« L’Afrique a-t-elle besoin d’Internet ? », Interview d’Olivier Sagna réalisée par Stéphane Foucart et publiée dans le Monde interactif du 9 mai 2001
mercredi 9 mai 2001
« Le besoin est plus fort que dans les pays du Nord ». Selon Olivier Sagna, secrétaire général de l’Observatoire des systèmes d’information, des
réseaux et des inforoutes au Sénégal, le Réseau doit participer au développement des pays du Sud
Olivier Sagna, 42 ans, est docteur en histoire de l’Université Paris VII et diplômé de l’Institut national des techniques de la documentation du
Conservatoire National des Arts et Métiers (Paris). Il est Secrétaire général de l’Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes
au Sénégal (Osiris) et membre fondateur du chapitre sénégalais d’Internet Society (Isoc-Sénégal).
Au regard des multiples problèmes de l’Afrique, militer pour le développement d’Internet sur le continent ne semble-t-il pas quelque peu
superflu ?
C’est en effet ce que l’on entend très souvent. Au milieu des années 1990, le site Internet du Monde diplomatique avait lancé un forum baptisé Internet
Nord Sud, où de tels propos revenaient régulièrement. Mais ils étaient toujours avancés par des citoyens de pays du Nord et jamais par les premiers
intéressés et concernés, à savoir les Africains, et plus généralement les citoyens des pays en voie de développement. Pour ma part, je pense que les
pays du Sud ont bien plus besoin d’Internet en particulier, et des nouvelles technologies en général, que les pays ayant déjà accompli leur
développement. Mais si, en Afrique, Internet est un outil au service du développement, il n’est certainement pas une fin en soi. C’est d’ailleurs un
instrument que nous utilisons, en général, de façon très simple, pour des applications à la fois très concrètes et particulières au contexte africain.
A quel type d’applications pensez-vous en particulier ?
A des applications dans le domaine de la santé, par exemple. Dans la plupart des pays africains, la majorité des spécialistes sont concentrés dans les
grandes agglomérations. Comme les systèmes de communication fonctionnent mal, les populations rurales doivent parfois parcourir plusieurs centaines
de kilomètres pour, simplement, obtenir un rendez-vous. Ce type de situation contribue à ralentir le développement des zones enclavées. La famille qui
doit se déplacer va ainsi devoir dépenser des sommes d’argent parfois importantes. Quant au temps passé en déplacements, c’est autant de temps qui
n’est pas consacré à un processus de production. Équiper - tout simplement - les hôpitaux régionaux d’un PC pourvu d’une messagerie électronique
peut très bien pallier les difficultés à joindre les bons interlocuteurs. Il faut bien voir qu’en Afrique, Internet est souvent utilisé pour remplacer les différents
systèmes de communications classiques, en général défaillants ou trop coûteux.
Ces applications se limitent-elles pour autant à la seule mise en relation de personnes ?
Pas de cette seule façon, en tout cas. En milieu rural, par exemple, il y a beaucoup de projets d’aide au développement conduits en direction des
femmes. On pousse ces dernières à se lancer dans certaines productions artisanales : fruits et légumes, tissus, etc. Mais que font-elles de leur
production ? Dans la plupart des cas, personne ne sait seulement que cette production existe. Le « faire-savoir » est aujourd’hui le chaînon manquant à
ce modèle classique d’aide au développement. Par exemple, une initiative du CRDI (Centre de recherche pour le développement international, une
association canadienne), baptisée Acacia, a été lancée en 1997. Le but était de mettre Internet à disposition des communautés rurales et défavorisées.
J’ai participé aux enquêtes préliminaires pour savoir si cette idée reposait sur un réel besoin. Lorsque nous sommes allés rencontrer les gens sur le
terrain, nous avons réalisé que parmi les problèmes quotidiens qui se posaient à eux, une grande part concernaient simplement la communication. Dans
le sud du Sénégal, par exemple, les petits producteurs avaient monté un réseau de collecte d’informations sur les cours des denrées qu’ils produisaient.
Mais, bien sûr, cette information était collectée puis mise à disposition de façon classique. Autant dire qu’elle était souvent périmée lors de son
exploitation, environ quinze jours à un mois après sa collecte. Ces gens-là, des producteurs de fruits et légumes qui ne manifestaient a priori aucun
intérêt pour la Toile, ont tout de suite vu les avantages concrets qu’ils pouvaient en tirer. Il n’est pas rare, en effet, de voir des régions en situation de
surproduction agricole - ce qui provoque l’effondrement des cours locaux-alors qu’à quelques centaines de kilomètres, d’autres régions souffrent de
pénurie. Seule la circulation de l’information peut aider l’Afrique à mieux gérer ces dysfonctionnements. Lorsqu’on parle de commerce électronique dans
les pays du Nord, on a l’image de quelqu’un devant un écran qui entre un numéro de carte de crédit pour acquérir une marchandise et se la faire livrer.
