Amadou Top : « La forte mortalité de nos entreprises NTIC est liée au contexte économique local »
jeudi 29 janvier 2004
Amadou Top - l’un des membres de la « Task Force » qui a participé, aux côtés du président Abdoulaye Wade et du ministre de l’Information Mamadou Diop Decroix, au Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI, Genève, décembre 2003) - est certainement l’un des informaticiens sénégalais les plus célèbres. Il vient d’ailleurs de recevoir, comme pour le confirmer, le Sédar des NTIC, lors de la journée des Sédars organisés par « Nouvel Horizon » le 9 janvier. Souvent invité dans des conférences et autres rencontres internationales, Amadou Top affirme avoir eu la chance d’avoir été à la croisée des chemins des grandes mutations technologiques. Il a, ainsi, connu la vieille informatique des cartes perforées, qui ferait peut-être sourire aujourd’hui les élèves en sciences de l’informatique. Mais, surtout, en 1982, il a fait partie des cinq premiers Africains à participer au camp scientifique d’IBM à Paris pour y découvrir le PC, c’est-à-dire l’ordinateur de bureau qui venait alors d’être inventé. Déjà, à cette époque, il entrevoyait les mutations qui se dessinaient. En 1995, lors d’un séjour aux Etats-Unis à la recherche d’un produit pour les communications distantes, il découvre tout bonnement l’Internet dont le déploiement mondial en était aux balbutiements. « A ce moment-là vraiment, confie-t-il, j’ai commencé à mettre le doigt dans un engrenage qui a été celui de cette grande révolution autour d’internet. » Dans cet entretien exclusif, Amadou Top s’exprime sur quelques-uns des sujets qui préoccupent le Sénégal : la solidarité numérique, le Sommet sur la société de l’information, la démonopolisation sur les télécommunications...
M. Amadou Top, pouvez-vous nous retracer rapidement votre parcours de chef d’entreprise ?
– J’ai eu à diriger un certain nombre d’entreprises qui ont pris le pli d’intervenir dans le développement de solutions. D’abord BITS qui est un des ancêtres des SSSI au Sénégal. A cette époque, il y en avait trois ou quatre. Nous avons essayé de mettre en place les rudiments d’une entreprise africaine de développement de logiciels ; et, en 1988, j’ai eu le prix du premier logiciel sénégalais. C’était vraiment les balbutiements du logiciel sénégalais.
Par la suite, j’ai eu un parcours avec ATI. J’ai développé un certain nombre de concepts, avec l’internet que nous avons été parmi les premiers à lancer ici. Nous avons acquis un certain nombre de compétences qui ont fait que, lorsque nous avons mis en ligne le fichier électoral, cela fut un événement.
Depuis, j’ai évolué en m’intéressant aux télécommunicaions. A partir de 2001, j’ai monté une boîte avec des Anglais, Africa Com, qui a cherché à offrir des solutions en télécommunications. Elle a malheureusement eu beaucoup de déboires au Sénégal, compte tenu de l’ostracisme de la Sonatel, et finalement mes partenaires se sont retirés. J’essaie tout seul de reprendre l’affaire. Entre temps, Africa Com a pu offrir d’excellentes solutions au Cameroun et au Mali dans le cadre de l’extension de leurs réseaux de télécommunications par des technologies adaptées au contexte africain.
Aujourd’hui, j’ai une société, Laser Datas, qui intervient dans l’élaboration de solutions d’identification électroniques (cartes d’identité, passeports haute sécurité, etc.), en utilisant notamment deux technologies parmi les plus au point : celle de la carte verte américaine, donc une technologie laser, et celle du passeport éléctronique malaisien, que nous avons eu l’honneur de représenter en Afrique
En 15 ans, on vous a vu à la tête de trois ou quatre sociétés informatiques différentes. Instabilité de l’homme ou conséquence du secteur des NTIC, par définition mouvant et changeant ?
– Les Nouvelles technologies sont, à la limite, très agiles. On passe d’une solution à une autre. Mais c’est surtout le contexte économique local qui cause une très forte mortalité des entreprises liées aux Nouvelles technologies. Je ne connais que trois ou quatre entreprises qui ont survécu aux différentes phases. Les explications à la très forte mortalité proviennent de beaucoup de facteurs : l’environnement économique et financier, l’étroitresse du marché...L’appui manque également au niveau technologique, car les investisseurs craignent de venir vers les Nouvelles technologies et vers les services qui leur sont liés, préférant travailler, comme on dit, sur du solide plutôt que sur du virtuel.
