Interview Marc Rennard, Orange : « Une nouvelle révolution est en marche en Afrique »
jeudi 23 octobre 2014
Conforté par un chiffre d’affaires en hausse sur le continent, l’opérateur français prévoit une croissance durable du marché des télécoms. Face à une concurrence accrue, il mise sur l’explosion des échanges de données.
Fin septembre, Marc Rennard, 57 ans, reçoit Jeune Afrique dans son bureau parisien du 15e arrondissement. À raison de deux ou trois voyages par mois, il pilote depuis huit ans le développement d’Orange sur la zone Afrique, Moyen-Orient et Asie. Concurrence entre les opérateurs, rapports avec les gouvernements, explosion des échanges de données, gestion de crises comme Ebola...
Didactique, souvent offensif et parfois mordant, le vice-président Afrique du groupe français livre en exclusivité son analyse sur un secteur bouleversé par internet et par la montée en puissance des services financiers. Immergé au coeur de la croissance du continent, il s’enthousiasme devant son évolution économique et milite pour que les entreprises françaises y participent davantage.
Un message qu’il s’évertue à promouvoir en tant que président de la région Afrique de l’Ouest et Afrique centrale de Medef International, une branche de la principale organisation patronale française.
Jeune afrique : Outre les conséquences sanitaires de l’épidémie d’Ebola, beaucoup s’inquiètent de ses effets économiques. Votre filiale en Guinée est-elle affectée ?
Marc Rennard : Dans l’immédiat, Ebola ne devrait pas nuire à notre chiffre d’affaires. Mais nous voyons que des entreprises minières quittent le pays et nous nous attendons donc à être affectés dans les mois à venir. Tout dépendra de la durée de cette crise. Notre devoir est de ne pas ajouter une crise économique à la catastrophe sanitaire.
L’Organisation mondiale de la santé prévoit un pic de 20 000 cas d’ici à la fin du mois de novembre. Mais un plus grand nombre encore de personnes risquent de souffrir des conséquences économiques d’Ebola. Les États et les partenaires que nous sommes doivent tout faire pour limiter les effets de cette épidémie. Notre responsabilité, c’est de poursuivre nos investissements et de faire en sorte que les activités puissent se développer.
Il faudrait trouver un meilleur équilibre : moins de taxes et plus d’obligations dans les investissements.
Vous êtes à la tête de la zone Afrique, Moyen-Orient et Asie depuis huit ans. À ce titre, vous êtes un observateur de l’évolution du continent. La croissance africaine vous paraît-elle durable ?
Clairement. La croissance économique va perdurer, à un rythme oscillant entre 5 % et 10 % selon les pays. D’autant que les démographes anticipent un doublement de la population dans les trente années à venir. Sauf à imaginer que ces gens ne consomment pas, la croissance va même s’accélérer. Je suis persuadé que les investissements réalisés en Afrique ne peuvent pas être des erreurs, du moment qu’ils sont bien gérés.
Constatez-vous l’émergence d’une véritable classe moyenne ?
C’est une notion qui correspond à des acceptions assez différentes en Europe et en Afrique. En 2011, la Banque africaine de développement estimait qu’il s’agissait de personnes pouvant dépenser entre 2 et 20 dollars par mois [entre 1,50 et 15,50 euros]. Je dirais qu’il faut considérer que la classe moyenne regroupe les populations qui ont un premier niveau d’arbitrage de leurs dépenses une fois les besoins essentiels assouvis.
Si on suit cette définition, alors oui, on peut dire que les classes moyennes se développent. Nous le constatons à travers l’explosion des ventes de smartphones, qui coûtent désormais moins de 50 dollars. Ces nouveaux consommateurs sont souvent des artisans, des commerçants, des membres des professions libérales qui ont un peu plus de ressources que la moyenne, mais n’ont pas encore nécessairement un revenu régulier.