En Afrique, il s’agit plus simplement de permettre l’émergence d’informations bien souvent locales qui n’en restent pas moins difficilement accessibles.
Internet peut-il servir au contrôle des processus démocratiques en cours dans certains pays ?
Sans aucun doute. Au Sénégal, par exemple, pour que notre processus démocratique puisse se dérouler à peu près correctement, une des premières
choses qui a été faite - une première au monde ! - a été de mettre en ligne le fichier électoral. Auparavant, lorsqu’il y avait des élections, celles-ci étaient
systématiquement contestées au motif que le fichier électoral n’était pas fiable. On soupçonnait, notamment, que certains individus, connus pour faire
partie de l’opposition, soient systématiquement rayés des listes. En 1997, ce fichier a été mis sur Internet. Les gens ont par conséquent pu vérifier que
leur nom y figurait bien. Des recherches sur les dates de naissance des personnes inscrites ont également pu être faites et ont mis en lumière, dans
certaines régions, la présence d’un nombre anormalement élevé de centenaires. D’autres noms ont également dû être retirés de ces fichiers... Bref,
tout cela a contribué à fiabiliser le processus démocratique. Bien sûr, tous les Sénégalais n’ont pas pu utiliser Internet pour vérifier ces données. Mais les
organisations de la société civile et les partis d’opposition s’en sont largement servi. L’utilisation d’Internet dans le processus démocratique ne veut pas
dire que le vote se fera un jour en ligne. Dans ce domaine également, les usages du Réseau sont extrêmement simples, ce qui ne veut pas dire qu’ils
soient sans intérêt. D’ailleurs, pour cet exemple précis, certains pays du Nord devraient peut-être s’inspirer de telles initiatives !
Mais pour que le développement d’Internet en Afrique se poursuive, n’est-il pas nécessaire d’en passer par un plus fort niveau
d’équipement ?
On a coutume de dire qu’en Afrique « Internet sera communautaire ou ne sera pas ». Les accès sont et resteront nécessairement collectifs. Le coût d’un
ordinateur, d’un modem, d’un onduleur et d’une imprimante s’élève environ à 15 000 francs français. Au Sénégal, le salaire mensuel minimum est
d’environ 350 francs, et un professeur d’université gagne 2 500 francs par mois. Il est illusoire de penser que d’ici dix, vingt ou même cinquante ans,
l’Afrique peut rattraper son retard par rapport à l’Europe en termes de taux d’équipement des foyers. Il faut donc développer des points d’accès publics
au Réseau, par le biais d’actions associatives, ou encore proposer un service public en ce sens. Cette tradition communautaire est d’ailleurs fortement
ancrée en Afrique, et les utilisations de la télévision, du téléphone ou même de la presse écrite ne sont pas différentes.
Les nouvelles technologies sont-elles pour autant entrées dans les habitudes ?
Elles entrent progressivement dans les mœurs. Dans tous les secteurs, Internet est un outil de plus en plus utilisé. Le développement de ces nouvelles
technologies est exponentiel. Aujourd’hui, au Sénégal, on estime le nombre d’internautes entre 70 000 et 100 000. Attention : il ne s’agit pas du nombre
d’abonnements, mais de la quantité de personnes qui ont une utilisation régulière d’Internet. Parmi eux, on compte d’ailleurs beaucoup d’étudiants à la
recherche de filières d’études à l’étranger. Mais ce fort développement ne concerne pas uniquement Internet. En 1998, l’Union internationale des
télécommunications (UIT) prévoyait qu’en l’an 2000 il y aurait 30 000 téléphones portables au Sénégal. A la fin de l’année 2000, il y en avait 200 000.
C’est-à-dire plus que toutes les lignes fixes posées depuis que le téléphone existe !
Selon vous, les gouvernements sont-ils conscients des opportunités offertes par les nouvelles technologies pour le développement de
leur pays ?
Oui, je crois que les gouvernements ont pris la mesure de ce que pouvaient apporter les nouvelles technologies en termes de développement. Toutefois,
cette prise de conscience ne s’est pas encore traduite en une politique de développement adaptée. Mais les choses changent. Par exemple, il y a un
projet pilote de télémédecine de l’UIT destiné au Sénégal. Et le gouvernement s’y est associé. L’UIT devait intervenir dans certaines régions, le
gouvernement dans d’autres. Aujourd’hui, et contre toute attente, c’est dans les régions où le gouvernement sénégalais avait décidé d’intervenir que le
matériel est déjà mis en place, alors que l’UIT, pourtant initiateur du projet, a souffert de retards bureaucratiques et n’a pas encore bouclé certains
financements. Preuve que les gouvernements tendent de plus en plus à considérer Internet comme un outil au service du développement et plus
seulement comme un simple moyen de communication. Mais cela ne signifie pas que la Toile palliera l’absence des réseaux classiques. Les
infrastructures de base doivent être là, et Internet ne saurait en être le substitut.
Propos recueillis par Stéphane Foucart