S’informer, informer, s’exprimer, mobiliser, changer les choses : les réseaux sociaux servent à tout cela à la fois. Sur le continent africain, les jeunes s’en sont saisis ces dernières années. Une tendance décryptée dans une étude menée dans 7 pays, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Bénin, le Ghana, la RDC, et Madagascar. Elle est intiluée Citoyenneté numérique : ce que l’Afrique prépare. Elle a été dévoilée par CFI, l’agence française de coopération médias.
RFI : Philippe Couve, vous êtes le rédacteur de cette étude. Comment a-t-elle été menée ? Quelle méthode ?
Philippe Couve : C’est une étude que CFI nous a commandée. Il s’agissait d’aller dans sept pays d’Afrique voir comment se comportaient les activistes citoyens. Alors les sept pays en question c’est le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Burkina Faso, le Sénégal, la République démocratique du Congo et Madagascar. Et dans chacun de ces sept pays, on a travaillé avec des correspondants locaux. On a d’abord essayé d’identifier tous les acteurs, que ce soit des blogueurs, que ce soit des journalistes, que ce soit des gens qui travaillent dans l’open data, des animateurs de communautés en ligne, qui ont des activités citoyennes. Et puis bien sûr des développeurs aussi – les développeurs informatiques – et voir ceux qui ont des activités citoyennes, ceux qui demandent des comptes au gouvernement, aux autorités locales, ceux qui surveillent les élections, ceux qui essaient de faire naître une information différente, ceux qui animent des communautés autour des sujets liés à la citoyenneté au sens large. Et on a identifié comme ça plus de 400 personnes dans chacun de ces sept pays et pour plus d’une quarantaine d’entre eux on est allé les rencontrer. On a fait de longs entretiens – souvent beaucoup plus d’une heure – avec eux, pour essayer de comprendre d’où ils venaient, comment ils fonctionnaient, quelles étaient les difficultés qu’ils rencontraient, quelles étaient leurs motivations. Et on a essayé de rassembler tout ça dans ce rapport.
Quel est le constat ? Une pénétration inégalée du mobile et le problème de la bande passante, les connexions encore trop lentes ?
Aujourd’hui, ce que l’on voit c’est que le mobile est partout dans toutes les poches et on a même parfois plusieurs mobiles et plusieurs cartes SIM. Mais mobile ne veut pas nécessairement dire pour tout le monde accès à Internet. Dans les villes maintenant, on a la 4G, on a la 3G assez souvent. En revanche, il y a encore des zones où on a du mal à accéder à Internet et surtout, même quand on a accès à Internet, la bande passante est limitée parce qu’on n’a pas tiré encore assez de câbles, de fibres optiques à travers les différents pays pour distribuer l’Internet de manière suffisante. Donc ça, ça constitue un blocage. Mais malgré ça, on voit quand même que la consommation notamment de vidéos augmente beaucoup. Beaucoup de gens regardent aujourd’hui des vidéos via Facebook via YouTube, parce que ces systèmes permettent aussi d’adapter la qualité de la vidéo à la bande passante dont on dispose.
Et ce qu’on constate c’est l’émergence confirmée d’une citoyenneté numérique. De quoi s’agit-il ?
On s’aperçoit que ces outils permettent à tout un chacun de prendre la parole. Il y a des jeunes aujourd’hui de moins de 35 ans pour la plupart d’entre eux, qui ont décidé de s’en emparer pour faire changer des choses dans leurs pays, parce qu’il y a des choses qui les insupportent. Par exemple, de voir à quelques dizaines de kilomètres au nord de Cotonou un village qui est au bord de la route – la route qui va à Parakou – et dans ce village au bord de la route il n’y a tout simplement pas d’eau potable et donc les gens boivent une eau saumâtre et sont malades. Et aujourd’hui, il y a ces jeunes-là qui dénoncent ça publiquement, qui ne le supportent pas. Il y en a d’autres qui décident de s’organiser pour surveiller les processus électoraux, pour faire en sorte d’être sûrs que la voix du peuple va être respectée et que les résultats ne vont pas être tripatouillés ensuite, etc. Donc, cette citoyenneté numérique est en train d’exister de se développer. Elle se concrétise aussi par des mouvements de solidarité parfois, pour aider des populations victimes des inondations, que ce soit à Abidjan ou à Dakar, pour empêcher la construction d’un mur sur le domaine public maritime comme ça s’est passé à Dakar avec l’ambassade de Turquie qui voulait s’implanter là.
Parfois ça peut porter ses fruits ?
