L’Afrique, dernière frontière digitale des GAFAM : quelles alternatives pour les populations ?
jeudi 3 septembre 2020
L’Afrique est devenue ces dernières années le théâtre d’une véritable course à la connexion des GAFAM, qui sous des dehors philanthropiques sont également à la recherche des derniers réservoirs encore non exploités d’utilisateurs de la planète. La clé de l’inclusion numérique des populations des pays africains et émergents est-elle détenue par les GAFAM ? Samir Abdelkrim, fondateur du Sommet Emerging Valley, expert de l’African Tech et auteur du livre « Startup Lions, Au Coeur de l’African Tech » , partage son analyse.
Le printemps 2020 a vu la moitié de l’Humanité se confiner à domicile afin d’échapper à la pandémie de Covid-19. Au même moment les géants de la Tech avaient plutôt la tête ailleurs, dans les nuages. Ou plutôt dans les étoiles : plusieurs initiatives visant à relier plus de 3,3 milliards d’individus privés d’accès internet sont passées à la vitesse supérieure durant le confinement, à l’instar du projet Loon de Google.
À l’heure où la précarité numérique est en passe de devenir le nouveau vecteur des inégalités socio-économiques sur la planète et où en période de confinement, Internet devient un produit de première nécessité pour continuer à travailler et survivre, la clé de l’inclusion numérique des populations des pays africains et émergents est-elle détenue par les GAFAM ?
LE CONFINEMENT A TRANSFORMÉ INTERNET EN PRODUIT DE PREMIÈRE NÉCESSITÉ
Marathons de visioconférences chez les télétravailleurs, école à la maison et visionnage de vidéos à haute dose : le confinement généralisé met à rude épreuve les réseaux internet à travers le monde. Google via YouTube, comme Netflix, ont ainsi été contraints de réduire la qualité de leur flux pour la durée du confinement, afin d’abaisser la pression subie par les bandes passantes.
Des géants numériques à qui profite pourtant la crise, puisque le leader du streaming a gagné 16 millions de consommateurs au 1er trimestre 2020 et doublé son bénéfice à 709 millions de dollars, tandis que les utilisateurs de WhatsApp ont multiplié leur volume de communication par 5 en moyenne. Les solutions de vidéoconférence ne sont pas en reste, avec des revenus en hausse de 78% pour Zoom, et plus de 44 millions d’utilisateurs quotidiens pour l’outil Teams de Microsoft.
Des usages professionnels et récréatifs qui se démultiplient. Mais dont l’accès demeure soumis à un grand nombre de barrières, au Nord comme au Sud, que l’on réside dans les 40% du territoire français encore non couvert par la 4G (chiffres Arcep 2018) ou que l’on vive en Afrique centrale, qui possède le plus bas taux de pénétration internet au monde à 12% à peine de sa population.
UNE VÉRITABLE COURSE À LA CONNEXION DES GAFAM
Et c’est bien sur le continent africain que les géants américains de la tech – face à la saturation des marchés occidentaux – ont jeté leur dévolu. L’Afrique est devenue ces dernières années le théâtre d’une véritable course à la connexion des GAFAM, qui sous des dehors philanthropiques sont également à la recherche des derniers réservoirs encore non exploités d’utilisateurs de la planète.
Sans internet en effet, pas d’accès possible aux services publics numériques, à l’apprentissage en ligne ni aux opportunités de travail, de commerce et d’échange. Le Président kenyan Uhuru Kenyatta l’a bien compris, lui qui a accéléré la politique de connectivité nationale pour répondre à l’urgence du confinement : depuis le 23 mars, les ballons stratosphériques du projet « Loon » du mastodonte Google survolent ainsi le pays, en assurant la couverture 4G des savanes arborées jusqu’au Kilimandjaro. Des ballons stratosphériques fabriqués en matériaux synthétiques et circulant à une altitude de 20 kilomètres au-dessus de la terre ferme.
Augmentés par une intelligence artificielle permettant d’optimiser la navigation de manière automatique, plusieurs ballons flottent déjà sur Nairobi. Censés diffuser la 4G, la mission officielle de ces ballons est d’accélérer la connexion des populations à internet, afin de recueillir des informations sur la propagation du virus, et ainsi d’en limiter la progression. Une conquête fascinante qui ne résout pas pour autant la problématique d’accessibilité des plus pauvres, et relance le débat sur la neutralité du web.
LE CASSE-TÊTE ÉCONOMIQUE DU DERNIER KILOMÈTRE
L’Afrique concentre les plus bas taux de pénétration internet au monde, aux côtés de l’Inde, tous situés sous la barre des 50% selon le Digital report 2020 réalisé par We Are Social et Hootsuite. Si le Maghreb (50%) et l’Afrique du Sud (51%) tirent leur épingle du jeu, l’Afrique de l’Ouest atteint péniblement les 41% tandis que l’Afrique centrale demeure un désert numérique à 12%.
