L’énorme scandale des marchés de gré à gré au Sénégal : L’exemple de la Direction de l’Automatisation des Fichiers
dimanche 25 décembre 2016
Souvent, les gouvernants profitent de l’inattention des citoyens pour commettre « leurs forfaits ». Sous le magistère de Macky Sall, la prolifération des marchés de gré à gré a atteint un niveau inégalé, témoignant d’un incroyable laxisme en matière de gestion des deniers publics.
Le rapport de l’ARMP au titre de l’année 2014 donnait déjà le ton sur les nombreuses dérives du régime : libertés prises par les autorités contractantes avec le code des marchés publics, pratiques collusives et anti concurrentielles, usage abusif et systématique des Demandes de renseignement de prix (DRP) pour contourner les règles de mise en concurrence (appel d’offre ouvert), augmentation exponentielle des pratiques corruptrices, détournement des deniers publics à des fins d’enrichissement personnel, etc…A vrai dire, la liste est loin d’être exhaustive. L’année 2016 marque une accélération et une amplification du phénomène. Prévu pour être une exception, un régime dérogatoire au principe de l’appel de l’appel d’offre ouvert, le recours au marché de gré à gré est désormais devenu la norme. Rien que pour le 1er trimestre 2016, les marchés de gré à gré représentent plus de 60% du volume des marchés passés, faisant désormais de l’entente directe le mode privilégié de passation des marchés publics. Une situation extrêmement inquiétante pour les finances publiques (concussion), et en total déphasage avec les principes fondamentaux qui régissent la commande publique : liberté d’accès, égalité de traitement des candidats et transparence des procédures.
Dans ce registre, la palme revient au Ministère de l’Intérieur. Un exemple récent est fourni par la requête de la Direction de l’automatisation des fichiers, adressée à l’Autorité de Régulation des Marchés Publics, via un de ses organes (le Comité de Règlement des Différends) de passer plusieurs marchés par entente directe. Cette requête fait suite au rejet par la Direction centrale des marchés publics du motif de l’urgence invoqué par le Ministère de l’Intérieur pour la passation desdits marchés (Cf l’avis négatif référencé sous le N°5074 MEFP/DCV en date du 11 novembre 2016).
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est utile de rappeler les attributions respectives des 2 entités que sont la Direction centrale des marchés publics (DCMP) et l’Autorité de Régulation des marchés Publics (ARMP).
La DCMP est chargée entre autres, d’assurer le contrôle à priori des procédures de passation et d’attribution des marchés publics ; d’émettre des avis sur les décisions d’attributions des marchés et d’accorder à la demande des autorités contractantes les autorisations et dérogations nécessaires, dans le cadre de la réglementation en vigueur. Son rôle est fondamental, puisqu’aucun marché ne peut être passé par entente directe sans qu’elle ait émis un avis circonstancié. Rappelons au passage que la réforme du code des marchés publics en 2014 a abouti à un allégement du contrôle à priori de la DCMP (volonté des auteurs de la réforme de fragiliser la DCMP, au niveau de ses attributions).
L’ARMP est une autorité administrative indépendante rattachée à la primature. Une de ses missions essentielles consiste à réguler le système de passation de marchés publics et de délégations de service public, à émettre des avis, et à formuler des propositions.
Elle peut être saisie par une autorité contractante après que la DCMP ait rendu un avis sur une procédure de passation de marché public. Dans ce cas, le Comité de règlement des différends statuant en Commission des litiges, rend une décision exécutoire.
Dans l’affaire qui concerne la passation par le Ministère de l’Intérieur de 10 marchés par entente directe, trois entités sont parties prenantes du processus : la Direction de l’Automatisation des Fichiers (DAF), la Direction centrale des marchés publics (DCMP), et l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP).
Comme le prévoit le code des marchés publics (article 76), la Direction de l’automatisation des fichiers a sollicité l’autorisation de la Direction centrale des marches publics, pour conclure par entente directe, un marché de fourniture de véhicules pour un montant de 112 000 000 de F CFA et 9 marchés d’un montant global de 102 000 00 de CFA dans le cadre d’opérations liées à la confection de la nouvelle carte d’identité biométrique.
Les motifs invoqués à l’appui de cette demande : l’urgence liée à l’imminence de la clôture des engagements budgétaires, la pression due aux longues files d’attente pour l’obtention des cartes d’identité biométrique, et le respect du calendrier électoral.