Ça marche parfois, même assez régulièrement. Ça marche, ça a un impact. Ça ne permet pas toujours de renverser les décisions des autorités, mais au moins ça permet à cette opposition d’être entendue, opposition non pas à titre politique global, mais opposition à un projet en particulier. D’ailleurs, on touche là l’une des difficultés pour eux. C’est à partir du moment où ils commencent à demander des comptes au pouvoir qu’on les renvoie à un statut d’opposant. Mais le fait de demander plus de transparence, le fait de demander au pouvoir de rendre des comptes, ce n’est pas forcément se placer en statut d’opposant au sens politique traditionnel du terme. C’est juste vouloir être impliqué, être acteur de la vie citoyenne, de la vie démocratique.
Et dans ce contexte Facebook est une énorme caisse de résonnance, on peut parler d’un nouvel agora ?
C’est vraiment aujourd’hui l’endroit où les conversations naissent. Conversations privées, conversations publiques, mobilisation, émotion collective. Ces émotions collectives qui souvent sont à l’origine de mouvements qui se développent et qui peuvent parfois modifier des décisions politiques. On a vu en Côte d’Ivoire notamment, le mouvement « des 200 ». C’est-à-dire qu’ils avaient été en quelque sorte stigmatisés par le ministre du Numérique qui disait que la bataille contre la cherté de la vie reposait sur quelque 200 personnes sur les réseaux sociaux. Et donc « ces 200 » ont créé un hashtag et ont montré sur les réseaux sociaux qu’ils étaient beaucoup plus que 200 et que cette problématique du coût de la vie elle touchait beaucoup de monde. Ce qui a conduit ensuite le ministre à faire un peu machine arrière et même le président à annoncer qu’il renonçait à l’augmentation d’un certain nombre de prix, notamment le prix de l’électricité.
Avec un enjeu capital, celui de la qualité et le risque de la désinformation ?
Alors ça effectivement, comme tout le monde peut prendre la parole sans contrôle sur les réseaux sociaux, on assiste aussi parfois à la diffusion d’informations de rumeurs, d’informations fausses, de désinformation. Donc, ça c’est quelque chose qui existe. Il faut apprendre… Et je pense ici en France, aux Etats-Unis aussi on l’a vu, il y a parfois des fausses informations qui circulent. Et donc, il y a des acteurs et notamment les acteurs dont on parle dans ce rapport sont plutôt des gens qui sont du côté de la qualité, qui sont du côté de la bonne information. Mais comme tout le monde peut prendre la parole il y en a d’autres aussi qui peuvent avoir, soit de manière délibérée, soit de manière inconsidérée, un comportement moins citoyen, moins proche de la vérité. Il faut faire attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain en disant : « Oui, mais de toutes façons sur les réseaux sociaux on trouve de tout et n’importe quoi ». Non. On trouve des très bonnes choses et on trouve des très mauvaises choses. Il faut apprendre à séparer les deux et pour ça il va falloir aussi que ces acteurs – qu’ils soient blogueurs, qu’ils soient journalistes en ligne, qu’ils soient acteurs citoyens au sens général – soient aussi de plus en plus formés pour produire des contenus de plus grande qualité et être de plus en plus crédibles.
Et donc du point de vue des dirigeants un sentiment parfois d’être menacé. D’où des actions concrètes pour tenter parfois de museler ?
On essaie de museler. Il y a eu quelques-uns de ces activistes citoyens qui ont pu se retrouver emprisonnés. Mais le mode privilégié pour l’instant par les gouvernements qui se sentent justement menacés, c’est de couper. On l’a vu ces derniers mois. On coupe l’accès aux réseaux sociaux, à Facebook, à Twitter. On l’a vu au Congo, on l’a vu au Gabon, on l’a vu au Tchad et on l’a vu dans différents endroits. Ça devient le mode d’action privilégié d’un certain nombre de pouvoirs. On voit au Cameroun en ce moment qu’il y a un certain nombre de prises de position en disant que les réseaux sociaux c’est l’équivalent du terrorisme, etc. Ce qui laisse augurer des choses pas très favorables en matière de liberté d’expression et tout ce genre de choses. Donc, effectivement, il y a chez certains gouvernements la prise de conscience que s’exprime là une parole citoyenne et que cette parole ne s’accommode pas bien des manières de faire qui pouvaient préexister, ou on ne rendait pas compte de son action auprès des citoyens, ou on agissait parfois de manière un peu masquée. Et ça aujourd’hui c’est devenu beaucoup plus difficile. Et on l’a vu par exemple au Gabon avec les élections, où il a été très clair et très net pour tout le monde que la coupure à un moment donné de l’accès à internet et aux réseaux sociaux était liée à une volonté, probablement, de jouer avec les résultats des élections.
Bruno Faure
(Source : RFI, 24 novembre 2016)