À titre de comparaison, les pays occidentaux se situent autour de 95%, où l’on trépigne en attendant l’attribution des fréquences 5G, reportée en raison du Covid-19 et dont la promesse de débits décuplés ne se réalisera donc « qu’en 2021 ». Le débit de connexion constitue ainsi une inégalité supplémentaire dans l’accès au web, auquel on se connecte en moyenne 50 fois plus rapidement à Singapour qu’à Alger.
LE DÉBAT SUR LA NEUTRALITÉ DU NET RELANCÉ
Si les disparités de connexion sont si importantes, c’est que le coût de développement des infrastructures est lui-même considérable, et que celui du « dernier kilomètre », ces zones rurales très peu peuplées et en bout de circuit, est encore plus exorbitant. En effet selon la formule d’Erik Hersman, CEO de BRCK qui fournit des solutions de connectivité gratuites et inclusives aux populations urbaines à bas revenus ou vivant dans les campagnes africaines, « la connectivité est la rencontre du signal, des équipements et du coût économique ». En Afrique, les deux premières données de l’équation sont en passe d’être résolues, tandis que les GAFA semblent apporter leur propre réponse à la troisième.
Entre 2012 et 2015, le prix d’un smartphone en Afrique a ainsi été divisé par 4, passant de 230 dollars à moins de 50 dollars. Si plus d’un tiers de la population en possède un aujourd’hui, la disponibilité du signal n’était jusqu’alors généralement pas assurée par des Tower Co (sociétés d’infrastructures réseaux) dont le retour sur investissement hors des grandes villes est trop faible.
Or, ce saut technologique est en passe d’être franchi par les géants du web, relançant le débat de la neutralité du net. Développé en 2003 par Tim Wu, professeur de droit à l’université de Columbia, ce principe garantit l’égalité de traitement et d’acheminement de tous les flux d’information sur internet, quel que soit leur émetteur ou leur destinataire. Une maxime largement remise en question par le type d’Internet proposé dans les pays en développement par les GAFA.
À LA CONQUÊTE DE L’INTERNET AFRICAIN : LES PROJETS FOUS DES GAFA
Plusieurs centaines de millions de dollars ont déjà été brûlés depuis 2015 par les géants de la Silicon Valley, pour fabriquer des micro-satellites et autres ballons de connexion internet. Toujours mus par le même rêve : faire de ce continent leur nouvelle frontière. Pour les GAFAM, la maîtrise de l’espace extra-atmosphérique est devenue une mission indispensable à l’achèvement de leur vision.
Le 1er septembre 2016, au-dessus de Cap Canaveral, le satellite AMOS-6 que Facebook prédestinait à la conquête du marché africain – le projet internet.org – explosait brutalement sur son pas de tir au lieu de rejoindre les étoiles. Mark Zuckerberg souhaitait déjà à l’époque déployer une large bande passante afin de couvrir les immenses territoires africains encore non connectés à son réseau social.
A peine deux années plus tard, en 2018, le drone géant Aquila volant à énergie solaire, l’autre grand projet expérimental de Facebook pour connecter l’Afrique, fut également stoppé. Une fois en vol, ces planeurs immenses dépassant en largeur la taille d’un Boeing 737 devait en théorie émettre sans discontinuer des signaux lasers dans les territoires les plus difficilement accessibles du continent africain, ceux qui n’ont jamais été touchés par les bits. En vain : l’opération déboucha sur un échec.
L’enthousiasme du fondateur charismatique de Facebook n’était cependant pas entamé : l’entrepreneur a réorienté son projet vers le développement de la plateforme « Free Basics », aujourd’hui active dans 53 pays dont 23 en Afrique. Cette dernière donne accès, gratuitement, à un internet bridé et dégradé (qui utilise moins de bande passante) à ses utilisateurs, qui peuvent ainsi visionner les contenus d’un nombre restreint de sites partenaires, le tout en restant sur l’application Facebook. Cette gratuité est le fruit des partenariats noués par le réseau social avec des opérateurs télécoms.
Une pratique qui remet en cause le libre accès à internet (Free Basics a notamment été interdit en Inde), mais une subvention initiale souvent payante pour les opérateurs, puisque Facebook révélait en 2016 que près de la moitié des utilisateurs de Free Basics s’engageait pour un forfait payant d’accès « total » à internet dans le mois suivant leur connexion.
Autre projet d’internet satellitaire pour les zones reculées : Starlink, conçu cette fois par l’entreprise SpaceX du sulfureux Elon Musk, et qui prévoit « le réseau internet le plus avancé au monde » grâce au déploiement de près de 42 000 satellites. À son dernier lancement le 22 avril 2020, Starlink comptait 420 appareils en orbite. Ils sont censés fournir un accès à Internet en émettant des signaux laser ultrarapides, jusqu’à un gigabit de données par seconde, soit près de 100 fois la vitesse permise par les câbles sous-marins.
