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La télévision numérique en Afrique : une révolution pour les publics ?

vendredi 26 juin 2015

L’arrivée de la TNT en Afrique suscite l’attention autour des enjeux pour les États, les éditeurs de contenus, les opérateurs et distributeurs… Mais qu’en est-il de cette révolution numérique du point de vue des publics, souvent oubliés dans les débats sur les médias africains ?

Le secteur audiovisuel africain bruisse de la nouvelle du rendez-vous du 17 juin 2015, date à laquelle une trentaine de pays africains étaient censés muter vers une diffusion numérique terrestre de la télévision, selon l’engagement pris en 2006 devant l’Union internationale des télécommunications (UIT). Sans être totalement un rendez-vous manqué, une vingtaine de pays ont entamé le processus, seuls cinq pays auront procédé à leur DSO (Digital switch over : coupure du signal analogique et passage exclusif au signal numérique) en juin 2015 : Île Maurice, Tanzanie, Rwanda, Malawi et Mozambique. Des poids lourds du continent dotés d’un secteur médiatique très dynamique ont demandé un délai. Le Kenya, emmêlé dans des procédures judicaires entre l’État et les groupes de médias nationaux, envisage décembre 2015, le Nigeria décembre 2016 pour le passage à la TNT. Même l’Afrique du Sud ne prévoit son DSO qu’en 2017. Il est donc attendu que la date de 2020 devienne la nouvelle date de passage pour l’ensemble du continent [1], prolongeant ainsi l’ère des négociations, des hésitations et des choix technologiques, commerciaux, juridiques et politiques.

Malgré cet échec relatif en termes de calendrier, la numérisation de la diffusion audiovisuelle n’en finit pas d’occuper les rapports, les conférences internationales [2], les salons professionnels [3], les bureaux d’études et stratégiques et les festivals [4] . Ce passage est alternativement présenté comme une étape historique, une révolution, « un bouleversement technologique » propice « au développement de l’économie numérique et la génération d’emplois et de richesses » [5]. Cette transition marquerait les « débuts d’une nouvelle ère » [6], permettant de « soutenir le développement économique et social et d’encourager la réalisation de programmes liés aux ODM (Objectifs du millénaire pour le développement) » [7].

Une transition numérique chargée de lourdes attentes qui ne sont pas sans rappeler la relation particulière nouée entre médias et développement en Afrique, sur laquelle il serait trop long de revenir ici, mais qui attribue depuis les années 1960 une « mission » de développement aux médias africains [8]. Sans vouloir remettre en cause la portée de cette évolution réelle et d’importance, il s’agira plus simplement de s’interroger sur les enjeux d’une telle mutation pour un des pôles majeurs du processus de communication, les publics, acteurs souvent oubliés dans les débats sur les médias africains. [9].

Alors que de nombreux documents soulignent les enjeux pour les États (dividende numérique, souveraineté, nouvelles possibilités pour les services d’Internet, accessibilité) [10], les éditeurs de contenus (focus sur la production et non plus sur la diffusion, coûts d’entrée moins élevés, opportunités pour les éditeurs internationaux et locaux, etc.., les opérateurs et distributeurs de signal (concurrence, appels d’offres, gestion des multiplex), les enjeux sont également importants pour les publics. En observant cette transition numérique depuis le lieu et l’expérience des publics, quels sont les questions, enjeux et débats qui émergent ?

Si les enjeux abordés sont loin d’être exhaustifs, ils apparaissent néanmoins comme centraux et sont soumis à la discussion. Ils concernent essentiellement l’Afrique subsaharienne.

