Sénégal : La barrière du monopole
vendredi 30 août 2002
Le Sénégal est présenté comme un pays bien sur les rails, mais quelque part ça bloque. Dans des domaines essentiels pour le développement des Ntic, les déclarations de bonnes intentions tardent à se traduire par une politique cohérente et articulée. Et une complainte monte de partout dans l’univers des prestataires de services : la démonopolisation de l’accès à Internet.
Raccordé au réseau des réseaux en 1996, le Sénégal est considéré comme un pays-phare sur le continent dans le domaine des Ntic. « La connectivité est bonne », argue Adama Sow, le président de Joko Sa, un prestataire de services. Mais il s’empresse d’ajouter que « l’accès à la connexion pose problème ». Les récriminations ne s’arrêtent pas là. Un peu partout on élève la voix pour souligner que les acquis qui placent le Sénégal dans le peloton de tête cachent mal des lourdeurs qui grippent encore la machine.
Secrétaire général de l’Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes au Sénégal (Osiris), Olivier Sagna met ainsi le doigt sur les limites techniques qui pèsent les clients dans l’offre publique qui ne dépasse pas 2 mégabits (Mbs). Un passage à 4 Mbs et le port de la bande passante internationale de 42 à 53 Mbs, entraînerait une amélioration qualitative de la connectivité, souligne-t-il.
Directeur marketing de Tarde Point Sénégal, Mor Talla Diouck reconnaît un taux de couverture acceptable grâce aux investissements faits par la Société nationale de télécommunications (Sonatel), mais il n’en cache pas moins un certain désappointement. « Le coût de la communication freine le développement du commerce électronique », martèle-t-il. Dans les faits, c’est un double payement qui s’opère ; d’une part, pour l’accès à l’Internet, d’autre part, pour la communication utilisée par un fournisseur d’accès.
Au niveau de la Sonatel, on est loin de se voir comme une force d’inertie. On rappelle ainsi que le 1er mai 2002, une baisse de 20 à 30 % avait été décidée, qui faisait passer la location de la ligne spéciale de 64 kilobits (la plus faible capacité) de 480 000 à 384 000 F. De même, pour pouvoir bénéficier de 2 048 kilobits (plus forte capacité) le tarif tombait à 1 764 000 F contre 2 520 000 F. Des débits de 128, 256, 512 et 1 024 kilobits sont aussi proposés aux fournisseurs d’accès.
Malgré cette embellie, Olivier Sagna note que l’appropriation publique des Ntic demeure timide au Sénégal : « Les choses n’ont pas beaucoup bougé. Le coût d’acquisition du matériel informatique reste élevé. » L’Internet ne sera pas un phénomène massif dans son utilisation domestique, prophétise alors le secrétaire général d’Osiris. Pour d’aucuns comme M. Diouck, le changement des mentalités passe par la formation et la sensibilisation à l’utilisation de l’ordinateur. De quoi impliquer les écoles, mais aussi promouvoir la baisse des coûts de communication. « Pourquoi ne pas subventionner l’acquisition d’outils informatiques pour les Pme et Pmi ? », s’interroge le directeur marketing du Tarde Point Sénégal. Cette politique peut situer « le Sénégal comme une plate-forme de services », ajoute-t-il.
D’aucuns espéraient voir le Sénégal jouer ce rôle, il y a quelques années. Ainsi, en juillet 1996, le premier cybercafé en Afrique subsaharienne, le Metissacana (le métissage arrive), voyait le jour à Dakar. « A cette date, la Sonatel ne s’intéressait même pas aux enjeux qui gravitent autour de l’Internet », lâche la gérante Oumou Sy. Aujourd’hui, en dépit de la vigueur notée dans les activités liées à l’Internet, avec quelque vingt-six fournisseurs d’accès à Dakar, le malaise reste ambiant devant la concurrence « déloyale » que ces derniers disent endurer devant Sonatel Multimédia, une filiale de la Sonatel. Oumou Sy fustige à ce propos l’attitude de l’opérateur des télécommunications, également prestataire de services à travers sa filiale, de vouloir « bloquer la bande passante » et de pousser « beaucoup d’opérateurs privés à mettre la clé sous le paillasson ». C’est le cas de Metissacana, fermé il y a quelques mois, tout comme de PointNet. Responsable marketing de Sonatel Multimédia, Sonia Kerim balaie d’un revers de main ces accusations de concurrence déloyale. « Nous avons des offres plus chères et nos clients nous le reprochent souvent. Mais il y a une qualité de services à offrir à la clientèle... ». La survie, selon Olivier Sagna, passe par le regroupement de tous les fournisseurs d’accès pour se doter d’un serveur plus puissant.
