Entretien de Loup Viallet avec Wilfried N’Guessan, auteur ivoirien, développeur, promoteur du logiciel libre en Afrique et gérant de AKASSOH, une société orientée dans le domaine des technologies, utilisant des logiciels libres & open-source.
Loup Viallet : D’où vient le logiciel libre ? Quelle est la différence entre logiciel libre et logiciel propriétaire ?
Wilfried N’Guessan : Le concept est né aux Etats-Unis dans les années 1990. C’est en rencontrant des difficultés pour faire une impression qu’un informaticien du nom de Richard Stallman, qui travaillait au MIT, constata qu’il lui suffisait pour surmonter son problème de disposer du code source du logiciel de l’imprimante, puis de l’adapter afin de réaliser facilement son impression. Il a donc cherché à l’obtenir, mais la maison du fabricant a refusé de les lui mettre à disposition. Cette anecdote illustre dans quelles conditions le mouvement en faveur du logiciel libre est né.
Le logiciel libre repose sur 4 libertés fondamentales qui exigent de toujours donner le code source de fabrication d’un logiciel avec le droit de modifier, de l’adapter puis de le redistribuer sous toutes les formes possibles. Le logiciel libre s’oppose au logiciel propriétaire (on dit aussi privateur), qui privatise ces règles, et restreint techniquement et légalement l’accès au logiciel au seul détenteur du code de fabrication.
Loup Viallet : Quelle est votre formation ?
Wilfried N’Guessan : Après un cycle d’ingénieur en informatique option génie logiciel, je me suis spécialisé en sécurité web. J’ai suivi mes études à l’Institut national polytechnique Félix Houphouët-Boigny à Yamoussoukro, Côte d’Ivoire.
Loup Viallet : A quoi sert le logiciel libre pour les entreprises, les particuliers ? Quels usages sont privilégiés par les Africains et pour quels besoins ?
Wilfried N’Guessan : Aujourd’hui l’Afrique demeure sous-équipée dans presque tous les domaines et les nouvelles technologies ne font pas exception à la règle : elles sont d’abord développées dans les pays industrialisés. Aussi le logiciel libre représente en Afrique une aide au développement, pour les entreprises comme pour les particuliers. C’est un transfert de technologie à la fois très économique et très rentable, peu coûteux, très adaptable et très utile pour démarrer une activité ou améliorer des services. Il intéresse beaucoup de monde. A leur sortie de l’école les jeunes peuvent se perfectionner sur ces technologies en libre-accès et mettre ainsi en valeur leurs compétences et leurs savoir-faire. Enfin presque toutes les PME et PMI qui ont des sites internet ou des messageries personnalisées utilisent des solutions d’hébergements basées sur des logiciels libres car elles sont financièrement accessibles et suffisamment robustes pour fournir un service de qualité. Pour gagner en visibilité sur internet ils ont pratiquement tous recours à des CMS – Système de gestion de contenu – ou des site web en langage php – langage utilisé pour coder – qui proviennent aussi du libre.
Loup Viallet : Quels sont les pays africains où les outils du numérique sont les plus développés et pourquoi ?
Wilfried N’Guessan : Je n’ai pas consulté d’études récentes à ce sujet, mais comme acteur et témoin des transformations numériques sur le continent, deux pays retiennent particulièrement mon attention. D’abord l’Afrique du Sud. Jusqu’en 2013 ce pays avait une politique d’éducation qui mettait les technologies libres à l’honneur ; cette stratégie leur a permis de former, notamment avec l’appui de systèmes d’exploitation comme UBUNTU (commercialisés par la société britannique Canonical), une génération de jeunes bien outillés, dont les initiatives sont à présent remarquées. Je trouve regrettable, pour les jeunes sud-africains, que leur gouvernement ait abandonné cette stratégie innovante au profit des technologies privatrices, sans doute pour garantir le monopole de quelques-uns.
Il y a aussi le gouvernement tunisien qui, malgré ses forts liens avec le sociétés de logiciels privateurs, a nommé un secrétaire d’État auprès du Ministre des technologies de la communication chargé de l’informatique, d’Internet et des logiciels libres. C’est un signal timide, mais qui va dans le bon sens, espérons qu’il soit vraiment suivi par des avancées concrètes. Je pense enfin au Rwanda, où un grand nombre de collectivités locales et de startups font tourner des services qui fonctionnent avec des logiciels libres.