Mais le projet le plus avancé est sans conteste celui de Google, qui a initié Loon dès 2011 avec ses ballons à l’hélium naviguant à plus de 20 km de hauteur pour offrir une couverture 4G. Un ballon Loon fonctionne comme une tour radio évoluant dans le ciel, et qui diffuse une couverture LTE. Grâce à l’accord donné ce mois-ci par le Kenya pour le survol de son espace aérien, Google utilise les fréquences de l’opérateur Telkom Kenya – troisième opérateur du pays – pour étendre via la stratosphère le réseau 4G de ses clients. Une formidable prouesse technique dont il faudra observer les développements : bien que le partenariat entre les deux firmes soit très récent, il semble que les frais pratiqués par l’opérateur seront constants, et donc hors d’accès pour la plupart des foyers ruraux.
Si les géants de l’internet mettent en avant de louables ambitions pour connecter l’Afrique, telles que le libre accès à la connaissance et l’émancipation des populations vulnérables, il ne faut cependant pas perdre de vue que leur modèle économique reste basé sur la commercialisation des données personnelles de leurs utilisateurs, et que l’Afrique constitue le dernier réservoir de consommateurs en devenir de la planète, sa dernière frontière.
Le continent constitue un objectif prioritaire, tant d’un point de vue financier afin de garantir la croissance économique que d’un point de vue philosophique. Si les GAFAM échouent à connecter l’Afrique, c’est l’ensemble de leur vision du monde, qui est de connecter l’ensemble de la planète, qui s’effondre.
SUR LE TERRAIN, DES SOLUTIONS ALTERNATIVES COMMENCENT À ÉMERGER
Loin des stratosphères, au sol se développe des solutions alternatives, à échelle bien plus modeste mais dont les objectifs sont bien plus inclusifs. Car pleinement connectés aux réalités du terrain africain, et à ses difficultés. C’est le cas de la start-up africaine BRCK, qui développe des bornes de wifi public au Rwanda et au Kenya selon un modèle B-to-B-to-C. Gratuit pour près de 2 millions d’utilisateurs finaux aujourd’hui, le navigateur internet MOJA créé par BRCK permet de capter les réseaux avoisinants pour générer jusqu’à 100 connexions par appareil – des routeurs internet de la taille .. d’une grosse brique ! Le concept proposé par BRCK est aussi simple que révolutionnaire : connecter tout un chacun, partout, et sans condition de ressource.
Ce modèle s’adapte donc particulièrement bien aux populations rurales à faible budget, qui sont souvent de surcroît situées dans des zones blanches – sans aucun accès internet. Un business model qui repose sur le temps passé en ligne – gratuitement – par ces nouveaux consommateurs qui vont ainsi créer de la valeur digitale en répondant à de petits questionnaires et sondages. Un concept gagnant-gagnant qui permet ainsi à des millions d’utilisateurs d’accéder à internet, et avec lui à tous les services digitaux.
Le secret ? Des milliers d’antennes Wi-Fi placées directement au sein des matatus – les minibus populaires et bon marché qui arpentent les moindres recoins du pays. Dans les zones rurales, ce sont des antennes fixes plus classiques qui prennent le relais. Pour comprendre tout le sens et l’impact inédit d’un projet comme celui de BRCK, il faut réaliser que plus de 80% des kenyans aujourd’hui n’ont toujours pas accès à internet.
Une autre alternative, européenne cette fois, est développée par l’entreprise française Be-Bound : elle repose sur l’optimisation des réseaux mobiles : en permettant aux applications de consommer moins de bande passante, ces dernières peuvent ainsi utiliser le réseau téléphonique classique en l’absence d’internet. Un modèle qui rémunère chacun des opérateurs (Be-bound, les fournisseurs d’application et les opérateurs) et reste accessible pour ses utilisateurs, situés en Algérie, au Vietnam, au Laos, en Inde, en Tanzanie et en Côte d’Ivoire.
La solution pour un accès de masse à un internet de qualité se situera certainement quelque part au milieu de ces deux modèles, entre la stratosphère conquise par les GAFAM et la parfaite maîtrise du dernier kilomètre africain par les start-up locales. C’est notamment la conviction d’entrepreneurs comme Erik Hersman, qui rêve d’associer la puissance de signal des géants du numérique avec la capacité de distribution du dernier kilomètre de sociétés comme BRCK ou Be-Bound, pour un internet abordable, pour tous.
Samir Abdelkrim [1]
(Source : L’Usine digitale, 3 septembre 2020)
[1] Samir Abdelkrim est fondateur du Sommet Emerging Valley, expert de l’African Tech et auteur du livre « Startup Lions, Au Coeur de l’African Tech »