Le président de l’Organisation des Professionnels des Technologies de l’Information et de la Communication (OPTIC), Monsieur Antoine NGOM, est l’invité du numéro 2 de la newsletter « ECHOS DES MARCHES PUBLICS », une publication de l’ARMP. Cet entretien tourne autour des sujets relatifs à la Stratégie Sénégal Numérique, la dématérialisation des procédures administratives, la commande publique, le développement du secteur privé, l’emploi et les effets de la COVID-19.
Rédaction : Est-ce que vous pouvez nous faire une brève présentation de l’OPTIC ?
Antoine NGOM : Je vous remercie pour nous avoir convié à nous exprimer dans votre newsletter mais aussi pour avoir donné cette place au digital dans cet instrument de communication de l’ARMP. L’Organisation des Professionnels des Technologies de l’Information et de la Communication (OPTIC) que je préside est un syndicat professionnel qui regroupe l’ensemble des acteurs du secteur digital, partant des patrons des services de télécommunications jusqu’à la startup. C’est vraiment une structure organisationnelle du secteur privé qui embrasse l’ensemble des acteurs du sous-secteur du numérique.
Bien entendu nous sommes une organisation qui défend l’intérêt de ses membres, mais aussi qui promeut le développement du numérique au Sénégal. Nous sommes une organisation qui est l’interlocutrice de l’Etat dans tous les échanges qui peuvent permettre de faire évoluer l’environnement du digital. Nous sommes aussi affiliés au Conseil national du Patronat [CNP] qui a une trentaine d’organisations sectorielles. Effectivement, tout ce qui est numérique, c’est OPTIC qui est la branche professionnelle au sein du CNP. OPTIC a été créée en 2003.
Rédaction : Au Sénégal, comment se présente l’écosystème du numérique ? Quel est son poids sur le PIB du pays ?
Antoine NGOM : En ce qui concerne le numérique, le Sénégal a toujours été, quand même, un leader en la matière dans la sous-région. Tout simplement, nous avons toujours eu un secteur des télécommunications performant, visionnaire et innovant. Dans ce sens, l’infrastructure télécom ou l’accès à la connectivité, c’est vraiment la base de l’économie numérique. Le Sénégal a toujours été en avant du secteur des télécommunications et occupé une position de leader dans la sous-région.
Au Sénégal, nous avons un tissu de PME et de startup très performantes, et qui sont très demandées en dehors du pays. Quand vous faites le tour de nos entreprises, plus de 80% d’entre elles font une bonne partie de leur chiffre d’affaires à l’extérieur, essentiellement, dans la sous-région.
J’allais dire que nous avons un secteur privé du numérique très dynamique. Nous sommes en partenariat avec le secteur privé des autres pays. Je peux citer le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, etc., avec qui nous travaillons régulièrement en symbiose pour des partages d’expériences. Nous nous rendons régulièrement à l’occasion d’événements qui sont organisés par nos homologues dans ces différents pays. D’ailleurs, il y a moins d’un an, nous avons créé au Sénégal le Réseau des Professionnels du Web d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, dont je suis le président. La vice-présidence est assurée par la Côte d’Ivoire et le secrétariat général par le Mali.
Rédaction : Comment cela est-il pris en charge dans la Stratégie Sénégal Numérique ?
Antoine NGOM : Le chiffres qui sortent le plus souvent pour quantifier le poids de l’économie numérique sont autour de 6% du PIB, constitués essentiellement de chiffres officiels. Je suis persuadé que si nous regardons bien nous devons être forcément au-delà franchement de 6 %. Avec la Stratégie nationale du numérique « SN 2025 », l’objectif est d’atteindre 10%. Aujourd’hui, le numérique est partout. Ce n’est pas seulement la valeur ajoutée qui est créée par les acteurs du numérique en terme de production de biens et de services, mais pour moi, il faudrait y ajouter tous ceux qui utilisent le numérique pour booster leurs performances ou accroitre leurs produits.
Rédaction : Est-ce à dire que le numérique est le moteur d’autres activités ?
Antoine NGOM : Ah oui, absolument. L’économie numérique, en dehors des acteurs qui utilisent le numériques, nous avons au Sénégal des sous-secteurs que nous pouvons appeler des entreprises du service numérique, dans lesquelles nous trouvons des PME et des startups.