La télévision numérique en Afrique : une histoire déjà ancienne et plurielle

La télévision numérique terrestre (TNT) ne sera pas la porte d’entrée de la télévision numérique en Afrique. La diffusion numérique de la télévision existe déjà depuis les années 2000, essentiellement sous le mode satellitaire. L’enjeu de la migration de 2015/2020 est avant tout de faire cesser la diffusion analogique. Plusieurs modes numériques de diffusion existent : le câble, le satellite, le numérique terrestre, l’ADSL sur le réseau fixe téléphonique, la téléphonie mobile GSM (ou 4 G). En Afrique, le satellite est très largement majoritaire. L’accord GE-06 signé à Genève par les pays africains en 2006 les engage à cesser la diffusion analogique et à mettre en place la diffusion numérique terrestre selon des modalités à choisir par chacun des États mais selon des normes techniques décidées au niveau continental [11].

Le passage à la TNT, du point de vue des publics, ne va donc pas être une innovation radicalement nouvelle. Alors qu’on estime à 600 le nombre de chaînes hertziennes (télévision analogique terrestre) encore en activité aujourd’hui sur le continent, les opérateurs satellitaires distribuent déjà 2 000 chaînes en numérique.

Le secteur de la télévision satellitaire est d’ailleurs un des plus dynamiques avec celui de la téléphonie mobile. C’est, aujourd’hui, la voie majoritaire d’accès à la diffusion numérique télévisuelle. Selon le bureau d’études Balancing act, il y aurait début 2015 16 millions d’abonnés payants au satellite, 7 millions en TNT pour 110 millions de postes de télévision sur le continent. 20 % des postes recevraient déjà un signal numérique, dont 14 % via le satellite. Un des enjeux des années à venir sera justement de jauger l’équilibre entre ces deux formes de diffusion. La TNT va-t-elle supplanter la télévision satellitaire ou, au contraire, rester lettre morte du fait des avantages notables de la télévision satellitaire (ancienneté, très bonne couverture géographique, bouquets de chaînes plus importants, etc.) ? Les opérateurs économiques sont en train de mener une bataille disputée, donnant à penser pour le moment à une complémentarité des deux modes opératoires.

Startimes, groupe chinois leader de la distribution de télévision payante (revendiquant 4,6 millions d’abonnés sur le continent début 2015), s’est taillé la part du lion en misant dès le début sur la télévision numérique terrestre. Pourtant, Startimes renforce actuellement son opérateur de diffusion satellitaire (StarSat), se positionnant ainsi clairement sur les deux tableaux [12]. Le groupe sud-africain Mutlichoice, deuxième opérateur de télévision payante en Afrique (2,4 millions d’abonnés en mai 2015), ménage lui aussi les deux modes de diffusion. Largement dominant avec son bouquet satellitaire DStv, il reste positionné sur la TNT avec son offre GoTv. De même, Canal Sat (groupe Canal+, France), qui réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires à l’étranger en Afrique, a longtemps dénigré la TNT. Pourtant, lui aussi a fait le pari du double positionnement, puisqu’il a signé en décembre 2014 avec le Congo Brazzaville une convention d’exploitation pour la TNT.

Ces dernières évolutions laissent penser qu’il n’y a pas lieu d’opposer TNT et télévision par satellite. Les opérateurs eux-mêmes convergent, et plusieurs études laissent penser que le satellite pourrait servir de complément à la couverture géographique en cas de défaut d’antennes relais de la TNT, notamment dans les zones rurales. En termes d’usages, il est intéressant de noter que l’accès satellitaire à la télévision numérique, en place depuis une bonne dizaine d’années, peut servir de base de réflexion aux développements futurs, car le gros enjeu de la TNT réside dans l’ampleur du public susceptible d’être touché. Alors que l’accès satellitaire était réservé jusque-là essentiellement à un public urbain et de classe moyenne, la TNT est censée apporter cet accès numérique à l’ensemble de la population. Le changement dont elle est porteuse réside dans la nouvelle accessibilité qu’elle va donner à un pluralisme télévisuel exponentiel.

Accessibilité : gratuite ou payante ?

La question de l’accessibilité des médias est intéressante à travailler en la déclinant : qu’en-est-il de l’accessibilité géographique, économique et culturelle de la télévision numérique ?