Reste à savoir si l’Agence de régulation des télécommunications (Art), dont le mandat est « l’application de l’ensemble des dispositions juridiques, économiques et techniques permettant aux activités des télécommunications de s’exercer effectivement », pourra aider à mieux gérer la circulation sur les autoroutes de l’information. Déjà les critiques ne manquent pas à son endroit. Adama Sow soutient que « le président de la République était prêt à anticiper sur la libéralisation du secteur des télécommunications », mais que l’Art « manque d’audace ». Pire, dénonce Olivier Sagna, « il n’y a pas de stratégie nationale lisible et visible, avec des objectifs précis. Les moyens budgétaires font aussi défaut. On ne peut parler de politique nationale. On reste dans le domaine du rêve. Il n’y a pas de fonds d’appui pour le développement des Ntic et les banques ne financent pas ce secteur dont les investissements se chiffrent à des centaines de millions de francs ». Au lendemain de l’alternance qui a conduit Abdoulaye Wade au pouvoir en mars 2002, un plan quinquennal (2001-2005) sur les Ntic avait vu le jour. Il impliquait tous les opérateurs. Mais, fait remarquer Adama Sow, « on attend toujours ».
Certains secteurs s’activent, comme les institutions de développement et autres Ong qui travaillent à l’appropriation des Ntic par les populations, mais il s’agit d’initiatives isolées. Entre autres, l’initiative Acacia, lancée en 1997 par le Centre de recherche pour le développement international (Crdi) vise ainsi à « préparer l’Afrique à prendre sa place dans la société de l’information ». Selon Alioune Camara qui travaille à ce programme, « des recherches sont menées dont les résultats peuvent être appliqués comme solutions dans le développement ». Avec Acacia, des opérateurs économiques, des producteurs ruraux, etc., sont initiés aux Ntic afin qu’ils puissent accéder à l’information et développer des activités génératrices de revenus.
La création de contenus locaux qui répondent aux exigences des populations locales demeure un autre souci de ces intervenants. La Fondation rurale de l’Afrique de l’Ouest (Frao) mène ainsi une expérience pilote dans la région de Tambacounda (est du Sénégal, à 467 km de Dakar), où les communautés rurales de Makakoulibantan, de Sinthiou Malem et de Kothiara sont ciblées. Abdou Fall, responsable de la Division du partenariat et des ressources de la Frao, confie à ce propos : « Pour réussir à introduire les Ntic en milieu rural, la démarche participative est primordiale afin d’impliquer l’ensemble des acteurs autour du projet. » Au terme des dix-huit mois d’une expérience qui visait l’amélioration des conditions de vie en zone rurale, avec l’utilisation des Ntic dans la gestion des terroirs villageois, les difficultés techniques ont eu raison de certaines ambitions. Une panne de modem et des ordinateurs, par exemple, alors qu’il n’y avait qu’« un seul technicien à Tambacounda ».
Mais la volonté subsiste de casser la barrière entre milieu urbain et milieu rural. En 2001, une caravane multimédia mise en place par Osiris a sillonné le Sénégal en vue d’offrir l’occasion, aux populations de l’intérieur, d’accéder à l’outil informatique et à ses accessoires. L’entreprise Joko que développe le chanteur Youssou Ndour ne vise pas autre chose que « de faire accéder aux Ntic les deux tiers de la population laissée en rade. Joko est allé directement vers les couches défavorisées », explique son directeur Adama Sow. La Communauté rurale de Ngoundiane, à une centaine de kilomètres de Dakar, a été le premier site investi par les promoteurs de ce projet. A Kolda (670 km), à Ourossogui, mais aussi dans la banlieue de Dakar (Thiaroye) et ses quartiers populaires (Médina), d’autres points d’accès ont suivi. « D’ici décembre 2002, nous comptons mailler une cinquantaine de points », prévient M. Sow.
Cette phase-pilote pourra être pérennisée grâce au partenariat signé, il y a trois mois entre Joko et la compagnie privée américaine Hewlett Packard. Des solutions techniques seront développées dans le cadre de cette collaboration, dont la conception de claviers adaptés aux langues nationales sénégalaises. Ainsi les huit lettres propres à ces langues et qui ne figurent pas dans l’alphabet occidental seront insérées dans les ordinateurs installés dans le cadre du projet.
Baba THIAM
((Source : PANOS INFO N°10 :
« Nouvelles technologies en Afrique, quelles stratégies nationales ? » août 2002)