Nous avons ici des PME du numérique qui sont très fortes, que çà soit en matière d’intégration, d’infrastructures ou de solutions, de développement de logiciels et de sécurité.
Aujourd’hui, nous avons vraiment un tissu de startups très performants. Je voudrais ici saluer le travail extraordinaire des incubateurs, mais aussi des acteurs comme la DER (Délégation à l’Entreprenariat rapide, ndlr) qui sont d’un soutien très fort pour les startups en collaboration avec le ministère de l’Economie numérique.
Ces acteurs ont permis une nouvelle loi sur la startup et qui, sans doute, va contribuer au développement des startups au Sénégal.
Je peux dire qu’aujourd’hui au Sénégal, nous avons tout ce qu’il nous faut en matière d’acteurs du numérique (startup, PME, entreprises ou opérateurs de télécommunications) pour pouvoir réaliser tout ce qui est projet digital au Sénégal. Il n’y a pas aujourd’hui un projet du digital que l’on veut réaliser au Sénégal et qui ne puisse être fait par des acteurs sénégalais.
Rédaction : Où en êtes-vous avec le texte de loi sur la Startup ?
Antoine NGOM : La loi elle a été votée, mais la loi il faut qu’elle soit opérationnelle. Les décrets d’application doivent être finalisés. Ce qui n’est pas encore le cas. C’est souvent le problème ici, au Sénégal. On met en place des lois, et souvent ces lois ne sont pas opérationnelles parce que les décrets d’application tardent à venir. C’est le cas aujourd’hui avec la loi sur les startups.
Rédaction : Vous voulez parler de l’impact des lois et règlements sur l’évolution du secteur du numérique ?
Antoine NGOM : Absolument. Le volet de l’environnement législatif et règlementaire est quelque chose de très important. En cela, c’est un secteur qui évolue très vite. Si l’environnement n’est pas adapté, nous allons nous faire dépasser par les autres pays qui disposent d’un environnement plus propice à l’évolution du numérique.
Je dois dire, par contre, lors de ces deux dernières années, il y a eu beaucoup d’avancement. S’il y a eu vraiment des avancées sur la Stratégie numérique « Sénégal 2025 », c’est effectivement sur le volet de l’environnement législatif et règlementaire, notamment, les communications électroniques. Là-dessus, il y a énormément de progrès. Cependant, il reste beaucoup à faire concernant l’environnement des affaires pour que cela soit plus adapté et qu’il favorise l’innovation. Il faut que cet environnement soit accompagné de fonds ambitieux. Je suis persuadé que ce sont les pays qui innovent qui vont être plus compétitifs.
Rédaction : N’est-ce pas que les perspectives sont devenues plus claires ?
Antoine NGOM : Alors, la stratégie « SN 2025 », nous l’avons saluée parce que cela fait plusieurs années que nous n’avions pas de de boussole en matière numérique. Sous ce rapport, La « SN 2025 » a du mérite, même si, et ce sont des choses qui arrivent, il y a des acteurs qui ont des reproches à faire. Nous avons quand même une stratégie nationale qui est là avec un budget d’investissement de 1 300 milliards de F CFA pour aller au-delà de 10% du PIB et la création de 35.000 emplois. Ce sont les grands objectifs, mais il faudra aussi un capital humain parce que c’est l’économie du savoir.
Outre ces prérequis, il faudra aussi penser à l’accès à la connectivité, mais aussi une administration digitalisée pour plus d’efficacité et de performance. Voilà, de façon ramassée, les quelques visions de la « SN 2025 ».
Rédaction : Les enjeux de l’économie numérique ne dépassent-ils pas un cadre national ?
Antoine NGOM : Aujourd’hui, quand vous suivez l’actualité internationale, on parle de Tic toc, avec notamment le Président Trump qui souhaite que Tic toc soit revendu à une entreprise américaine, Microsoft. Il soupçonne que les informations enregistrées par Tic toc pourraient être utilisées par les services de renseignement chinois. Ceci pour dire qu’il faudra se donner tous les moyens pour gagner la bataille de l’information, notamment, celles stratégiques qui peuvent porter atteinte à l’intégrité du Sénégal. Il faudra se donner pour gagner cette bataille.
Rédaction : Qu’en est-il des projets de la dématérialisation des procédures administratives et de l’implication du secteur privé sénégalais ?