La réponse de la Direction centrale des marchés publics, sur la base d’un avis juridique circonstancié conclut au rejet de la requête de la DAF. En effet, les trois arguments soulevés par la DAF n’entrent en aucune façon dans le champ d’application des articles 73 et 76 du code des marchés publics qui encadrent de manière stricte le recours à l’appel d’offre restreint et la passation de marchés par entente directe. En l’espèce, le rejet de la requête de la DAF par la Direction centrale des marchés publics est parfaitement justifié et fondé en Droit. L’avis de la Direction centrale des marchés publics est d’autant plus fondé que l’article 6 du décret N°2014-1212 du 22 septembre 2014 portant code des marchés publics est extrêmement précis quant à son libellé « lors de l’établissement de leur budget, les autorités contractantes évaluent le montant total des marchés de fournitures , des marchés de de services et des marchés de travaux qu’elles envisagent de passer au cours de l’année concernée et établissent un plan de passation des marchés comprenant l’ensemble de ces marchés qui doivent être transmis à la DCMP ». Qui peut croire une seule seconde que le Ministère de l’Intérieur ignorait totalement que les CNI délivrées en 2006 arrivaient à expiration en 2016 ? La thèse du calendrier électoral est d’autant moins crédible qu’après le référendum de mars 2016, le Ministère de l’intérieur savait parfaitement que les élections législatives devaient se tenir en 2017. Que s’est-il passé entre mars et octobre 2016 ? Pourquoi un appel d’offre ouvert n’a pas été lancé au lendemain du référendum ? Au vu de tout ce qui précède, il paraît difficile d’accorder un crédit aux trois motifs invoqués par la DAF. Les arguments de la DCMP étant imparables, la DAF a saisi l’ARMP (Comité de règlement des différends), pour un « passage en force » qui ne dit pas son nom. Une stratégie de contournement.
Tout en reconnaissant que l’avis de la DCMP est totalement fondé en Droit (refus d’autoriser à la DAF, la passation de marchés par entente directe), et bien qu’imputant la responsabilité directe de la situation au Ministère de l’intérieur du fait d’une absence de planification ; le Comité de règlement des différends a réussi la prouesse de trouver une parade pour la DAF par la formule suivante « la question électorale est d’une sensibilité telle que les diligences nécessaires doivent être prises pour éviter tout retard dans la procédure de contractualisation des marchés… ». Du point de vue juridique et compte des éléments précités, cet argumentaire est un non-sens total. Il est regrettable que l’ARMP qui jouit malgré tout d’une bonne réputation auprès du public et des professionnels soit amené à rendre des décisions iniques, en décalage avec les avis de la DCMP. Au profit des autorités contractantes et au détriment du bon usage des deniers publics. Ce n’est pas la première fois que le CRD trouve une argutie pour pallier aux manquements des autorités contractantes. Dans une décision en date du 23 novembre 2016, référencée « Décision N°361/16/ARMP/CRD », le Comité de règlement des différends a « autorisé, à titre exceptionnel, la Direction Générale des Finances à poursuivre la procédure de passation d’un marché d’acquisition de licences logiciels » au motif que la conclusion tardive du marché serait de nature à impacter négativement la gestion budgétaire « risque de perte des crédits », et l’économie nationale. Un argument pour le moins douteux. Dans cette affaire, la Direction centrale des marchés publics, avait émis un avis défavorable sur le dossier présenté par la Direction Générale des Finances. Dans ces 2 dossiers (DAF et DGF) et dans d’autres dont il n’est pas fait état, le CRD a ramé systématiquement à contrecourant de la DCMP. A contrecourant du Droit et de la devise qui est la sienne « Transparence, équité et responsabilité ». S’agissant de transparence, tous les citoyens, spécialistes, et acteurs de la bonne gouvernance s’interrogent sur le fait que le rapport 2015 de l’ARMP ne soit pas disponible sur le site : http://www.armp.sn/. Alors que l’année 2016 tire sa fin ! Au même moment, le Cameroun qui est loin d’être un modèle de transparence en matière de gestion des deniers publics, (cf classement sur l’indice de la perception de la corruption dans le monde) a mis à la disposition du public, le rapport sur « la situation générale des marchés publics au Cameroun au 1er trimestre 2016 ». Ledit rapport a été publié par l’Agence de Régulation des Marchés Publics du Cameroun.
Depuis la parution du 1er décret marchés publics N° 2007-545 du 25 avril 2007, les rapports de l’ARMP au titre des années 2008, 2009, 2010, 2011, 2012, 2013, 2014 ont fait l’objet d’une publication. La publication du rapport 2014 a mis à nu des pratiques du régime aux antipodes d’une gouvernance sobre et vertueuse. Y’aurait-il une volonté de camoufler des actes de mauvaise gestion afin d’éviter que l’opinion découvre l’énorme volume des marchés de gré à gré ? Mystère et boule de gomme.
