C’est l’histoire d’une toile. Tissée de je-ne-sais-où à je-ne-sais-où. Une sorte de tente d’Ali Baba où l’on trouve tout. Tout ! Même de l’amour bon marché, comme semblent s’en être convaincus beaucoup de Sénégalais. C’est le rush vers le e-amour. Sacré Internet.
« Sonia » est une arnaque. Dans ce local minuscule, seule sa silhouette effilée s’y tortille sans tort. Filiforme et longiligne, Amina, 26 ans, n’est pas « trop gâtée par la nature », souffle sa « collègue de recherche » Fatou. Avec toute la gentillesse du monde ! Peau bâtarde, « balcon » déserté, dégaine lascive, faciès trop commun, Amina ferait difficilement se retourner le badaud le plus voyeur flânant dans la rue la moins passante. Qu’importe, ce soir encore, elle s’en est allée s’exhiber au cybercafé de son quartier de Golf Nord. A la porte de Guédiawaye.
Golf Nord n’épouse pas le cliché des quartiers chauds de la grande banlieue dakaroise. Où déjantés et drogués vous sourient le jour et vous détroussent le soir. Mieux, ce mur, naguère majestueux, de filaos dressés qui ouvre sur ce beau ruban de sable fin qui donne sur sa plage interminable, cette sorte de doucereux « micro-climat » qui oxygène ses entrailles lui donnent des atours de belle cité résidentielle. Mais Golf Nord farde maladroitement le marasme collant de son quotidien quasi-pénitent. Ici, le pain n’est pas toujours évident. Et l’avenir ne laisse pas luire à l’horizon quelques résines d’or. Demain n’existe pas. Il est plutôt à inventer.
Alors, Amina a accouru. Comme d’habitude. Comme (presque) toujours. Enthousiaste et déterminée. A la recherche du fameux prince charmant : « Thiof bou Yallah rof », fantasme-t-elle. Avant de s’esclaffer, laissant apparaître ses dents parsemées. Ses doigts, rôdés et entraînés, poussent rapidement la porte du « salon de discussion » : www.amour.fr. Son « pseudo » de « belle de nuit cybernétique » est immuable : « Sonia ». « Chouette comme nom, non ! », braille-t-elle. Le ton enjoué et enflammé.
Comme toujours, elle aguiche avec les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes appâts : « Jeune Fille/Teint clair/Belle/Appétissante/Sensuelle... » Trop loin de son physique cruellement indifférent ! Mais de quoi faire engamer le « poisson » (Thiof) le plus sélectif. Puis, le plus important, « ce qu’il ne faut jamais oublier » : « Recherche homme beau/ Gentil/ Et attentionné... » Une heure plus tard, après avoir taillé bavette avec une dizaine de candidats, « rassuré sur son gros appétit sexuel » un « Rocco » virtuel au langage hardcore, « promis d’aimer de toutes ses fibres » cinq ou six postulants, Amina claque la porte du « salon ». Non sans balancer quatre ou cinq fois son courriel (adresse e-mail) à quelques prétendues « perfections masculines » qui ont fermement promis d’approfondir les « discussions ».
LE BLANC, ALPHA ET OMEGA D’UNE VIE « Oh, avec beaucoup de chance, un ou deux vont m’envoyer un mail, raisonne-t-elle. Beaucoup ne reviennent pas à la charge », constate souvent Amina. Mais « Sonia » va revenir : « Demain, après-demain, jusqu’à trouver l’homme de mes rêves... » « Parce qu’on en trouve », soupire, entre deux clics nerveux, la sculpturale Aïcha. Fièvreusement coincée dans « deux discussions passionnantes ». Le français débrouillé, la saisie incertaine, la belle entretient on-line un ou deux toubab. Plus tard, au coup de sifflet final d’une « chasse » bredouille, elle révèle : « J’ai une amie qui habite les Parcelles Assainies, elle a « chopé » un toubab sur Internet. Le blanc est venu à Dakar en vacances. Ils ont passé de folles semaines à Saly. C’était super, paraît-il. Le toubab veut qu’elle le rejoigne en France et