À la fin de l’année 1948, alors que le souvenir de la Seconde Guerre mondiale était encore tout frais dans les mémoires, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies nouvellement créée a adopté un texte qui devait devenir un phare, une référence et un idéal : la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le texte de la Déclaration consacrait 30 droits et libertés universels et inaliénables parmi lesquels figuraient, notamment, les droits à la vie, à l’égalité, à la propriété privée et à la liberté d’expression. Les droits humains, selon la définition qu’en donne l’Organisation des Nations Unies, sont des droits : « que nous avons tout simplement car nous existons en tant qu’êtres humains ; ils ne sont conférés par aucun État. »
Bien que la Déclaration n’ait pas été modifiée depuis lors, ces dernières années ont vu d’autres droits élevés au statut de « droit humain ». Ainsi, les Nations Unies ont reconnu le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement en 2010 et le droit de l’homme à un environnement sain en 2021.
Aujourd’hui, un nouveau droit, insoupçonné il y a encore quelques décennies, cherche aussi à être reconnu : le droit d’accès à Internet. « L’accès à Internet devrait être reconnu comme un droit humain dans la mesure où nous vivons à l’ère du numérique, et qu’un très grand nombre d’autres droits humains ne pourraient tout simplement plus être adéquatement réalisés sans accès à Internet », a déclaré dans un entretien avec Equal Times Merten Reglitz, professeur d’éthique mondiale à l’université de Birmingham et auteur d’un article consacré à ce thème.
Le chercheur cite l’exemple de l’accès à la couverture santé dans les pays en développement comme l’un de ces droits qui peuvent désormais être réalisés grâce à la technologie. « Pour certaines personnes, a fortiori dans les pays en développement, l’Internet a rendu possible l’accès aux services de santé, qui leur auraient été inaccessibles autrement », explique M. Reglitz. La pandémie, poursuit le chercheur, a montré que ce droit est également un droit fondamental dans les pays plus riches. « Même dans les pays plus avancés, nous avons pu nous rendre compte pendant les périodes de confinement que sans Internet, il aurait été pratiquement impossible d’exercer la majeure partie de nos libertés, comme la liberté d’expression, la liberté d’association ou le droit à l’information. »
M. Reglitz n’est pas seul à penser que l’accès à Internet devrait être garanti. Ce point de vue est partagé par nul autre que le créateur du World Wide Web, Tim Berners-Lee, qui a porté cette demande dans le cadre d’un débat tenu au Parlement européen en octobre 2020.
« Et pourtant, aussi grave que cela [la pandémie] ait été, imaginez une crise comme celle-ci mais sans le Web. Grâce à l’accès au Web, les employés peuvent travailler à domicile et maintenir leurs économies à flot ; les gouvernements et autres sont en mesure de diffuser des informations vitales sur la santé ; les familles peuvent rester en contact ; les étudiants, s’ils ont de la chance, peuvent poursuivre leurs études normalement et mener à bien leurs projets grâce à l’enseignement à distance. Cette crise a montré que pour les personnes qui y ont accès, le Web n’est pas un luxe. C’est une bouée de sauvetage », a-t-il déclaré.
Quoi qu’il en soit, cette idée a aussi ses détracteurs. Pour ceux-ci, l’accès à Internet ne répond pas aux normes minimales pour être considéré comme un droit humain, et il ne peut dès lors pas être considéré comme intrinsèque à l’être humain. « Nous devons le replacer dans son contexte. La connectivité Internet, ou numérique, ne peut être considérée comme faisant partie de la race humaine. Les droits et les services essentiels qui devraient être garantis aux personnes sont plus importants que l’Internet », souligne Neth Daño, directrice pour l’Asie du groupe d’action sur l’érosion, la technologie et la concentration ETC.
Le danger, selon Mme Daño, est que l’accent mis sur les nouvelles technologies – dont les grands et puissants lobbies peuvent difficilement se dissocier – risque d’entraver la réalisation d’autres droits plus fondamentaux. « Les populations autochtones qui vivent dans des zones reculées et n’ont même pas accès à l’électricité peuvent-elles réellement faire passer l’accès à Internet avant la santé, l’éducation, l’alimentation, voire l’accès à l’électricité elle-même ? », s’interroge Neth Daño. Ainsi, s’il est reconnu comme un droit humain, les gouvernements pourraient se voir confrontés au dilemme de devoir garantir ce droit avant même d’avoir pu garantir les aspects les plus fondamentaux de la vie, explique Mme Daño. « Les gouvernements ne peuvent pas faire passer l’Internet avant l’électricité, l’alimentation ou l’éducation », a-t-elle ajouté.
D’autres chercheurs considèrent l’accès à Internet comme un droit accessoire qui peut contribuer à la réalisation des droits fondamentaux, mais auquel il ne faut pas conférer le statut de « droit humain » à part entière.
« Il ne devrait pas constituer un droit humain en tant que tel. D’un point de vue potentiel, il est vrai que les droits fondamentaux et l’Internet sont liés. Sans accès à Internet, certains droits sont moins bien protégés », explique Mark Coeckelbergh, professeur de philosophie à l’université de Vienne et chercheur en philosophie des technologies et des médias.
