Joko, l’histoire d’un échec
mardi 29 juillet 2003
En guise d’introduction, nous allons prendre pour prétexte le constat du secrétaire général d’OSIRIS (Observatoire sur les systèmes d’information, les réseaux et les inforoutes au Sénégal, Olivier Sagna qui mettait en relief dans une interview [1] l’urgence pour les pays africains de développer des points d’accès publics au Réseau par le biais d’actions associatives.
Hélas, l’absence de politique nationale hardie en matière de Ntic au Sénégal, les sempiternels échecs d’Ong et de privés dans le cadre de la pénétration de l’Internet en milieu rural, le monopole exercé par la Sonatel, le déficit d’infrastructures des télécommunications dans certaines zones n’augurent pas de jours meilleurs pour les populations d’accéder dans le réseau des réseaux.
Une huitaine d’années après l’avènement d’Internet (1996 au Sénégal) dans les villes et dans un degré moindre dans les campagnes, se pose l’équation du bon usage de l’outil Internet. L’économiste Samir Amin l’a admirablement bien campé dans son texte « De l’outil à l’usage » [2]. Il écrit : « Le déroulement de l’histoire n’est pas commandé directement par le progrès technique. L’histoire est davantage celle de la lutte pour le contrôle des usages de ces techniques (...) ».
Le projet Joko, initié par l’artiste sénégalais Youssou Ndour, s’inscrit dans cette perspective d’appropriation de l’outil Internet. L’ambitieux projet Internet vise à permettre l’accès des nouvelles technologies aux communautés défavorisées et cherche à créer un modèle qui permet aux pays pauvres de participer et de bénéficier de la nouvelle économie.
Un concept original de popularisation de l’Internet à travers l’installation de clubs Joko va se concrétiser grâce au partenariat avec la société américaine Hewlett Packard - qui deviendra plus tard Hp Company, nous y reviendrons. La communauté rurale de Ngoundiane, située dans le département de Thiès à quelque 110 km de Dakar servira de phase-test.
L’idée des promoteurs est généreuse : à terme, 350 joko-club devraient ouverts aux quatre coins du pays. L’idée est d’autant plus noble qu’elle s’inscrit dans une vision communautaire. C’est un projet à but non lucratif. Selon les initiateurs, la préoccupation majeure est de rechercher des moyens en vue de les mettre à la disposition des communautés de base et à charge pour elles de les gérer.
Que peut-on retenir de la phase-pilote du projet Joko, après l’inauguration des clubs de Ngoundiane dans la région de Thiès et de la Médina, dans la région de Dakar au cours du mois d’août 2001 ?
Il était convenu dans les termes de référence que le réseau Joko fournira d’abord un accès Internet à coût réduit aux communautés locales, ensuite une formation qui couvre l’initiation pour les analphabètes et la spécialisation en développement, enfin un contenu local (site web et espace communautaire) qui mettra l’accent sur la culture du terroir afin de sauvegarder le folklore et les cultures traditionnels en numérique, mais également de vendre des produits artisanaux en ligne.
Les motivations de cette communication sont les suivantes : Pourquoi les promoteurs n’ont-ils pas atteint les objectifs initiaux ?
Les initiateurs avaient-ils le profil de l’emploi pour la gestion à bien de ce projet ? Le projet pouvait-il soutenir les importantes charges salariales et financières ? L’étude de faisabilité a-t-il été suffisamment bien pensée ? Les populations étaient-elles dans les dispositions pour accueillir un projet de cette nouveauté ? Enfin les partenaires américains ont-ils respecté leur engagement ?
Autant de questions qui constituent le cadre général dans lequel nous allons nous pencher. Tous les esprits s’accordent à croire à une société de l’information et de la communication, mais il se pose pour les uns et les autres l’équation du contenu à mettre dans les NTIC.
L’objectif de cette communication est double : la première est de faire une sorte d’« audit » de la gestion du projet Joko en vue de situer les différentes failles. Entendons-nous bien, nous n’avons nullement la prétention de faire un « audit » au sens stricto sensu du terme. Pour ce faire il nous a fallu une petite enquête auprès d’acteurs ayant de près ou de loin participé à l’élaboration et à la gestion du projet. En d’autres termes, la quintessence de cette communication est le résultat de témoignages de la part d’hommes et de femmes. La seconde se propose de voir ce qu’il en reste de cet ambitieux projet pour les populations, principalement de la communauté rurale de Ngoundiane.
