Alizé devient Orange. Et après ? (Suite et fin)
samedi 5 août 2006
Quand Orange avale Alizé, deux cas peuvent se présenter selon que la firme française se comporte comme une entreprise industrielle ou une société financière.
Dans le cas de l’entreprise industrielle, la firme globalisée qu’est France Télécom pourrait plus s’intéresser à l’ensemble de ses clients, où qu’ils se trouvent dans le monde, qu’aux consommateurs et clients sénégalais considérés spécifiquement. A la limite, France Télécom pourrait accepter de perdre au Sénégal si cela pouvait contribuer à améliorer ses profits consolidés sur le plan international.
Mais France Télécom pourrait aussi rechercher avant tout la rentabilité par pays d’intervention, à la manière d’un simple holding. Le holding est une entité purement financière, non industrielle. Le management du développement de l’entreprise n’est pas son affaire, il n’y a que le rendement financier qui compte. Si la non rentabilité d’une structure est avérée, elle est purement et simplement vendue. C’est la recherche continuelle de rendement financier par croissance externe, achat et vente d’entreprises, qui est de mise.
On voit que dans un cas comme dans l’autre, France Télécom ne s’intéresse pas à un pays en particulier, notamment du point de vue du développement de son système de télécommunication. Il n’y a que son intérêt d’entreprise global ou de holding qui importe.
Qu’en est-il réellement dans le cas de France Télécom ? Il n’y a que la SONATEL qui pourrait répondre à cette question. Elle doit aujourd’hui avoir suffisamment d’indices pour se faire une idée du pôle auquel appartient son partenaire, entreprise industrielle ou holding.
Arguments des instigateurs
Les instigateurs du projet d’absorption de la marque Alizé avancent l’argument d’une synergie marketing et technologique. Concernant le marketing, Alizé va gagner, nous dit-on, en investissements (publicité mondiale, dynamisme, good-will au niveau des étrangers). De plus, des apports technologiques innovants de France Télécom seront effectifs au bénéfice de la SONATEL.
Pour l’instant, on ne voit pas de gains technologiques particuliers au bénéfice des entreprises dont les marques ont été avalées par Orange dans les pays africains où le label européen s’est déjà installé. Notre opinion personnelle est que les progrès technologiques de la SONATEL seront beaucoup plus rapides et avérés sans France Télécom qu’avec elle dans la mesure où l’opérateur français va chercher à orienter toutes les décisions en sa faveur. Ce qui pourrait même aller jusqu’à bloquer des avancés décisives.
Sur le plan du marketing, l’analyse de ces arguments est fonction de la réalité d’une prime de marché qu’induirait Orange au niveau des étrangers et de l’importance desdits individus dans le portefeuille de clients de la SONATEL. Elle dépend aussi de la prime que pourrait avoir la SONATEL sur la clientèle locale du fait de son absorption par Orange ?
Qu’en est-il ?
A mon avis, les étrangers ne seront pas nécessairement en faveur de Orange contre une marque locale. En France même, en juin 2000, juste avant l’acquisition de Orange par France Télécom, Itineris avait 49,6% de part de marché. Fin juin 2005, Orange totalisait 47,1% de part de marché. Le résultat n’est donc pas spectaculaire. Il est à retenir jusqu’à preuve du contraire que les étrangers faisaient déjà, font aujourd’hui et feront demain confiance, dans tous les cas de figure, à la marque qui leur apportera le meilleur rapport qualité - prix, quitte à abandonner une marque pour une autre.
Quant à l’importance des clients étrangers dans le portefeuille de France Télécom, elle est marginale par rapport au poids de la clientèle sénégalaise. D’ailleurs, l’Afrique connaît aujourd’hui le plus fort taux de croissance de consommation de service de la téléphonie cellulaire au monde. Ce phénomène, combiné avec la forte croissance démographique du continent, en fait une nouvelle frontière intéressante pour tous les grands opérateurs du secteur, dont France Télécom. Lancé en 1997 avec environ 6.900 abonnés et un seul opérateur, le secteur de la téléphonie mobile au Sénégal a connu une croissance spectaculaire. Le pays compterait aujourd’hui plus de 1.500.000 abonnés.
Conséquence du passage à Orange
Le passage à Orange va enlever ce qu’il y avait de spécifique dans la marque Alizé. Ce phénomène se poursuivra probablement à Ikatel Mali.
Les consommateurs sénégalais vont-ils préférer Orange à Alizé, en y voyant plus de force et de rigueur comme le prétendent les instigateurs du projet ? Je ne le crois pas. Une étude réalisée il y a une dizaine d’années a montré que la SONATEL et ses marques avaient le taux de notoriété le plus élevé parmi un groupe d’entreprises et de marques fortes, publiques et privées, multinationales ou non, présentes au Sénégal. Elle avait aussi la meilleure image. Les Sénégalais la critiquent souvent, mais c’est parce qu’ils en sont fiers et savent qu’elle constitue une valeur nationale solide. A cet égard, il ne faut pas sous-estimer le patriotisme d’entreprise d’une partie des sénégalais. Si une entreprise considérée comme sénégalaise se défend bien, elle devient très rapidement un porte-drapeau national. Air Sénégal International est entrain d’expérimenter ce phénomène. Et dans ce cas, le segment des Sénégalais sensible au label national se montre beaucoup plus exigeant envers l’entreprise qu’il s’approprie, mais c’est pour la voir exceller. Un autre segment de sénégalais n’est intéressé que par le rapport qualité - prix, compte non tenu de l’origine de la marque. Il n’est pas impressionné par le « venant de France » qui risque toujours, en cas de défaillance, le titre « d’aile de dinde ». Nombreuses sont les marques purement sénégalaises qui sont leaders dans leurs marchés, à côté de marques globales.