Le plus souvent, on vous présente comme président d’Osiris, l’Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes au Sénégal. Est-ce à dire que vous privilégiez aujourd’hui vos activités dans la « société civile » par rapport à celles purement professionnelles ?
– Avec Osiris, nous avons mis en place, avec de bonnes volontés, un concept assez intéressant de veille et de vigie technologiques. Ce n’est pas une ONG, c’est une association de volontaires qui sont tous des personnes qui s’investissent dans les NTIC, aussi bien au Sénégal qu’à l’étranger. Par la force des choses, compte tenu du dynamisme des uns et des autres et compte tenu de l’implication dans différents projets, nous avons fini par être présents sur tous les terrains où se dessinent les grands mouvements des technologies de l’information. Pour cette raison, on me voit souvent intervenir en tant que [président d’] Osiris. Mais je gagne mon pain plutôt en tant qu’entrepreneur.
Quel a été votre contribution, concernant la participation sénégalaise, dans le processus du SMSI de Genève ?
– Le sommet de Genève a toute une histoire. J’ai commencé à le connaître en 2000 lorsque nous avons organisé à Bamako une rencontre africaine impulsée par le président Alpha Omar Konaré. Cette rencontre a donné lieu à des réflexions de très haute portée pour le développement des NTIC, notamment dans les pays en développement. Elle a suscité beaucoup de réflexions au plan international, et certaines sphères de l’UIT et du système des Nations unies nous ont suivi dans les propositions que nous avions formulées d’organiser un forum mondial tel que cela avait été proposé par la Tunisie.
En 2002, nous avons eu l’honneur d’organiser, toujours à Bamako, la première réunion régionale, préparatoire du sommet mondial. A cette occasion-là, nous avons impulsé les grandes lignes de ce qui devait être vraiment le format de base du sommet lui-même, parce que toutes les autres régions du monde se sont appuyées sur les conclusions de Bamako 2002. C’est tout ce parcours qui nous a permis d’être au fait des grands besoins et des grandes initiatives qu’il fallait prendre pour que ce sommet soit réellement un sommet lié aux objectifs que nous voulions lui attribuer.
Maintenant, personnellement, et avec quelques amis de Genève - de la Fondation du Devenir notamment -, nous avons proposé que ce sommet ne soit pas un sommet de l’ONU de plus, un sommet onusien qui tienne compte de la spécificité de la société de l’information qui est son objet, et qui s’élargisse à la société civile. Pour la première fois donc [dans le système des Nations unies], ce sommet a été celui de la société civile, des Etats et du secteur privé. C’est là une proposition à laquelle personnellement j’ai contribué.
Ensuite, en tant que Sénégalais, quand les Prepcoms [conférences préparatoires au SMSI] ont démarré, j’ai pu assister à la proposition, faite par le président Wade dès la Prepcom 2, de son projet de Fonds de solidarité numérique. Quand nous sommes sortis de la Prepcom 2, nous avions entre les mains tout l’héritage des deux sessions de Bamako, plus cet apport de Wade et, en tant qu’Africains, nous avons contribué à donner corps à cette réflexion commune et à cet engagement commun de tous les acteurs autour de la préparation de l’avènement de la société de l’information.
C’est en celà que nous avons pu avoir, peut-être, une longueur d’avance par rapport à des gens qui n’étaient préparés de la même manière que nous à examiner cette question-là. Et comme la proposition du Fonds de solidarité numérique venait du Sénégal et que nous l’avions intériorisée, d’abord entre Sénégalais avec le président Wade lui-même, et ensuite que nous avions convoquée une conférence ministérielle africaine pour préciser les contours de ce Fonds-là, nous étions vraiment préparés à avoir les résultats obtenus à Genève.
Aujourd’hui, quelle lecture faites-vous des résultats de ce sommet ? Succès éclatant comme le présente le gouvernement ou simplement jalon intéressant dans les objectifs qui étaient visés ?
– Le SMSI est un succès si on considère ses résultats à la lumière de ce qu’il allait devenir s’il n’y avait pas ce Fonds de solidarité proposé et mis en œuvre. Il ne faut pas se voiler la face, le SMSI était trop nouveau comme question posée à tous les acteurs. Personne ne sait exactement ce qu’est la société de l’information, on en parle tous, on sait qu’il y a de profondes mutations qui sont en train d’affecter nos sociétés, mais on ne sait pas trop bien où cela va-t-il mener, surtout que cela se fait à une vitesse extraordinaire.
