Karim Sy : « Les jeunes sont décomplexés et internet n’a pas de frontières »
mercredi 4 octobre 2017
Innovation, nouvelles technologies, liens entre la France et l’Afrique… Le créateur cosmopolite de Jokkolabs, Karim Sy nouvellement nommé au sein du Conseil présidentiel pour l’Afrique, se livre sans détour à Jeune Afrique.
En 2010, à Dakar, un mois avant Ihub au Kenya, Karim Sy a fondé Jokkolabs, premier espace de coworking consacré aux start-up en Afrique francophone. Aujourd’hui, ce réseau couvre neuf pays, dont la France, et l’enfant de Bamako est devenu une référence sur le continent dans le domaine de l’innovation. Son profil multiculturel – il a grandi au Mali, a étudié en France et au Canada et vit au Sénégal – et sa foi en une communauté de destin entre l’Europe et l’Afrique l’ont propulsé début septembre au sein du Conseil présidentiel pour l’Afrique créé par le chef de l’État français. Il n’en garde pas moins sa liberté de ton, appelant les entreprises hexagonales à être davantage à l’écoute des Africains pour nouer une relation pérenne.
Jeune Afrique : L’économie numérique, en Afrique, se limite-t-elle aux télécoms ?
Karim Sy : Non. En Afrique comme partout dans le monde, toute l’économie est boostée par le numérique. Une transition s’opère, y compris dans les secteurs de l’économie traditionnelle comme l’agriculture ou l’industrie. À cela s’ajoute le développement de nouveaux usages qu’on désigne sous le terme d’ubérisation, c’est‑à-dire le développement d’affaires en réseau où le service n’est plus distribué de manière centralisée. Le numérique bouleverse les rapports sociaux, l’accès à la culture et la gouvernance. Bien sûr, le continent ne revêt pas une seule réalité. Les maturités sont différentes selon les pays. On parle actuellement beaucoup du Kenya concernant la gestion des fichiers électoraux. Je connais bien la question pour l’avoir traitée au Sénégal [en qualité de coordinateur de la commission pour l’audit du fichier électoral]. En 2000, le président Abdou Diouf [battu par Abdoulaye Wade] a été le premier à ouvrir la porte pour nous laisser intervenir. Depuis, beaucoup d’autres nouveautés ont prouvé que le continent était capable d’innovations, à commencer par M-Pesa, la plateforme de services financiers lancée par Safaricom en 2007, qui au Kenya fait transiter près de la moitié du PIB du pays.
La compétition a appauvri le terreau collectif et exacerbé les ego
Que manque-t‑il aux start-up africaines pour passer un cap et s’imposer comme des acteurs économiques de poids ?
Une ambition, une vision… Le problème est d’avoir laissé les opérateurs de télécoms accaparer le débat sur le numérique. Cela paraissait sain parce que ces sociétés possèdent d’importants moyens financiers. Mais ces entreprises privées ne développent pas l’écosystème indispensable pour que l’économie digitale révèle son potentiel, même si elles y ont a priori intérêt. Aujourd’hui, il existe des initiatives – plus de 300 hubs technologiques sur le continent –, mais c’est insuffisant au regard des défis démographiques. Environ 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail au Sénégal, plus encore en Côte d’Ivoire. Face à cela, les capacités d’absorption du marché sont beaucoup trop limitées. L’autre écueil est d’avoir poussé beaucoup de jeunes à développer toutes leurs idées individuellement. Cela a en partie brisé la dynamique des communautés de développeurs.
La compétition a appauvri le terreau collectif et exacerbé les ego.
C’est paradoxal. Vous avez été l’un des premiers à créer un hub – Jokkolabs – pour aider au développement de projets et vous vous êtes associé à plusieurs prix et compétitions.