Constat : le code des marchés publics est vidé de sa substance par les autorités contractantes
L’énorme volume des marchés de gré à gré, et l’absence de planification « volontaire » de la part de certaines autorités contractantes pour justifier le recours quasi systématique à l’entente directe dans la passation des marchés démontrent, si besoin en était, les failles du dispositif actuel. L’existence du code des marchés publics et d’un cadre formel régissant la passation des marchés n’empêchent en rien la mise en œuvre de stratégies de contournement, en vue de la captation des ressources publiques.
Les marchés de gré à gré portent sur des centaines de milliards voire des milliers de milliards de F CFA, favorisent la corruption à grande échelle et le développement de milieux affairistes nichés au cœur de l’Etat. Plus grave, ils constituent une entorse au bon usage des deniers publics, aux règles de la comptabilité publique et violent tous les principes qui fondent la bonne gouvernance.
Propositions : Renforcer les pouvoirs de la Direction centrale des marchés publics
Le refus de la Direction centrale des marchés publics d’autoriser la passation par le Ministère de l’Intérieur de 10 marchés (par entente directe) est la preuve que le contrôle à priori exercé par cet organe est globalement satisfaisant. Le problème réside plutôt dans le fait que l’autorité contractante n’est pas liée par l’avis de la DCMP, tel que défini par l’article 76 du code des marchés publics. L’autorité contractante peut passer outre cet avis, en formulant une requête auprès du Comité de règlements des Différends (CRD). En dernier ressort, le CRD dispose du pouvoir de décision.
Ce qui explique la saisine du Comite de règlement des différends (ARMP) par les autorités contractantes pour « invalider » les avis de la DCMP jugés défavorables pour la passation de marchés par entente directe. Les décisions du CRD primant sur les avis de la DCMP et étant exécutoires, les autorités contractantes obtiennent souvent gain de cause, alors même que les avis de la DCMP sont justifiés et fondés en Droit. Dans l’affaire des 10 marchés, la DAF a réussi à obtenir l’aval du Comité de règlement des différends, pour la passation des marchés. Et ce, en dépit de l’avis négatif de la DCMP.
Pour mettre fin à ce dysfonctionnement, il convient de conforter les attributions de la Direction centrale des marchés publics :
Soit par une modification d’un alinéa de l’article 76 du code des marchés publics qui donnerait à l’avis de la DCMP un caractère contraignant : le terme « Avis » serait remplacé par le terme « Décision ». Ainsi, la Décision de la DCMP aurait une valeur exécutoire, et priverait les autorités contractantes de mauvaise foi, d’un recours abusif et injustifié auprès du CRD,
Soit par un maintien du dispositif actuel (recours possible des autorités contractantes auprès du CRD), mais en insérant au niveau des attributions du CRD, une disposition qui peut être formulée de la façon suivante : « En cas de saisine d’une autorité contractante, le Comité de règlement des différends, statuant en Commission des litiges, vérifie si l’avis rendu par la Direction centrale des marchés publics est fondé en Droit, et répond aux principes d’intérêt Général, et de bon usage des deniers publics. Si les conditions sont réunies, le CRD valide stricto sensu l’avis de la DCMP ». Il s’agit d’éviter que le CRD ne se mue en une instance de validation des requêtes formulées par des autorités contractantes prédatrices de deniers publics.
Les autorités contractantes doivent faire preuve de rigueur et de responsabilité dans l’usage des deniers publics. L’acte d’achat public implique la bonne définition des besoins (article 5 du code des marchés publics), dans le cadre d’une planification (article 6 du code des marchés publics). Un besoin, c’est avant tout un besoin connu, calibré et budgétisé en amont.
Gouverner, c’est prévoir. Les marchés publics n’échappent pas à la règle. La singularité du magistère de Macky Sall, c’est le constat de l’affaiblissement considérable des corps de contrôle dans l’exercice de leurs missions, en dépit des pouvoirs qui leur conférés par la Loi (ex OFNAC). Tout se passe comme si le pouvoir exécutif détenait désormais le pouvoir de s’affranchir des NORMES. Au mépris du DROIT.
Le bon usage des deniers publics est l’affaire de tous et exige la vigilance constante de tous les citoyens.
Seybani Sougou
(Source : Dakar Actu, 25 décembre 2016)