Loup Viallet : Tous les logiciels libres sont-ils transposables à l’Afrique ?
Wilfried N’Guessan : Oui, tant que le besoin auquel ils répondent existe ! Précisément, l’avantage de posséder le code source permet de faire les adaptations, les ajustements, les « traductions » qui s’imposent. C’est la compétence du technicien, qui transforme ainsi un logiciel conçu au Québec pour prédire les chutes de neige, en outil capable de calculer l’intensité du soleil ou du vent dans des régions au sud du Sahara.
Loup Viallet : En dehors des pouvoirs publics, où sont les plus grandes communautés d’utilisateurs du logiciel libre en Afrique ?
Wilfried N’Guessan : D’abord son usage est multisectoriel, il semble être autant prisé par les administrations que par les entreprises, ensuite, la formation aux nouvelles technologies dépend beaucoup des choix politiques qui sont faits. Il y a des communautés d’utilisateurs et de promoteurs du libre dans presque chaque région d’Afrique, dont certaines sont très dynamiques, cependant les initiatives publiques cherchant à installer et à valoriser son usage demeurent rares, partielles, arrêtées à mi-chemin (comme en Afrique du Sud). Les communautés les plus influentes sont au Kenya, en Afrique du Sud, et maintenant de plus en plus en Afrique de l’Ouest, où l’on assiste à une solide dynamique notamment chez les jeunes Ivoiriens. On notera les quelques actions du gouvernement ivoirien, visant à sensibiliser l’usage de ces technologies dès l’école.
Loup Viallet : Vous dirigez une société de services en logiciel libre en Côte d’Ivoire. Pouvez-vous nous parler de vos activités ? Quels sont les services que vous proposez ? Pour quels clients ?
Wilfried N’Guessan : Il s’agit de AKASSÔH (https://akassoh.ci/) une société de services en logiciels libres : nous proposons et créons des applications sur mesure et nous faisons de l’intégration avec des solutions libres. Nous assurons une gamme de formations et d’initiation à la maîtrise des environnements suivants : Gnu/linux, programmation, etc.. tout cela se pratique en général sur des technologies libres. À travers notre plate-forme de revente des noms de domaines nous faisons la promotion du .CI et des cctld locaux. Nous avons des clients très divers : des grands comptes, des particuliers, des startups ou PME.
Loup Viallet : Comment l’émergence des Technologies de l’Information et de la Communication participent-elles au développement de l’Afrique ? L’accès internet étant très inégal selon les lieux, doit-on plutôt parler d’un développement en trompe l’œil ?
Wilfried N’Guessan : Le schéma est le même qu’ailleurs, l’information facilite la vie des populations avec des pratiques moins contraignantes leur offrant un gain en temps et une possibilité d’appliquer des techniques pour améliorer leur rendement ou mieux gérer leurs besoins. Aujourd’hui, pour leurs achats ou même pour faire du commerce, les populations rurales ne font plus de déplacements avec des fortes sommes d’argent en poche, elles utilisent leur compte de banque mobile en ligne (mobile banking) qui sécurise leurs transactions et leur garantit une certaine traçabilité des opérations. Personnellement je considère qu’Internet est un bien commun qui doit continuer à être accessible à tous et depuis partout.
Loup Viallet : Vous avez publié en 2013 l’ouvrage Mon Afrique lève les yeux vers le logiciel libre, avec pour sous-titre « 54 raisons pour que l’Afrique choisisse le logiciel libre ». Qu’est-ce qui a changé depuis 5 ans ? Le réécririez-vous aujourd’hui de la même manière ou y-a-t-il des points nouveaux que vous aborderiez ?
