La brigade ne peut pas gérer tout le territoire, explique T. Et puis, il y en a qui sont vite relâchés, ils savent s’arranger. »
Marie-Laure Josselin
(Source : Libération, 27 août 2008)