I - Les facteurs explicatifs d’un échec
Dans sa philosophie, le projet Joko est à saluer. Le concept est original, l’idée des promoteurs est noble. Au delà de la pénétration de l’Internet en milieu urbain qui est une réalité, les initiateurs ont cru plus judicieux de connecter les zones rurales au réseau des réseaux. Le tout communautaire est le maître-mot des promoteurs.
Mais certains esprits avertis n’ont pas manqué d’émettre des réserves quant à la pérennité du projet. L’idée selon laquelle en back-office des NTIC, on peut créer des activités génératrices de revenus dans les zones rurales est quelque peu illusoire.
Les Ong et autres projets de développement local qui existent en milieu rural n’externalisent pas leurs activités. L’expérience a démontré qu’à la fin d’un projet lié aux Ntic, tout ce qui a été dit autour de la durabilité du modèle est remis en cause. La principale raison : l’absence de subventions. L’Initiative Acacia avec le projet Cyberpop en est une parfaite illustration. Les facteurs explicatifs de l’échec de la phase-pilote du projet Joko sont multiples. Pour certains, l’échec est dû à une mauvaise gestion financière et à un manque d’expertise, mais également à un foisonnement de directions, pour d’autres l’absence d’étude de faisabilité a été fatale. Enfin d’autres invoquent les coûts relativement élevés de l’opérateur de télécommunications, la SONATEL, la fusion absorption de HP par COMPAQ qui s’est muée en HP Company, une situation qui a poussé les administrateurs à recentrer sur leur activité principale à savoir l’invention de logiciels.
A l’unisson d’aucuns estiment que le projet Joko est une riche expérience, mais les objectifs fixés n’ont pas été atteint.
La surmédiatisation qui a précédé le démarrage du projet, le chapelet de promesses faites aux populations de Ngoundiane n’ont pas suffi pour réaliser ce beau projet qui nécessite d’importants moyens, selon certains témoignages. D’autres n’hésitent pas à qualifier de littérature la base du projet. On aurait dit qu’il n y a pas d’études financières, encore moins de stratégie de développement. En un mot comme en mille, on a assisté à un véritable pilotage à vue. Ce constat est d’autant plus perceptible que les promoteurs passaient le plus clair de leur temps à confectionner des business plan alors que le projet est en cours.
La gestion locale confiée à une direction tentaculaire a contribué également à l’échec du projet. Le schéma reposait sur une direction générale avec ses démembrements en service commercial et financier, technique, de la production (site Internet et contenu avec des articles de reportage) et enfin en direction des communautés. A cela il faut ajouter l’imposant contingent d’expatriés américains (17 à 19 personnes) était pris en charge par le projet. Les charges salariales étaient excessivement importantes pour une phase-pilote dont le montant avoisinerait 1 million de dollars, soit l’équivalent de 700 millions de francs Cfa. En marge de cette lourdeur administrative, certains témoignages épinglent les surfacturations dans certaines commandes et les milliers de cartes de visite attribuées aux différentes directions. Une situation que d’aucuns jugent aberrant. On s’interrogeait même sur la destination des subventions qui étaient relativement conséquentes. L’amateurisme dans la gestion et le choix des hommes ont précipité aussi l’échec de la phase-pilote glissent certains de nos interviewés. Un problème d’orientation était également perceptible. Un des gestionnaires avouait que l’échec est imputable au fait que le modèle originel qui consistait à pourvoir l’Internet en continu n’était pas opportun dans la mesure où l’opérateur des télécommunication ne jouait pas le jeu.
Les difficultés rencontrées peuvent se décliner également en terme de co-gestion entre la partie sénégalaise et la partie américaine. Il s’est posé entre les promoteurs l’équation du « profite » ou du « no profite ». Dans ce cas de figure, faut-il privilégier un projet à but non lucratif ou faut-il adopter une attitude de rentabilité. L’ambivalence dans la finalité du projet a été préjudiciable pour la pérennité de Joko.
Certains facteurs externes à la gestion ont participé à l’échec du projet. Les coûts jugés élevés de la connexion à Internet et le déficit d’infrastructures de télécommunications dans les zones rurales, mais également l’attitude attentiste des pouvoirs publics sont à mis en relief. Le profil timoré qu’adopte l’Etat est d’autant plus en mis en exergue qu’il n’y a pas de politique nationale des NTIC au Sénégal. Certes il y a une Direction informatique de l’Etat qui a été créée au mois de Juin 2001, mais l’existence d’un Ministère de la Recherche scientifique et des technologies participe-t-elle à la définition de la politique nationale en matière de NTIC ? Le désengagement des autorités étatiques dans la réalisation des infrastructures des télécommunications creuse davantage le fossé entre le milieu urbain et le milieu rural. En effet la SONATEL - société privée - et qui a en charge l’installation de la plate forme technique se soucie principalement de la rentabilité de ses investissements. Les zones rurales singularisées par un faible revenu et un taux d’analphabétisme relativement important ne constituent pas de niches d’opportunités pour le seul opérateur des télécommunications.