Wilfried N’Guessan : Le nombre d’utilisateurs a considérablement augmenté, mais je ne suis pas certain qu’en l’utilisant plus on l’utilise mieux. Je regrette qu’on ne respecte pas plus les chartes d’utilisation de ces logiciels. Mal utiliser les technologies est contre-productif. Je prépare d’ailleurs une version revue abordant de nouveaux points dans laquelle il faudra bien dénoncer certains accords de gré à gré par des propriétaires privateurs, qui cherchent à faire reculer l’usage du logiciel libre. Nous manquons aussi d’enquêtes comportant des chiffres actuels et fiables sur les dépenses publiques des États africains dans le domaine du numérique. Et puis il faut convaincre tous ceux qui sont encore sceptiques !
Loup Viallet : L’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) semble organiser beaucoup d’événements autour du libre. Quel lien y-a-t-il entre le logiciel libre et la francophonie institutionnelle ?
Wilfried N’Guessan : L’OIF a été un grand soutien au développement de la francophonie numérique en Afrique francophone, notamment comme financeur d’associations et d’événements valorisant l’usage du logiciel libre. Les Rencontres Africaines, jusqu’à leur dernière édition en 2007 ont toujours été largement aidées par l’OIF, qui pense que le développement de l’Afrique passe par la naissance d’un bon vivier de compétences, et l’extension du logiciel libre permet justement cela : développer la formation de ses utilisateurs et favoriser la concurrence des services qu’il permet de produire.
Loup Viallet : Les administrations D’État, en Afrique comme en Europe ont-elles intérêt à adopter des logiciels libres ? Ces outils permettent-ils une véritable sécurité des données ?
Wilfried N’Guessan : Je ne dirais pas qu’elles en ont l’intérêt mais plutôt l’obligation. Adopter les logiciels libres, c’est défendre sa souveraineté numérique. Je sais qu’utiliser des solutions dont on ne maîtrise pas le code source constitue une véritable faille de sécurité : le souvent les technologies privatrices n’obéissent pas à d’autres règles et ne se conforment pas à d’autres intérêts que ceux de leurs maisons éditrices.
Loup Viallet : La souveraineté numérique est-elle envisageable ? Comment se passer des géants de l’informatique comme Apple, Facebook, Microsoft, Yahoo, Google ?
Wilfried N’Guessan : Ces géants n’ont pas réinventé la roue ! Ils ont amélioré ou adapté des technologies dans le seul but de garder un monopole économique et d’écraser des initiatives différentes, qui ont d’abord pour but d’apporter des solutions à des problèmes concrets, pas seulement de faire du cash.
Loup Viallet : Nommez des personnalités, Ivoiriennes ou étrangères, qui vous inspirent et font bouger l’Afrique dans le bon sens selon vous ?
Wilfried N’Guessan : Alexis Khauffman, un Français, qui est l’un des fondateurs d’une association formidable, le projet Framasoft, un réseau d’éducation populaire dédié à l’usage du libre. Abedraman Elkafil du Maroc vice-président de l’Association Marocaine des Utilisateurs du Logiciel Libre il sait donner de son temps de son énergie depuis plusieurs années pour organiser les communautés du libre au Maroc en vue de faire avancer le choix du libre. Florent Youzan, je l’appelle mon compagnon de lutte il est prêt à tout pour aider à développer une compétence en Afrique, il investit de son temps, son argent, etc. on a parcouru plusieurs pays d’Afrique souvent par des moyens de transports assez complexe mais sert la cause du logiciel libre toujours avec un grand plaisir. Professeur Oumtanaga Souleyman, il est l’un des pionniers du logiciel libre en Côte d’Ivoire. Il est jusqu’à ce jour le gardien d’un espace d’apprentissage maintenant légendaire, à savoir le LABTIC un labo né de l’appui de l’OIF pour la promotion des logiciel libres en Afrique.
Loup Viallet
(Source : [Questions africaines>https://questionsafricaines.wordpress.com/], 25 mai 2018)
L’auteur : Loup Viallet a commencé à travailler auprès de grandes collectivités territoriales et d’institutions internationales il y a près de sept ans. Il a fondé en novembre dernier le blog « Questions africaines » à destination du grand public et des responsables politiques ; les analyses qui y sont produites sont fréquemment reprises par des journaux tant spécialisés que généralistes comme Les Echos, Œil d’Afrique, la revue Conflits ou des quotidiens africains comme La Prospérité.