Le passage à la TNT, selon l’ensemble des discours officiels, est censé augmenter la qualité technique, le nombre de chaînes et améliorer l’accessibilité de deux manières : une meilleure couverture géographique du territoire et un accès plus démocratique à la télévision numérique, comparativement au satellite. La TNT, comme l’analogique, implique d’installer des antennes relais afin de transmettre le signal, à un coût moins élevé mais néanmoins très important (60 millions d’euros pour le Sénégal, 400 millions pour le Nigeria). Si les pouvoirs publics font le choix de créer au moins un opérateur public, ils ont rarement les moyens de payer des infrastructures au niveau national. Ils ouvrent alors des marchés publics avec des opérateurs privés sollicitant des licences de distribution sur le territoire pour qu’ils investissent dans les infrastructures — libre ensuite aux opérateurs de se rembourser en exerçant leur activité économique (soit en louant le réseau à des opérateurs de distribution, soit en proposant eux-mêmes leur offre de télévision payante).

Le taux de pénétration de la télévision est faible en Afrique : 100 millions de postes estimés, un taux de pénétration autour de 34 % selon l’Unesco. La TNT est chargée d’améliorer cette accessibilité géographique. Par exemple, les travaux entrepris par Startimes au Kenya semblent aujourd’hui pouvoir couvrir 80 % du territoire. Néanmoins cette accessibilité géographique ne suffit pas, il s’agit de prendre aussi en compte l’accessibilité économique [13].

Un décodeur, aujourd’hui, coûte environ 30 euros. Cela correspond au « prix d’entrée » du public dans la technologie TNT. Plusieurs pays (Afrique du Sud, Sénégal) ont prévu d’en distribuer gratuitement aux ménages les plus pauvres, afin d’éviter de renforcer une fracture numérique. Théoriquement, une fois ce boîtier acquis, le téléspectateur n’a plus rien à payer pour recevoir les chaînes gratuites (FTA- Free to air en anglais). En réalité, ce n’est pas aussi simple.

En effet, la TNT va avoir tendance à généraliser l’accès payant à la télévision. Alors que la diffusion hertzienne analogique n’impliquait aucun abonnement annuel, la TNT aura sans doute pour conséquence d’augmenter le nombre de souscripteurs. La plupart des États ont maintenu, d’une manière ou d’une autre, le principe d’un bouquet de chaînes accessibles gratuitement, en général les anciennes chaînes hertziennes. Or, dans le champ des fournisseurs d’accès à la télévision, la plupart sont des opérateurs de télévision payante (Startimes, Go Tv). Les chaînes gratuites sont incluses, mais elles peuvent dépendre, comme en Ouganda, de la poursuite de l’abonnement payant. Si le client interrompt son abonnement un mois, son écran devient noir, posant la question de la continuité de service, notamment public. Dans un plan d’abonnement aux services payants des télévisions, le décodeur est en général presque gratuit, incitant fortement les publics à s’abonner. Les États sont en train de s’organiser pour forcer les opérateurs de télévision payante à transporter obligatoirement les chaînes gratuites sans les faire dépendre d’un abonnement, mais la question des chaînes FTA s’avère cruciale dans les années à venir, et pose la question d’une tendance générale à la marchandisation de l’accès aux contenus.

Le secteur audiovisuel africain est un front pionnier des années à venir en termes d’investissement et de profits espérés, d’où la mobilisation intense d’acteurs internationaux. Selon un bon observateur de l’actualité numérique, « La migration au numérique est le moteur de la croissance de la télévision payante, avec un secteur estimé à $ 5,35 milliards en 2020, une augmentation de 69 % à partir de 2013 » [14]. Ces perspectives économiques expliquent mieux les sommes importantes que les opérateurs, tels que Startimes, disent investir (15 millions de dollars investis dans les opérations et les programmes en 2013 [15], mais aussi les fortes tensions pour le contrôle de la diffusion. L’audiovisuel kenyan connaît actuellement une crise majeure où les trois principaux groupes médiatiques du pays, représentant presque l’intégralité du marché des médias traditionnels au Kenya, refusent de laisser l’opérateur public kenyan ou l’opérateur chinois transmettre leur signal FTA. Ils veulent exploiter directement une licence de diffusion pour pouvoir diffuser eux-mêmes leurs chaînes, et en exclusivité, incitant ainsi les publics à choisir leur réseau.