II - Ce qu’il en reste du projet Joko
Vingt deux mois après la création de Joko, que peut-on retenir du projet ? Au terme de la phase-pilote, il urge de tirer les enseignements. Un des gestionnaires du projet estime qu’ils ne sont pas fait d’illusion. Le plus important était de faire une phase-pilote au sortir de laquelle il faut tirer les leçons.
Ce projet de world e-inclusion qui consiste à apporter la technologie à toutes les couches populaires n’a pas répondu aux attentes des promoteurs. Toutefois il convient de pérenniser cette expérience fort enrichissante qui constitue une première au Sénégal. Tous les témoignages s’accordent à dire qu’il y a un échec. Mais c’est un échec à relativiser dans la mesure où les populations de Ngoundiane ont pu s’approprier le projet. En dépit des contraintes liées au non accès à l’Internet, malgré le non respect des termes de référence des promoteurs de Joko, les habitants de la communauté rurale ont su apprivoiser cet instrument. Un des formateurs consent qu’il y a un échec par rapport à l’idée du projet. Dans le projet Joko, il était convenu que les initiateurs devraient accompagner les populations pour une durée de cinq ans. La fourniture d’une trentaine d’ordinateurs - on en dénombre dix au Joko de Ngoundiane -, la mise à disposition d’une photocopieuse et d’un scanner n’ont pas été livrées. La situation s’est d’autant plus dégradée qu’après onze mois de connexion à Internet, la liaison a été coupée pour défaut de paiement à la SONATEL. Il s’en est suivi un arrêt de l’approvisionnement en électricité. Mais cette situation n’a pas pour autant brisé l’élan des populations qui ont déployé une batterie de stratégies pour mieux vulgariser l’outil informatique et tenter de rentabiliser l’outil.
Le premier défi auquel elles se sont employé à relever est le retour de la connexion à Internet. Grâce à une collecte de fonds, l’Internet est revenu. Tout en reconnaissant que l’accès à Internet n’est pas la priorité, un des formateurs estime que la formation est de rigueur. Dans ce cadre, les termes d’une collaboration avec l’Ong Plan International ont été retenus. Plan International qui s’active dans le parrainage d’élèves aussi bien en zone urbaine que rurale a signé un protocole d’accord avec les administrateurs de Joko New Look - c’est la nouvelle dénomination - pour la formation de 100 jeunes en raison de 10 000 Francs Cfa. Cette première phase (mars-mai) qui vient d’être close, sera suivie l’année prochaine d’une autre fournée de 200 à 300 élèves. Pour mieux banaliser l’outil informatique auprès des habitants de la localité, un Joko mobile sillonne les villages qui orbitent autour de Ngoundiane avec l’appui de DGL Felo (Décentralisation Gouvernance Locale). L’appropriation du Joko Club de Ngoundiane par les populations s’illustre également par un renforcement de l’apprentissage au niveau des écoles.
Au contraire de Joko Ngoundiane, le Joko de la Médina n’a pas connu une fin heureuse. Ce deuxième site a été fermé à cause principalement du manque de moyens et d’un boom de cybercafés (lieu où les internautes viennent se connecter en échange d’un forfait)
Que conclure si ce n’est de dire avec force conviction que le projet Joko nécessite un lifting et qu’il est important de pérenniser le concept. La communauté de Ngoundiane est parvenue à s’approprier le projet, alors qu’au même moment les promoteurs sont en négociation avec l’opérateur italien Tiscali. Une nouvelle donne qui risque à terme de dénaturer ce dessein noble, qu’est la pénétration de l’Internet dans les zones défavorisées.
Par Baba THIAM
Doctorant en Sociologie
E-mail : Thiambaba@hotmail.com
[1] Olivier Sagna, « L’Afrique a-t-elle besoin d’Internet ? », in Le monde interactif, 9 mai 2001
[2] Samir Amin, « De l’outil à l’usage », in Enjeux des technologies de la communication en Afrique, éd., Karthala, 1999