« Pour cette raison, je pense qu’il est important que ce droit soit reconnu dans notre cadre juridique, afin que l’accès soit garanti. Je doute cependant qu’il n’acquière autant de force que les autres droits humains », poursuit-il. L’Organisation des Nations Unies elle-même a endossé ce point de vue dans une résolution non contraignante adoptée en 2016, qui reconnaît l’importance d’Internet pour des droits tels que la liberté d’expression, l’éducation et la liberté de conscience, et appelle à « appliquer une démarche fondée sur les droits de l’homme dans la mise en place et le développement de l’accès à Internet ».
Une histoire marquée par une croissance accélérée et des déséquilibres
Peu après la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme, un autre développement révolutionnaire a commencé à prendre forme. À partir des années 1950, les ordinateurs sont devenus des outils de plus en plus courants dans les universités et les centres de défense, mais il s’agissait encore de lourdes machines statiques et les chercheurs devaient se rendre dans les centres de recherche pour y avoir recours.
C’est alors que plusieurs théoriciens ont commencé à envisager la possibilité de mettre ces ordinateurs en réseau afin de multiplier leur capacité de traitement. Le Département de la défense des États-Unis a été le premier à entrevoir le potentiel de création d’un vaste réseau informatique et a approuvé le projet ARPANET (Advanced Research Projects Agency Network), à l’origine d’un premier prototype à la fin des années 1960.
L’impact de ce prototype est bien connu. Aujourd’hui, l’Internet atteint une grande partie du globe et, en 1995, il était déjà devenu le système de communication affichant la croissance la plus rapide de l’histoire. Les géants technologiques ont désormais rejoint les rangs des plus grandes entreprises du monde, à l’instar d’Amazon et d’Apple, qui sont actuellement au coude-à-coude avec les grandes banques d’investissement et les compagnies pétrolières.
Toujours est-il qu’une large proportion de la population mondiale ignore encore ce qu’est l’Internet. Bien que la pandémie ait accéléré la numérisation à l’échelle mondiale, 2,9 milliards de personnes, soit 37 % de la population mondiale, n’ont jamais utilisé l’Internet, selon un récent rapport des Nations Unies.
Et nombre de ces personnes, quand bien même elles y auraient accès, ne seraient pas en mesure de l’utiliser, explique Neth Daño. « Même s’il existe une connexion Internet, même si les satellites permettent d’atteindre des zones reculées, tout cela est vain si vous ne disposez pas des équipements nécessaires, tels que des téléphones portables ou des ordinateurs. Ou si vous ne possédez pas les connaissances nécessaires pour vous en servir. Beaucoup de gens ignorent comment s’en servir », précise-t-elle.
Là encore, le risque est que les inégalités se creusent de plus belle, selon Mme Daño. « Ces technologies ne feront que creuser le fossé entre les personnes qui y ont accès et celles qui en sont exclues. Et, surtout, entre les personnes qui en ont le contrôle et les simples usagers », explique l’activiste. Cette réalité est manifeste dans l’industrie du traitement des données, qui donne d’ores et déjà lieu à des inégalités dans des secteurs sensibles comme l’agriculture et impose un « néocolonialisme » des pays riches vers les pays pauvres, dénonce un rapport du Transnational Institute. « S’en tenir aux mégadonnées (Big Data), c’est permettre aux entreprises européennes locales de se développer au détriment des pays du Sud de plus en plus défavorisés par des conditions de concurrence inégales, vendant leurs matières premières en échange de la consommation technologique quotidienne », souligne le rapport.
Ce fossé dans la propriété des nouvelles technologies, largement concentrée entre les mains des multinationales et des gouvernements, a aussi pour effet de convertir l’Internet en un puissant outil de contrôle social et politique, comme en témoigne le recours de plus en plus fréquent aux coupures d’Internet à des fins répressives par des gouvernements autocratiques, mais aussi par des démocraties, comme dans le cas du Cachemire sous administration indienne.
Pour M. Reglitz, toutefois, de tels phénomènes sont comparables à d’autres « externalités négatives » que les industries génèrent dans le cadre de leurs activités, comme les externalités environnementales, qui peuvent être réglementées aux fins de les minimiser. « Les réseaux sociaux quant à eux présentent un phénomène incroyablement complexe, dans la mesure où il s’agit d’entreprises privées opérant dans la sphère numérique », explique-t-il. « [Aussi] l’obligation incombe aux gouvernements de mettre en place un cadre juridique dans lequel les entreprises prennent en compte les droits humains dans la conduite de leurs affaires », poursuit-il.
Des exemples similaires peuvent être relevés tout au long de l’histoire. « Lorsque la radio a été développée, les communistes allemands ont voulu l’utiliser pour éduquer les travailleurs. Mais les nazis sont arrivés et l’ont exploitée à leurs propres fins », rappelle le chercheur. Ainsi, toute technologie, selon M. Reglitz, est une « arme à double tranchant » qui peut être utilisée à bon ou à mauvais escient. « Rien de cela, toutefois, ne remet en cause [la reconnaissance] du droit d’accès. [...] Ce n’est pas la reconnaissance de ce droit qui fera que ces problèmes deviennent possibles. Un tel droit constituerait, de fait, un instrument essentiel pour séparer le bon grain de l’ivraie », a-t-il conclu.
Laura Villadiego
(Source : Equal Times, 17 janvier 2022)