Nous étions donc tous démunis pour pouvoir mener la réflexion. Le sommet risquait d’être un ensemble d’idées généreuses, une succession de résolutions sans qu’on aboutisse à quelque chose de concret. Des principes avaient été définis, certes : de façon pratique, ce qui s’observe sur le terrain c’est un fossé qui se creuse entre ceux qui ont accès à la connaissance, au savoir et à la communication et ceux qui n’y ont pas accès ; le processus dans lequel nous baignons actuellement a tendance à l’approfondir. Ça c’est le constat, mais qu’est-ce qu’il faut faire pour en sortir ? Personne n’est venu au sommet en essayant de proposer quelque chose. Et là, vraiment, la nouveauté c’était de dire : proposons quelque chose pour en sortir. Les mécanismes d’aide au développement, tels qu’ils existent aujourd’hui, n’ont pas résolu les problèmes de développement, a fortiori les problèmes de développement de l’Internet. En insistant et en argumentant, [nous avons obtenu] le soutien de la quasi-totalité des pays du Tiers monde.
Mais, en réalité, cette idée n’était pas inscrite à l’ordre du jour. A la première Prepcom, en 2002, le Sénégal n’avait pas encore fait sa proposition. En février 2003, à la deuxième Prepcom, le Sénégal vient et introduit une nouvelle idée qui n’était pas dans l’ordre du jour, et cette idée, finalement, devient l’idée centrale du sommet. Au fond, tout le monde s’est rendu compte que c’était de cela, réellement, qu’il fallait discuter.
Mais cela a immédiatement été le point d’achoppement au point qu’à la troisième Prepcom, où il fallait finaliser, avoir un plan d’action et une déclaration de principe à donner aux chefs d’Etat, on a été obligé d’avoir une Prepcom 3 bis qui n’a pas pu régler le problème, et même une Prepcom 3 ter qui s’est achevée la veille du sommet à minuit ou une heure du matin. A la limite, on y disait : si on ne s’entend pas, ça veut dire qu’au fond le sommet n’existe pas. Autour de quoi tout cela s’est focalisé ? Autour de la proposition du Sénégal. Ça signifie que c’était quand même une des questions centrales. On ne peut pas mobiliser l’ensemble des Etats du monde autour d’une question si elle n’est pas extrêmement importante.
Finalement, on s’est accordé sur un point : oui, il faut examiner l’existant, il faut auditer les fonds existants, il faut examiner les mécanismes qui font qu’ils ne sont pas opératoires pour le financement des besoins de la société de l’information, et peut-être il faudra qu’on les réorganise. Mais comme nous, nous avions beaucoup insisté sur le fait que ces fonds-là n’avaient ni l’agilité ni la capacité à répondre aux besoins liés à la fracture numérique, nous avons également insisté sur le fait qu’il nous fallait créer un fonds différent. Finalement, le sommet a dit oui après une bataille âpre du Nord qui ne voulait pas entendre parler de ça et qui, considérant que ce n’était pas inscrit au début à l’ordre du jour, ne voulait même pas que cela soit discuté. Le Nord l’admet en fin de compte dans la résolution et accepte même qu’il y ait une véritable mise en œuvre par ceux qui ont immédiatement la volonté d’aller dans cette direction.
C’est pourquoi il faut considérer cela comme un succès, et aussi comme une nécessité. Je pense que le débat a été quelque peu biaisé au plan international par des gens qui ont voulu voir un succès ou un échec. Il fallait plutôt considérer l’importance qu’il y avait à trouver un moyen de résoudre la question posée.
Les réticences du Nord ne viendraient-elles pas du fait qu’il considère les mécanismes du Fonds comme une taxe ?
– On a dû retirer ce mot-là, parce qu’effectivement beaucoup de journaux reprennent « taxe » alors qu’il ne s’agit pas d’une taxe. Non seulement il ne s’agit pas d’une taxe, mais on a bien montré qu’il s’agit d’une contribution volontaire qui ne vise pas les Etats, qui ne vise pas les sociétés privées seulement, qui vise le citoyen. Je crois qu’il faut reconnaître qu’il y a eu un déficit de communication en ce qui concerne le fonds. L’idée de base, ce n’était pas de faire financer le fonds par l’aide classique : les apports des pays du Nord, de tel ou tel Etat... Ce que nous voulons, c’est amener le citoyen lambda à intervenir dans la prise en charge de la lutte contre le gap numérique.
Propos recueillis par Cheikh Alioune Jaw
(Source : Nouvel Horizon, 29 janvier 2004)