La TNT sera sans doute le moyen de renforcer la mainmise des opérateurs de télévision payante et de banaliser un paiement mensuel pour l’accès à la télévision dans une perspective mondiale de marchandisation croissante des usages, comme on a pu l’observer par exemple dans le domaine de l’accès à l’eau en Afrique [16]. Reste néanmoins à relever le défi de l’accessibilité culturelle des contenus. Le pluralisme exponentiel à l’œuvre actuellement dans l’audiovisuel soulève à ce sujet de nombreuses questions.

Pluralisme exponentiel et reconfiguration du rapport aux productions locales

La diffusion numérique, satellite ou/et terrestre, entraîne en effet une explosion du nombre de chaînes auxquelles le public a accès, modifiant radicalement les pratiques, mais aussi les chances des éditeurs locaux de garder leurs publics. Aujourd’hui, un abonnement satellitaire quelconque en Afrique (CanalSat, StarSat, DstV) vous donne accès à un minimum de cinquante chaînes pour l’abonnement le plus bas, et à une centaine pour l’abonnement le plus haut. Quelques-unes sont produites nationalement, mais la plupart sont ce que les opérateurs de bouquets appellent des « internationales de qualité » (BBC News, National Geographic, MTV, France Télévisions), qui peuvent être aussi d’autres chaînes africaines publiques ou privées, ainsi que des chaînes panafricaines. La TNT va poursuivre cette tendance en généralisant ce pluralisme de l’offre à l’ensemble des téléspectateurs et en mettant au même niveau les chaînes historiques (nationales, locales, diffusant auparavant en hertzien analogique) et le bouquet international de chaînes, renforçant drastiquement la compétition. Alors qu’aujourd’hui, 80 % des téléspectateurs n’ont accès qu’aux chaînes analogiques et, donc, en grande majorité qu’aux chaînes nationales, la généralisation des boîtiers TNT et, probablement des accès payants, « démocratisera » cette concurrence...

Or, dans plusieurs pays les télévisions nationales sont fragiles et disposent de peu de ressources. Comment ces chaînes vont-elles pouvoir tenir face à une concurrence accrue dans laquelle le lien de proximité pourrait perdre tout son poids ? Comment les marchés publicitaires vont-ils se répartir si les opérateurs économiques peuvent faire de la publicité sur des chaînes internationales qui, diffusées par la TNT, pourraient avoir le même public potentiel qu’une chaîne nationale ? La TNT est-elle l’annonce de la disparation des chaînes locales et des chaînes gratuites ?

Certains n’hésitent pas à sauter le pas et à parler de « recolonisation » [+]. L’accès à une offre plus importante grâce à la télévision numérique devrait renforcer ce qui s’observe déjà au niveau des bouquets satellitaires : une bonne performance des télévisions internationales (BBC, France 24, Al Jazeera, Trace TV). Même si les télévisions nationales se maintiennent comme l’indique un intéressant sondage TNS Sofres (69 % pour RTI en Côte d’Ivoire en 2012), les chaînes internationales captent une partie conséquente de l’audience (26 % pour France 24, 15 % pour Canal+ en Côte d’Ivoire) [+]. Cette part de marché risque fort probablement d’augmenter, d’où une activité intense des médias internationaux à se doter de contenus adaptés à l’Afrique. Pour ne mentionner que quelques initiatives, Canal+ lance A+, une chaîne spécifiquement africaine. Euronews va lancer Africanews (basé à Brazzaville) pour se positionner comme chaîne africaine d’information continue. Les médias internationaux français multiplient l’édition de nouveaux programmes tournés vers l’Afrique (une chaîne de télévision pour enfants pour TV5, un journal Afrique quotidien pour France 24, un hebdo en images spécial Afrique pour l’AFP...). Des chaînes panafricaines se sont aussi positionnées comme Africa 24, chaîne d’information lancée par le Camerounais Constant Nemale ou en encore Africable TV basée au Mali. Plusieurs « bouquets » jouent aussi la carte africaine, comme Azam ou encore See Africa lancé en février 2105 par le Béninois Issa Salifou. De plus en plus de pays envisagent d’imposer des quotas de productions nationales. La Commission ougandaise de communication a ainsi demandé aux chaînes FTA de respecter une moyenne de 70 % de programmes ougandais pendant les heures de prime time, 20 % pour les chaînes payantes, souvent étrangères.