Et dans le cas d’espèce, si après la disparition de Alizé la marque Orange ne faisait pas mieux qu’elle, les critiques impitoyables de beaucoup de consommateurs se dirigeront sans doute vers le pays de France Télécom, s’appuyant, on le voit d’ici, sur les relations inégalitaires qui ont historiquement régi les relations entre le Sénégal et la France.
La SONATEL détient aujourd’hui une part du marché du mobile estimée à 75%, soit 1.000.000 d’abonnées. La suprématie de la SONATEL se confirme en dépit de l’appartenance du concurrent à une firme multinationale. Je ne suis pas convaincu que le passage de ce dernier à la marque Tigo et l’arrivée de concurrents puissent infléchir les rapports de force, la SONATEL défendant très bien ses positions. Certes sa part de marché va probablement diminuer, mais l’arrivée de concurrents va au même moment avoir un impact sur la demande globale qui aura tendance à augmenter. Cela s’est passé ainsi en France pour Itineris, il en sera probablement ainsi au Sénégal pour Alizé si la tendance actuelle perdurait. Au finish, en restant leader, ses performances en valeur absolue seront beaucoup plus intéressantes. 50% de part de marché d’un secteur de 5.000.000 d’abonnés est plus intéressant que d’avoir 75% de part d’un marché de 1.500.000 abonnés. Et puis avec ou sans Orange, de nouveaux opérateurs vont nécessairement grignoter des parts de marché. L’essentiel c’est que le marché connaisse une expansion et que la SONATEL demeure leader avec une part de marché significative.
Le passage à Orange va probablement gommer l’image nationale de la marque et, par la suite, de l’entreprise. Même si la SONATEL y gagnait en innovations technologiques (ce qui reste à voir), elle y perdra certainement en sympathie et good-will patriotique. Elle deviendra rapidement apatride, peut-être banale, certainement insipide. Les produits sont souvent profondément enracinés dans leur terroir. Ils vivent et ont une « âme ». Les déraciner revient généralement à les tuer. Les managers locaux ne doivent pas être de simples exécutants.
Le marché sénégalais va-t-il se prêter à une telle uniformisation ? On demande aux consommateurs locaux de s’adapter à une nouvelle marque et à ses manifestations. Alors que le marketing enseigne la démarche inverse. Le socle du marketing est l’adaptation des actions du décideur aux caractéristiques du marché. Or les marchés non européens visés par France Télécom sont très éloignés des invariants économiques, sociaux et culturels propres au continent des Français. La globalisation ne doit pas rimer avec la standardisation dépersonnalisante. Il y a un contraste non négligeable entre pays européens et pays africains. Opposition aggravée, pour le cas du Sénégal et de la France, par les relations historiques souvent perverses qui les ont réunis. Il existe trop de différences en ce qui concerne le niveau de vie et le pouvoir d’achat, les valeurs culturelles et le style de vie, les goûts et les habitudes.
Que faut-il faire ?
La prise en compte de ces différences, que l’on ne peut gommer ni avec des slogans, ni avec des incantations, devrait conduire les entreprises à adopter dans chaque pays une stratégie de marketing spécifique. La recherche de réduction des coûts par des économies d’échelle et la mise en œuvre d’une organisation centralisée au niveau mondial, quête qui débouche sur une uniformisation des approches et moyens d’action marketing, suppose que l’on ait établi au préalable la preuve d’une convergence des réalités de consommation entre les pays que l’on veut rapprocher.
A mon sens, la position à adopter devrait découler d’une analyse coûts - avantages réaliste, argumentée et chiffrée. Doit-on sacrifier une marque locale forte, conquérante, dotée d’une forte personnalité pour une marque prétendument mondiale, présumée puissante mais dont le succès en Afrique est aléatoire à long terme ? Dans certains secteurs, la réponse pourrait être « oui ! », mais il n’est pas prouvé que cela soit le cas dans les télécoms. Même s’il faut penser global, il vaut mieux agir local « think global and act local » comme le soutiennent les spécialistes les plus éminents du marketing international. Dans ce cas, à défaut de jouer solo pour la SONATEL, la solution pourrait consister à tenter une synthèse global - local. Cette solution est techniquement possible sans la disparition pure et simple de la marque sénégalaise qui constitue aujourd’hui une icône. La SONATEL devrait se montrer prudente et éviter les solutions aventureuses irréversibles n’ayant pour elle que leur apparente facilité. Avec le passage à Orange, la filiale de la SONATEL perdra un pan entier de sa souveraineté managériale. Elle ne gérera plus le marketing, discipline stratégique dans le secteur des télécommunications dont les bouleversements ne sont pas encore achevés. Il faut refuser de laisser le marketing dépérir et devenir un organe sans fonction. Il s’agit d’un organe majeur dans le nouveau monde économique qui s’installe.