Antoine NGOM : Nous devons renforcer les champions sénégalais. Nous avons toujours dit que c’est le secteur privé qui crée de la richesse et des emplois. Il y a un chantier énorme que l’Etat sénégalais a démarré pour la digitalisation de l’Administration. Aujourd’hui, l’ADIE a digitalisé un certain nombre de procédures. Il y en d’autres qui sont en cours de digitalisation. Ce que l’on demande à l’Etat, c’est juste de faire appel au secteur privé pour accélérer ce processus mais aussi pour créer des champions. Moi, en matière de transformation digitale, je pense qu’il y a des sujets fondamentaux qu’il faut adresser en priorité.
Parmi ces sujets fondamentaux, il y a d’abord l’identité numérique. Il y a des cartes nationales d’identité qui sont digitalisées mais par un prestataire externe, idem pour les passeports. Aujourd’hui il n’y a pas un seul projet digital pour l’administration que le secteur privé sénégalais ne peut exécuter. Je ne vois pas les Américains, les Français et même les Marocains ou les Tunisiens confier la gestion de leur identité numérique à des entités hors de leurs territoires. Ce n’est même pas imaginable.
Nous devons faire en sorte que ces solutions stratégiques qui manipulent des informations stratégiques puissent être réalisées par des entreprises communautaires [de l’UEMOA].
Je n’arrive même à comprendre comment ce n’est pas le cas. Si l’on ne savait pas faire, on pouvait comprendre, mais le capital humain est là. Et, on sait faire !
Une fois que vous avez l’identité numérique fondamentale (l’état civil), tout le reste en découle (le dossier médical, entre autres).
Un autre projet qui est fondamental c’est sur le patrimoine pour pouvoir le mettre en valeur. Le patrimoine c’est le foncier, le cadastre et les biens de l’Etat. Le patrimoine, il faut le digitaliser. C’est ce qui va permettre une fiscalité qui va mettre à l’aise l’Etat du Sénégal qui pourra répertorier tous ses biens.
Voilà des projets qu’il faudra développer. Etant donné la confidentialité du type d’information, l’ARMP ne devrait pas refuser qu’il y ait un appel d’offres qui soit fait avec uniquement des entreprises nationales ou des consortiums communautaires pour réaliser des projets où nous allons gérer des données sensibles.
Il y a un projet aussi sur le dossier médical unique du patient. Avec la gestion des informations médicales dans le contexte de la pandémie, nous avons vu qu’il restait beaucoup à faire.
Cela aussi constitue un chantier et aussi des informations sensibles. Nous ne pouvons pas dire qu’il faut confier cela à des prestataires extérieurs. Il faut que cela soit clair, d’emblée. Je ne suis pas en train de dire qu’il faudra fermer les portes aux investisseurs étrangers, je veux juste dire qu’il y a des projets critiques qui doivent être pilotés par des entreprises ou consortiums communautaires, qui pourraient travailler avec des partenaires étrangers sur ces sujets.
Un autre point qui me semble important et sur lequel la commande publique devrait également agir c’est sur le volet innovation. Les contrats pré-commerciaux pour la recherche et l’innovation constituent une manière par laquelle le public pourrait booster l’innovation dans le digital ici au Sénégal.
Sur ce point, il faudra que vous [ARMP] poussiez la réflexion, même si ce n’est pas vous qui légiférez. Il faudra que vous conseilliez, à travers les expériences notées chez des structures homologues, l’Etat sur des questions où d’autres pays sont en avance.
Rédaction : Là, vous êtes en plein dans la relation entre économie numérique et commande publique ?
Antoine NGOM : Oui, effectivement, sous l’angle de partenariat public-privé. Je pense qu’aujourd’hui il y a une nouvelle loi ou qui serait en gestation. Nous, au niveau du secteur privé, nous avions donné des inputs dans ce sens-là. Je pense que sur certains sujets relevant notamment de la souveraineté nationale, il faudrait faire sauter un certain nombre de verrous. Ce qu’on reproche à la commande publique, et c’est dans tous les secteurs, on nous demande : « il faut avoir fait ceci ou avoir déjà fait cela… ». L’expérience !