la fille est en train de faire les démarches administratives », narre la belle Peulh, l’œil allumé et le cœur en balade. Belle, plantureuse, callipyge, teint éclatant, frimousse pouponne, Aïcha (24 ans), sensuellement extravertie, a « l’honneur divin » d’une salivante croupe dont chaque déhanchement ferait se relever la tête à un énuqué. Tout offre chez elle les attraits d’une fille « de son temps » qui surfe sans retenue sur les jouissives vagues de la mondanité. Qui n’a « dieu » que pour Epicure. Ce nombril qui vous mate ostensiblement. Ces deux bouts de ficelle, noués au-dessus du jean hyper moulant, qui renseignent sur la nature du dessous... Tout. Absolument tout. Dans ce cyber de Dieuppeul, entassé d’internautes comme dans une boîte de sardines à cette « heure de pointe », ses yeux de biche, provocateurs et gourmands, aimantent tous les regards. Mais Aïcha leur répond avec la dédaigneuse indifférence d’une sainte nonne devant M. Siffredi. Cruelle !? « Non, non et non ! Je ne veux pas de Sénégalais. Ils ne sont pas généreux et sont difficiles à vivre. Ce n’est pas mon rêve. Moi, je veux un Toubab, prendre le large et atteindre le nirvana. Foumou Yam Nekh ! Et pour réaliser ce rêve, je suis prête à tout... » A tout ? « Sauf à envoyer une photo osée, rectifie subitement Aïcha. J’ai eu vent de l’histoire de cette Camerounaise... » La Camerounaise ? C’est l’histoire, non vérifiée, de cette belle étudiante de l’Université de Bueia dont le « strip-tease intégral » a fait le bonheur de tous les voyeuristes du monde. Via la satanée toile. Tombée sur un « contact » européen, véreux et ingénieux, celui-ci, après l’avoir embobiné, lui réclame à compte-gouttes des photos plus dénudées les unes que les autres. Assuré au bout d’un temps de disposer d’un « catalogue » précieux, le Blanc balance les instantanés osés (« pornos », rectifie Aïcha) sur le Net. Depuis, la fille s’est, paraît-il, fondue dans la nature... Ce dangereux précédent, accouplé à quelques historiettes racontées ici ou là, quoique alarmant, n’inhibe pas ce désir incandescent de trouver « l’âme sœur » par le hot chat. Mais si dans une Europe individualiste et socialement « rouillée », le chat tente tant bien que mal de résorber la « fracture sentimentale », à Dakar, il semble plutôt semer, à tout bout de quartier, le rêve coloré d’un lendemain souriant. Dans lequel le Blanc est souvent présenté comme l’alpha et l’omega d’une vie. JE CHASSE, DONC JE SUIS La quête hors normes d’un meilleur confort matériel, plus qu’une soif d’amour intense et passionnée, semble avoir tué, à mains nues, toute décence, toute pudeur, toute dignité, tout respect des valeurs. Fait voler en éclats les contingences sociales les plus tenaces. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse...
JE CHASSE DONC JE SUIS. Chaque matin, chaque soir, c’est une tribu, massive et hétéroclite, qui traque allègrement l’amour bon marché dans les cybercafés. « Avec Internet, rien n’est contrôlé et tout semble permis », regrette Ibou, gérant de cybercafé. Observateur « averti » de ce fol engouement vers l’e-amour, « cyber-dragueur parfois », reconnaît-il, sa collante collision avec le phénomène n’a pas perverti sa lucidité : « Quand je vois des filles de 14-15 ans s’adonner à de telles recherches, je suis exaspéré. Parfois, je me tue à ne pas leur faire la morale ou à leur refuser l’accès des ordinateurs. Mais bon, je ne suis qu’un gérant... Mon patron ne me le pardonnera pas, lui ce qui l’intéresse ce sont les bénéfices », lâche Ibou, désarmé et triste . « C’est Internet qui développe un autre genre de tourisme sexuel dans ce pays », grince-t-il enfin. Visiblement chagriné.