Se pose ainsi avec plus d’acuité la question du soutien à la production. Canal+ a ainsi annoncé le financement de la suite d’une fameuse série ivoirienne (Ma famille), mais en l’élargissant aux acteurs des pays voisins. Les accords passés entre iROKOtv (plate-forme de vidéo à la demande spécialisée dans les films nigérians) et Startimes, donnant aux abonnés de Startimes un accès exclusif aux poids lourds de la diffusion de films nigérians de Nollywood, est une autre illustration de cette préoccupation de l’accessibilité culturelle des contenus, compris comme des contenus reflétant la réalité du continent et dans lesquels les publics pourraient mieux s’identifier. [17]. Le contenu « made in Africa » est amené à augmenter, reste à savoir si les producteurs africains pourront se positionner ou resteront largement dépendants des diffuseurs internationaux ? Enfin, se pose la question de la qualité...

L’enjeu de la qualité : le divertissement au détriment de l’information

La nouvelle ère de la télévision numérique en Afrique donne parfois le tournis. Le nombre de chaînes explose et rend l’ancien passe-temps du zapping presque impossible, tant il devient fastidieux de faire tourner une centaine de chaînes... Les contenus proposés expriment à eux-seuls une globalité contradictoire et déroutante : épisode X de la série américaine Y, le journal télévisé réalisé par une rédaction locale ou nationale, flash d’information Afrique de France 24, prêche quotidien du nouveau pasteur local, mais aussi clip de rap sur Trace TV, dernière sortie Nollywood, etc.

Cette montée en puissance du numérique interroge en effet sur la « montée en qualité ». L’industrie audiovisuelle tourne essentiellement autour du divertissement. L’idée espérée que la télévision pourrait servir au développement, à l’éducation, à la formation semble pour le moment plus relever du vœu pieux que de la réalité. La quantité que promet la numérisation de la diffusion audiovisuelle est loin de garantir la qualité. Certaines structures s’en inquiètent déjà. Le Contan (Comité national de pilotage de la transition de l’analogique vers le numérique) et le Cese (Conseil économique, social et environnemental) sénégalais s’interrogent sur la possibilité de soutenir la production sénégalaise à des fins éducatives et sociales, affirmant qu’il « ne sert à rien de basculer au numérique si la bataille des contenus n’est pas menée » [18].

Certains recommandent aux États de réserver une partie de la revente des fréquences « en or » (les fréquences libérées suite au passage à la diffusion numérique) à la mise en place d’un fonds de soutien à la création. La question n’est pas nouvelle en soi, car elle se pose déjà avec les chaînes analogiques. Mais du fait de l’augmentation du nombre de chaînes, de la concurrence accrue entre éditeurs, du fractionnement des ressources publicitaires, de la faiblesse budgétaire chronique des pouvoirs publics, la transition numérique va accentuer la question de la qualité des contenus et fragiliser les moyens nationaux de production de l’information.

Au-delà des nombreuses questions techniques, économiques, commerciales et juridiques qui inondent les discussions sur l’ère numérique audiovisuelle, les questions sur l’apport en termes de contenu, d’information, de formation, de participation citoyenne et, éventuellement, de développement, sont très peu abordées. Or, si l’on souhaite que l’évolution numérique notable que connaît le secteur audiovisuel ne se résume pas à une simple opération commerciale, par laquelle le public serait transformé plus strictement encore en consommateur payeur, il serait important que les pouvoirs publics, mais aussi les acteurs culturels et éducatifs, poursuivent leur mobilisation, se saisissent avec plus de force de ces enjeux pour essayer d’imposer certaines obligations d’intérêt général susceptibles de faire de la télévision numérique autre chose qu’une boîte à distractions.

