Confronté à la déliquescence de plus en plus marquée de la société sénégalaise, du fait de l’usage malsain des réseaux sociaux numériques, le chef de l’état est sorti de la quasi-indifférence qu’il semblait manifester à l’égard du sujet.
Devant le nombre de plus en plus grand de vies individuelles brisées par l’entremise du numérique qui permet de calomnier à distance, de salir et de détruire sans contact direct, comme sous la tyrannie généralisée et toute-puissante d’une lâcheté réglementaire consentie, le premier des Sénégalais a enfin ouvert les yeux sur la nécrose et reconnu ‘’qu’on ne peut pas laisser les gens détruire comme ça les réputations de personnes, de familles gratuitement, parce qu’on croit être dans l’anonymat’’. Admettant, enfin, que ‘’la régulation du secteur des médias sociaux est une urgence’’.
Le 1er Mai aura donc été, pour le président de la République, qui recevait le cahier de doléances des travailleurs, d’inscrire de plain-pied l’autorité publique dans le nécessaire combat contre la faillite morale de la société liée au numérique. Et cette faillite est d’abord une fracture : celle qui sépare ceux qui ont compris l’utilité salutaire d’un outil qui est, depuis plus de trente ans, le moteur du progrès dans tous les domaines de la vie, de ceux qui n’en ont perçu que la pernicieuse puissance au service d’une morale blette, nourrie d’échecs individuels, de colères éparses et lointaines, de misères morales.
Le secrétaire général du Syndicat national des professionnels de l’information et de la communication, Bamba Kassé, a bien expliqué le mal, en expliquant que le secteur pullule de ‘’prédateurs, maitres chanteurs, qui se vendent au plus offrant ou au plus promettant, qui sont dans une logique de lobby et de positionnement, qui font dans la météo politique et se promettent un lendemain de membre d’un régime politique. Pour se faire, ces bandits jouent sur l’absence d’une vraie régulation et se réfugient derrière la grande vague de la connectivité qui caractérise le monde d’aujourd’hui’’.
Une vraie régulation, donc ! Le mot est lâché ! Mais en fait, il l’est depuis : le 3 février dernier, il faut s’en souvenir, le président de la République avait déjà demandé au gouvernement, en Conseil des ministres, de mettre en place ‘’un dispositif de régulation et d’encadrement spécifique aux réseaux sociaux’’ pour, en clair, remplacer des dispositifs ‘’obsolètes et faibles’’, selon les expressions de Bamba Kassé. Ces dispositifs se retrouvent dans un arsenal juridique sur la société de l’information qui date de 2008. Obsolète et inefficace, en l’occurrence, puisqu’ils reflètent une neutralité technologique qui leur fait prendre en compte toutes les technologies, y compris les réseaux sociaux.
Dans une telle optique, on était évidemment bien loin du compte : la nature même des réseaux sociaux, leur potentiel pouvoir de nocivité individuelle, dans un contexte où ils sont pourtant considérés comme autant de marqueurs de la liberté d’expression, nécessitaient que leur soient assignés des codes spéciaux et une régulation spécifique. L’on a mis du temps à s’en rendre compte, sans doute aussi parce que les pouvoirs publics ne voulaient pas être soupçonnés de vouloir attenter à la liberté d’expression en particulier et aux libertés en général, en sortant de leur chapeau des lois à ‘’tout-va’’, dans des contextes souvent conflictuels.
Donc, sans doute surtout, parce que l’opinion elle-même n’était pas disposée à recevoir une régulation qui pourrait, par ailleurs, restreindre ses libertés et faire le jeu liberticide du pouvoir.
Personne n’a semblé réaliser l’urgence d’une réglementation qui eût permis de limiter les inadmissibles atteintes à la dignité humaine, au droit à la vie privée et à l’intimité.
Au fil du temps donc, le cyberespace sénégalais est devenu une zone de non-droit, quoique puissent en dire les idéologues de la liberté d’expression dont c’est le tropisme de brandir l’atteinte aux libertés, dès qu’un projet de loi pointe son nez, comme si la démocratie, pour rester crédible, devrait mariner indéfiniment dans ses eaux amniotiques, sans possibilité d’aménagement, quand bien même les temps et les mutations l’exigent…
Mais le chef de l’Etat nous rassure : le 1er Mai, il a indiqué qu’un texte était prêt, qui serait bientôt présenté, pour remédier à cette dictature de l’outrance numérique faite de menaces, de chantages, d’insultes, d’envois de photos obscènes sur fond de vengeance, de haine, pour ne dire que ça. Il restera à apprécier la pertinence d’un tel texte et son efficacité à l’épreuve du terrain. Il restera surtout à souhaiter qu’un tel texte intègrera dans son action l’éducation numérique des populations, notamment à travers des centres de formation professionnelle et technique.
Mais avant tout, il devra démontrer sa crédibilité, à l’aune de la confiance qu’il inspire et de l’absence de tout trait dans son contenu qui porterait à accréditer la thèse d’un arsenal visant, avant tout, à la restriction des libertés fondamentales.
Tout se jouera donc sur la clarté des objectifs qui y seront inscrits.
Le Sénégal, il est important de le souligner ici, a reculé de deux places dans le classement mondial de la liberté de la presse 2021, de Reporters sans frontières (RSF) passant de la 47e à la 49e place. Les suspicions des acteurs de l’écosystème de l’information et de tout ce qui s’y rapporte, ne sont donc pas totalement de l’ordre de l’hérésie…
Il faut simplement savoir raison garder et, devant le péril sociétal qu’incarnent ces nouvelles menaces médiatiques, comprendre que seule l’intervention intelligente, avisée et ferme de la puissance publique, pourra tuer le mal dans l’œuf et préserver nos dignités individuelles qui ont aussi valeur de liberté.
Philippe d’Almeida
(Source : Enquête, 4 mai 2021)