TOILE DE ROSES Son collègue, Almamy, s’empresse aussitôt de déballer : « Le « système » est connu : le Blanc fait la connaissance d’une Sénégalaise via les sites de rencontre, il correspond régulièrement avec elle par e-mails en attendant fiévreusement l’été. Les vacances arrivées, le Blanc débarque au Sénégal, passe de moments forts et exotiques avec la fille, puis rentre chez lui en lui laissant, en plus d’une certaine somme d’argent, que des promesses... Très souvent, la Sénégalaise n’aura plus de ses nouvelles dès qu’il franchit la porte de la salle d’embarquement de l’aéroport de Dakar... » En écho, Ibou : « Parfois, ils logent même dans des familles. C’est souvent le cas des Blanches que les familles sénégalaises, très souvent plus soucieuses de la fréquentation de leur fille que de leur garçon, accueillent plus facilement dans les maisons que les hommes. Pour « flouer » l’entourage, on les présente comme des « correspondantes ». Mais, personne n’est dupe... »
Mais l’e-amour ne se borne pas exclusivement à l’échange interracial. Il ne s’ébranle pas uniquement dans les sentiers connus : où des noirs désœuvrés et cupides, se coltinent les Blancs pervers et en quête de sensations fortes. L’échange sud-sud ou le « consommer local » y entretient généreusement son jardin de roses. Car, dans la horde incontrôlée de « cœurs d’artichaut » qui squattent fiévreusement la toile, se camouflent quelques « braconniers sentimentaux » dont la méthode et le standing social leur ôtent tout soupçon, tout apriorisme défavorable. Modou, la trentaine entamée, est un cadre supérieur dans sa boîte. Sa profession, fondamentalement rimée à l’actualité, le scotche presque journellement devant le Net. Sous ses dehors de garçon propre sur lui et clean, s’ébroue quotidiennement un as de cœur de la bavardrague : ce bavardage à caractère sexuel, en ligne et en temps réel, où l’on cherche à faire connaissance avec d’autres internautes que l’on tente de séduire par clavier interposé, en vue d’une aventure. « Moi, je vais droit au but. Il m’est arrivé de faire beaucoup de rencontres.... Souvent on est déçu quand on découvre physiquement la fille. Mais bon, j’avoue que j’ai eu quelques belles expériences », raconte Modou. Avant d’ajouter, en cynique averti : « Souvent, les liaisons sont intenses mais brèves. Il y a très rarement un sentiment réel. Il faut juste en profiter au maximum et au plus vite. »
COMPAGNONNAGE DE BAS-VENTRE Ce trip, intense et bref, laisse peu de place à la lassitude. Ce « compagnonnage de bas ventre », souvent sans dommage (?) mais avec intérêt, est l’apanage des drianké branchées de Dakar. De quelques « femmes mûres », à la libido tenace, qui raclent souvent le fond de leur sex-appeal et l’exposent sur la toile. D’une bande de « chasseuses », souvent fortunées, qui proposent sans pudeur un échange de marchandises sur le libre-marché du Net. « J’ai été gigolo comme ça », souffle Moïza, toujours bluffé par sa propre histoire. Trente ans, le look sportif, la mise soignée, Moïza est une fashion-victim déclarée. Un « viveur avoué ». Hâbleur pur-sucre, frimeur impénitent, il répand son « incroyable » aventure avec une dextérité confondante : « Au moment de la discussion sur le Net, la femme disait avoir 29 ans. On a vite sympathisé, on a échangé beaucoup de mails (...) Elle voulait sans doute des assurances (...) Après, elle m’a donné rendez-vous dans un hôtel chic mais assez discret derrière le Palais présidentiel. Je n’en revenais pas quand j’ai découvert qu’elle avait près de 50 ans. Mais elle a réussi à m’entraîner dans une relation torride. Du sexe à gogo (...) Veuve d’un Général d’armée décédé, elle me filait beaucoup d’argent et m’emmenait dans des endroits très, très chics. J’étais accro, je ne voyais plus la différence d’âge. Mais au bout, elle s’est lassée de moi. Un beau matin, elle m’a éjecté de sa vie. Sans réelle explication... » « C’est après que je me suis rendu compte de ma bêtise, rumine encore Moïza. J’étais dans une spirale négative, piégé par l’appât de l’argent facile et l’attrait du Net qui regorge de dangereuses rencontres de cet acabit. On m’a utilisé, on a presque failli gâcher ma vie. C’est une plaie dans ma vie que j’ai du mal à assumer... » De quoi fortifier l’observateur Ibou, hérissé par l’ampleur des dégâts cybernétiques sur la société dakaroise : « Internet a ouvert, sans en donner l’air, la porte à toutes les déviances, crie-t-il. Mais qui peut faire quelque chose contre ? » Question sans réponse. La cyberdrague est un nouveau phénomène lié à la ravageuse popularité d’Internet. Dans le monde, surtout celui occidental, des couples se sont formés grâce à la « connection on line » et vivent heureux, d’autres ont été mis en péril à cause d’elle. Plusieurs « cyberdragueurs » ou « cyberdragués » ont été victimes de manipulation, en ont été blessés. Internet et amour font-ils bon ménage ? Au Sénégal, par ces temps qui courent, le « oui » l’emporte... Du bout des doigts...
Papa Samba DIARRA (pdiarra@lequotidien.sn)
(Source : Le Quotidien 1er septembre 2004)