La convergence avec les autres médias

Derrière la question de la télévision numérique se pose celle de son articulation avec les autres médias, aussi bien « anciens » (radios notamment) que plus contemporains (Internet). Le passage à la TNT a été avant tout guidé, il est utile de le rappeler, par la nécessité de libérer des fréquences pour les opérateurs de télécoms (intéressés notamment par l’accès à l’internet mobile à très haut débit, avec des bandes passantes permettant la circulation de sons, images, données…).

Plus que l’amélioration de la qualité ou de la diversité de la télévision africaine, il s’agissait surtout de faire la place à ce secteur vital et dynamique des téléphones et d’Internet. Or, il est à prévoir, et cela est déjà en place au Kenya, par exemple, la commercialisation de packages (Internet, téléphonie et audiovisuel numérique). C’est cette convergence qui est à l’horizon. Elle permettrait, selon les plus optimistes, de réduire la fracture numérique dont souffre l’Afrique en termes de connectivité à Internet, bien que la connectivité mobile semble assurée de l’avenir le plus fulgurant... Il convient néanmoins de rappeler un obstacle structurel majeur à cette diffusion large des accès fixes aux TIC (technologies de l’information et de la communication) : le taux d’électrification encore faible de l’Afrique subsaharienne, 31 % seulement. Cet élément structurant tend à rappeler toute l’importance de l’internet mobile mais aussi de la télévision mobile en Afrique qui, plus que la TNT, pourrait s’adapter plus facilement au contexte actuel (75 % de pénétration de téléphonie mobile, 17 % d’Internet, et 19 % d’usagers de portable à large bande).

Ce retour au pays réel ramène aussi aux médias plus traditionnels comme la radio. L’Afrique a connu un pluralisme radiophonique très important, constitutif de son histoire. C’est le média le plus accessible puisqu’on estime son taux de pénétration entre 80 et 90 %. C’est le média de proximité, mais aussi de participation (avec les nombreux talk-shows), de développement communautaire, d’urgence (radios mobilisées en cas de crises politiques mais aussi climatiques), médias de la pluralité linguistique... La formidable avancée de la télévision n’est évidemment pas à minorer, mais il ne faudrait pas oublier l’extraordinaire capacité des autres médias à s’adapter en créant des usages et objets hybrides fruits de pratiques et d’invention de terrain.

Au-delà du marché numérique, la relation avec les publics

Pour conclure, la transition numérique en cours en Afrique concerne l’ensemble du secteur des télécommunications. La télévision en fait bien évidemment partie, mais malgré l’impressionnante couverture médiatique autour de cette question de la TNT, la transition numérique est en route depuis plusieurs années déjà et va sensiblement modifier les usages et les pratiques, notamment grâce à la plus grande accessibilité d’Internet en Afrique. Cette montée en puissance d’Internet dans certains pays a été rendue possible notamment par la libération des fréquences lors du passage à la TNT !

Enfin, il convient aussi de distinguer les niveaux de discours. La revitalisation du secteur médiatique et des télécommunications entraîne une recrudescence des discours sur le sujet, mais ces derniers sont souvent orientés par les préoccupations de ceux qui construisent actuellement le marché (opérateurs économiques, chaînes de télévision, distributeurs de signal, vendeurs de décodeurs, etc.) et tendent à monopoliser la réflexion sur cette question de la « révolution numérique ». Or, le marché audiovisuel, avant d’être un marché générateur de chiffre d’affaires, désigne avant tout un regroupement de médias animant dans un espace (géographiquement situé ou plus virtuel) une relation communicationnelle avec des publics.