Ce qui fait la différence, c’est la bienveillance vis‑à-vis des porteurs de projet. Par exemple, quand la Société générale nous a approchés en 2015, sa direction a fait preuve d’ouverture. Nous avons construit le programme ensemble. Bien sûr, il y a les prix, les photos, mais à l’arrivée trois filiales du groupe ont acheté les produits des lauréats. Les jeunes sont restés propriétaires de leurs solutions et ont été payés pour les déployer et assurer la maintenance. Un système de gestion de file d’attente a été mis en place au Ghana, un autre l’a été au Sénégal, tandis que la filiale du Burkina Faso a inauguré une agence digitale. S’ils sont bons, ces jeunes pourront vendre leurs projets dans les autres filiales, voire à d’autres banques. C’est très différent des incubateurs, où on prépare les start-up à se faire manger par de grands groupes, quand les jeunes ne sont pas paralysés par la peur de se faire voler leurs idées.
Les jeunes générations que vous côtoyez dans les pays francophones entretiennent-elles encore un lien privilégié avec la France ?
Les jeunes sont décomplexés et internet n’a pas de frontières. Ils ne sont pas obnubilés par la France. J’ai rencontré un jeune qui a trouvé un financement pour aller suivre une formation donnée par le MIT au Guatemala. À son retour, je lui demande ce qu’il a appris, il me répond « rien ». Il avait tout lu sur internet. Mais il avait gagné un réseau. Ce que les jeunes regardent, c’est la qualité de la relation. Est-ce qu’il y a une tentative de domination ? Est-ce que les règles du jeu sont claires ? Dans ce contexte, les Américains sont plus pertinents et moins élitistes. Pas besoin de payer plusieurs milliers d’euros pour profiter du programme Young African Leaders Initiative et faire le tour des États-Unis.
En mettant en place cette structure totalement inédite, Emmanuel Macron veut être en lien avec le terrain sans se contenter des réseaux classiques
Au Sénégal, l’opinion publique a vivement réagi quand l’opérateur Millicom a annoncé la vente de sa filiale à Xavier Niel plutôt qu’au Sénégalais Kabirou Mbodje. Les investisseurs français sont forcément soupçonnés de néocolonialisme…
C’est vrai que le débat tourne vite au nationalisme économique. Finalement, on ne s’intéresse pas aux projets. C’est l’illustration des liens complexes qui unissent la France et l’Afrique. Et les Français n’arrivent pas à dépassionner ces questions car ils méconnaissent le continent. Chez les jeunes, il n’y a pas le complexe de la colonisation, mais plein de sujets qui polluent la relation comme la difficulté à obtenir des visas, même quand les candidats présentent toutes les garanties. Il y a pourtant urgence à dépasser les clivages, car nous faisons tous face à un avenir commun composé d’enjeux majeurs, à commencer par le réchauffement climatique. Aujourd’hui, nous sommes arrivés au rendez-vous du donner et du recevoir, comme disait Senghor. On doit être dans l’échange. Pour obtenir un respect réciproque, il faut aussi que les Africains se respectent eux-mêmes. Cela passe entre autres par une meilleure gouvernance et par la capacité à associer toute la population pour faire émerger des solutions.
En étant nommé au Conseil présidentiel pour l’Afrique créé par Emmanuel Macron, vous êtes devenu un ambassadeur de la France en Afrique.
En quelque sorte. Après ma nomination, certains ne se sont pas privés de l’écrire sur les réseaux sociaux, parlant de « France-Afrique 2.0 ». Mais je ne m’exprime pas au nom de la France, et encore moins au nom du président. En mettant en place cette structure totalement inédite, Emmanuel Macron veut être en lien avec le terrain sans se contenter des réseaux classiques. Tous les trois mois, nous seront amenés à le rencontrer en personne. Il a la volonté de toucher du doigt les réalités du continent, où les jeunes représentent 60 % de la population. L’objectif est de nourrir la politique du président – pas d’en faire –, car la France connaît moins bien l’Afrique qu’auparavant.
Julien Clémençot
(Source : Jeune Afrique, 4 octobre 2017)