La télévision numérique terrestre, le Sénégal y est entré de plain-pied mercredi dernier, 17 juin 2015, au cours d’une cérémonie présidée par le président de la République, à Dakar. Elle avait quelque chose de mythique, cette fameuse échéance fixée par l’Accord international GE06, représentant les deux premières lettres de Genève, ville de Suisse où fut décidé, en juin 2006, au cours d’une rencontre de l’Union internationale des télécommunications (Uit) tenue 2006 que le 17 juin 2015, l’audiovisuel mondial passerait d’un jusqu’ici système de diffusion analogique à un système de diffusion numérique.
Bien avant ce délai, des pays, surtout ceux développés, ont sauté le pas, tandis que d’autres traînent encore les pieds pris qu’ils sont dans des préparatifs financiers, juridiques, administratifs et technologiques difficiles à négocier. Le Sénégal les a connus, mais a pu s’en sortir - surtout techniquement - grâce à un savoir-faire bien de chez lui, au lieu du recours à ces vingt-cinq firmes européennes et asiatiques venues proposer leurs services. Mais, c’est l’expertise nationale, symbolisée par le groupe Excaf télécommunications du pionnier sénégalais de cet empire audiovisuel, le défunt Ibrahima Khaliloulah Diagne alias Ben Bass, qui a réalisé l’exploit pour un investissement de 39 milliards de francs Cfa dont la mobilisation a procédé, selon le président de la République, Macky Sall, d’un « modèle unique, car ni l’Etat du Sénégal, ni le contribuable, ni aucun bailleurs de fonds n’ont été sollicités pour la moindre dépense ».
« Nous y voilà » donc, ainsi que s’est exclamé avec un enthousiasme justifié le président du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra), Babacar Touré, par ailleurs président de la structure maître d’œuvre de la construction de cette infrastructure numérique, le Contan, qui fait du Sénégal « le seul pays francophone d’Afrique et parmi les très rares pays africains » à réussir le passage à la télévision au numérique.
Certes, ce basculement n’a pas encore couvert l’intégralité du territoire national, mais « dans quelques semaines, comme l’a annoncé le chef de l’Etat, sur toute l’étendue du territoire national, les foyers seront en mesure de capter le signal de la télévision numérique terrestre, qui fera accéder nos compatriotes à une dimension jusque-là inédite de l’univers des télécommunications. »
Il y avait quelque chose de mythique dans cette échéance du 17 juin 2015, comme le fut le fameux passage à l’an 2000, ce bogue informatique qui, quelques années avant l’entrée dans le nouveau millénaire, provoqua, partout à travers le monde, un formidable branle-bas qu’on se demanda si son passage inaperçu à l’œil nu méritait tant d’appréhensions, tant de polémiques, tant de scepticismes, tant de doutes, tant de… tant de… Le passage à la télévision numérique aura été à cette image-là. Du moins, pour le moment, tant que courra la période de six mois, dénommée « Simulcast » durant laquelle prévaudra la mixité analogique-numérique. La grande surprise ou déconvenue viendra alors pour ceux qui ne se seront pas équipés du fameux décodeur au prix de 10 mille francs subventionné par l’Etat ou qui n’auront pas acquis un téléviseur adapté pour fonctionner au nouveau système.
Il reste maintenant les énormes et divers enjeux liés à cet avènement d’un système de télévision qui feront que, selon l’explication du président Sall, « regarder la télévision ne sera plus un simple moment de contemplation passive, soumis au seul bon vouloir des éditeurs de programmes. Dorénavant, le téléspectateur peut adapter les opportunités du paysage audiovisuel à ses contraintes horaires avec le rattrapage des programmes diffusés en son absence, ou la vidéo à la demande, ou encore rester en contact avec les réseaux tout en suivant les émissions. »
Elles resteront alors à quai ou, de manière moins euphémique, seront mortes d’une façon ou d’une autre, les chaînes de télévision qui ne sauront pas adapter leurs offres de programmes à cette nouvelle révolution qui favorise un téléspectateur plus exigeant. Un journal dakarois a dit le mot en qualifiant de « télébidons » ces chaînes qui croiront pouvoir vivre et survivre en faisant dans le minimalisme, l’approximation et la banalité, la désinvolture et la vulgarité ; le plagiat et tant d’autres tares.
Il ne faudrait surtout pas que les dérives constatées ces jours-ci débordent sur les écrans du numérique terrestre qui mérite un meilleur usage que l’ordure de ces enregistrements clandestins de la vie privée d’individus filmés ou enregistrés à leur insu lors de séquences de leur vie qui ne concernent qu’eux-mêmes et ceux et celles avec qui ils les partagent. Il y a un meilleur usage à faire du produit de cette révolution que la délation et la vulgarité dont l’une des manifestations aura été les violences contre l’homme politique Moustapha Cissé Lô. Il y a deux semaines, c’est un animateur de variétés à la télévision qui a été victime de cette curée ; et depuis quelques jours, c’est au tour d’un des responsables de cette même télévision et d’un ministre de la République qui auraient été filmés, dit-on, dans des moments de leur vie privée et les éléments proposés à la vue et à la vindicte populaire. Le boom des technologies de l’audiovisuel faciles d’utilisation devrait se vivre avec un discernement éthique.
C’est certainement contre ces dérives que le président du Cnra a voulu mettre en garde en disant qu’avec la Tnt soufflent « des vents d’est, d’ouest, du nord et du sud qui risquent d’emporter ceux qui ne sauront pas y être avec intelligence et responsabilité.
Jean Meïssa Diop
(Source : Enquête, 19 juin 2015)