Cette relation traverse en Afrique bien d’autres enjeux que celui de la numérisation, l’exemple très actuel du Burundi le rappelle. Alors que le milieu médiatique burundais était considéré comme un des milieux les plus pluriels et professionnels de la sous-région, tous les médias audiovisuels indépendants ont cessé de fonctionner suite à des destructions volontaires de leurs locaux et à une interdiction maintenue par les pouvoirs publics de relancer la diffusion. Ces médias sont donc privés de parole, alors même que le pays traverse une crise politique intense depuis plus d’un mois.

Cet exemple d’actualité très contemporain et concomitant à la publication de ce dossier sur la TNT en Afrique, rappelle que la question numérique, bruissant de toutes ces statistiques, taux de pénétration, taux de profits… doit se poser en parallèle d’autres enjeux : l’indépendance éditoriale ; la liberté d’exister et de travailler ; l’accès aux sources ; la pertinence d’un modèle économique ; le professionnalisme ; la déontologie, l’accomplissement d’un service d’intérêt général par la diffusion culturelle ou de soutien au développement économique et social ; la production d’une information crédible et contradictoire nécessaire à l’expérience politique des publics. Des publics non limités à un statut de consommateur-usager-payeur.

Sylvie Capitant

(Source : Ina Global, 26 juin 2015)

[1] En 2006, environ 25 pays d’Afrique s’étaient engagés pour 2015, les autres, absents, n’avaient déjà que 2020 comme ligne de mire.

[2] Le 1er juin 2015, l’UIT organisait formellement une journée sur le passage au numérique.

[3] Discop Africa, salon du marché des programmes de télévision, qui se tenait les 1,2,3 juin 2015 à Abidjan, puis en novembre à Johannesburg

[4] Festival Nollywood Week organisé à Paris en juin 2015 pour la troisième fois

[5] CONTAN : Comité national de pilotage de la transition de l’analogique au numérique au Sénégal, plaquette d’information.

[6] Communiqué de l’UIT, 26 février 2015.

[7] Jérôme Bezzina, ICT policy note, The Digital Divide and the Digital Switchover : (DSO), Why the DSO in Africa (really) matters, World bank, Development, september 2013. Traduit par l’auteur.

[8] Marie-Soleil. FRÈRE, « Médias en mutation : de l’émancipation aux nouvelles contraintes » in Politiques Africaines, n°97, 2005-1, pp.5-170.

[9] Sylvie CAPITANT, « L’interdisciplinarité comme indiscipline. Les contre-allées d’une recherche sur les médias au Burkina Faso » in Anthropologie et Médiations interdisciplinaires. Variations africanistes, Anthropologie et sociétés, Sylvie Capitant et Mathieu Hilgers (Dir), vol.37, numéro 1, 2013, pp. 117-136.

[10] CFI, Guide pratique, passage au numérique en Afrique subsaharienne, CFI, Paris, 2013

[11] Voir dans ce dossier l’article de Jean-Bernard GRAMUNT, « La TNT, un enjeu de souveraineté nationale pour les États africains », Ina Global, juin 2015.

[12] Malgré ses 270 000 abonnés à son bouquet TNT au Kenya, il n’a pas hésité à ouvrir en septembre 2014 une offre satellitaire (StarSat) pour venir concurrencer deux opérateurs satellitaires influents Dstv (groupe sud-africian Mutlichoice) et la chaîne kenyane Zuku

[13] Le passage à la diffusion numérique exclusive au Rwanda aurait ainsi entrainé la perte de signal pour environ 27 % des ménages du fait de défaut d’équipement du public.

[14] Balancing act, lettre 23 avril 2015

[15] DISCOP Africa, wrap up of the Continent’s Largest International TV Content Market ,novembre 2014.

[16] Catherine BARON, « Société civile et nouvelles formes de partenariat pour l’accès à l’eau dans les pays en développement », in Revue internationale et stratégique, 2007/2 N°66, p. 79-92.

[17] Jean-François WERNER, Médias visuels et femmes en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 2006.

[18] Ngaïdo BA, vice-président de la Commission culture et tourisme de la Cese.

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