Encore une fois, au niveau du digital, nous savons tout faire. Ceci est un fait. Et, en matière d’innovation, il faut faire très attention parce que si vous commencez avec des conditions telles, vous allez handicaper des entreprises sénégalaises. Justement, dans le numérique, il y a beaucoup de choses nouvelles qui arrivent et que nous n’avons pas encore fait, mais que nous savons faire.
Le régulateur doit faire très attention en ce concerne le numérique. Ce sont souvent des choses qui avancent très vite. Ce n’est plus l’expérience d’avoir fait qui est important, mais c’est plutôt la capacité à innover.
Rédaction : En quelque sorte, vous réitérez votre plaidoyer en faveur du développement et de la promotion du secteur privé ?
Antoine NGOM : Tous les grands projets du numérique sont réalisés par des acteurs étrangers. Nous, nous considérons que ce n’est pas normal parce que nous savons le faire. Il y a de petits projets, certes, que l’on nous confie, mais les projets structurants nous échappent.
Rédaction : Pouvez-vous nous dire un mot sur l’impact de la pandémie de COVID-19 sur le secteur du numérique ?
Antoine NGOM : Notre plaidoyer, globalement, il est clair : je peux dire qu’au sortir de la COVID, toutes les entreprises du numérique seront lourdement impactées, contrairement, à ce que l’on peut penser.
D’aucuns disent que le numérique s’en est bien sorti avec la pandémie. Si vous êtes Netflix ou Amazone, oui, vous avez bien tiré profit de la crise sanitaire. Mais, si moi, je suis une entreprise qui fournit des services à un client qui a arrêté ses activités, je suis forcément impactée.
Nous avons fait une étude indépendante qui montre que la majeure partie de nos entreprises sont lourdement impactées. Il y en a qui vont perdre dans les six mois jusqu’à 70% de leur chiffre d’affaires. D’autres risquent de fermer ou perdre 80% de leurs activités ou de leur personnel. Donc, vous voyez, ce sont de lourdes pertes. Bien entendu, il y a le Programme de résilience économique et sociale qui a été mis en place [par l’Etat] qui va profiter à des entreprises en ce qui concerne les impôts. En ce qui concerne le volet financement, je ne pense pas qu’il aurait beaucoup d’impacts.
Mais aussi, ajoutons qu’il y a eu des entreprises, malgré le fait qu’elles ont été impactées, elles se sont mises ensemble dans une initiative appelée « Daan COVID-19 », qui comporte près de 450 experts du numérique pour accompagner l’Etat du Sénégal à lutter plus efficacement contre la pandémie du coronavirus. Nous avons mené avec le ministère de la Santé et de l’Action sociale beaucoup d’activités [dans ce sens]. D’abord, nous avons montré notre patriotisme, mais ensuite notre capacité à faire ce qui se fait dans d’autres pays à travers notre application « Contact Tracking » que l’on a réalisé localement et qui est là disponible pour être lancée.
Dans tous les pays, aujourd’hui, il se dit dans leurs plans de relance qu’il faut un développement endogène, car la crise a montré par moments que c’est chacun pour soi. Dans ce développement endogène, la commande publique y est pour beaucoup et doit revenir, honnêtement, en majorité aux entreprises nationales.
Rédaction : Quels sont les effets que cela pourrait produire sur l’emploi ?
Antoine NGOM : C’est clair. Vous savez très bien que l’emploi classique va être révolu. On ne pourra plus générer des emplois classiques qui absorbent les diplômés qui sortent des écoles. Il faut, et çà c’est dans tous les pays, introduire l’entreprenariat comme module dans les écoles, et très tôt. Il le faut de telle sorte que l’apprenant ait déjà en tête l’idée de créer son activité quand il sort de l’école. Qu’il ne se dise plus qu’il va aller chercher un emploi. Le numérique est le secteur par excellence pour faire de l’auto-emploi. Parce que c’est l’économie du savoir. A partir du digital, nous pouvons partir de pas grand-chose pour trouver des solutions à des problèmes qui se posent à nous et les résoudre ou améliorer le mode de fonctionnement.
Oui, le numérique peut être un vivier extraordinaire d’auto-emploi. Des structures comme la DER et d’autres incubateurs sont en train de faire aujourd’hui un travail remarquable en direction des porteurs de projets et des startups qui mettent sur le marché des solutions numériques.
Propos recueillis par Serigne Adama Boye
(Source : Homewiew Sénégal, 8 décembre 2020)