En 2013, le ministère français de l’Économie a organisé un événement pour doper l’intérêt des entreprises hexagonales pour l’Afrique. Observez-vous un changement sur le terrain ?
Tout à fait. À chaque mission organisée par Medef International, nombre de sociétés se pressent. Je constate aussi que les entreprises françaises bénéficient aujourd’hui d’une image plus positive. Elles profitent peut-être d’un certain nombre de déceptions induites par des opérateurs venant d’autres continents. Leur constance, malgré les crises, a sans doute fait remonter leur cote.
Déjà présent dans dix-huit pays en Afrique, Orange vise désormais la Mauritanie et le Togo...
Notre priorité, c’est la croissance interne. Dans des pays comme la RD Congo, avec plus de 70 millions d’habitants et où le taux de pénétration est relativement faible, on a largement de quoi développer internet, mais aussi la voix et de nouveaux services comme le paiement par mobile. Mais cela ne veut pas dire que nous n’étudions pas les opportunités lorsqu’elles se présentent à proximité. Nous nous penchons effectivement sur les deux pays que vous citiez.
Il faut tout rappeler qu’Orange connaît une période heureuse en Afrique.
Après une première cession en Ouganda fin 2013, vous avez confirmé votre intention de vendre votre filiale au Kenya ou, au minimum, de vous désengager de son capital. Où en sont les discussions ?
Il faut tout d’abord rappeler qu’Orange connaît une période heureuse en Afrique. La croissance de notre chiffre d’affaires est de l’ordre de 7 % depuis début 2014. Nous avons une stratégie claire. Orange veut être numéro un ou numéro deux sur tous ses marchés. Lorsque, pour différentes raisons, notamment réglementaires - prix des interconnexions, taxes sectorielles..., - il nous semble difficile d’atteindre cet objectif, nous recherchons d’autres solutions. On peut consolider notre position ou au contraire vendre.
Pour l’instant, nous n’avons cédé qu’une seule filiale, en Ouganda. C’était une petite opération. Concernant le Kenya, nous avions dit depuis longtemps que nous étions à la recherche d’un partenaire. Des discussions sont en cours, y compris avec l’État, qui est déjà notre coactionnaire. Mais cette opération pèse peu sur nos résultats. Sur 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Afrique, ce pays représente moins de 100 millions.
Pourquoi décide-t-on de quitter un marché aussi innovant que le Kenya ?
Pour exister sur un marché, il faut avoir une part suffisante. Aujourd’hui, celle d’Orange dans ce pays atteint moins de 10 %. Il faut aussi que les conditions réglementaires permettent de développer une opération rentable. Or, au Kenya, le marché est dominé par l’un des opérateurs [Safaricom]. Dans certains pays, les États organisent un écosystème qui permet à tous les acteurs de se développer. Dans d’autres, ce n’est pas le cas, et le plus fort le devient toujours un peu plus.
Anticipez-vous des opérations de fusion-acquisition dans le secteur ?
Il n’y a pas eu beaucoup d’opérations de ce type depuis quatre ans. Elles sont pourtant souhaitables. En effet, moins d’une demi-douzaine de pays africains peuvent supporter la présence de plus de trois opérateurs sur le marché. Le plus souvent, si l’on dépasse ce chiffre, ceux-ci ne tirent pas assez de revenus pour servir le développement économique local et donc pour investir en zone rurale. Avec plus de 200 opérateurs en Afrique, il y a de la marge pour réaliser de telles opérations.
En Afrique, la concurrence s’intensifie et les prix baissent. Certains opérateurs perdent de l’argent. Peut-on dire que l’âge d’or des télécoms sur le continent est terminé ?
Non, je ne crois pas. Au contraire, on est dans un momentum de croissance, et cela va continuer. Mais les modèles vont profondément se transformer. Il y aura plus de changements dans les cinq ans à venir que dans les dix ans qui viennent de s’écouler. Demain, on parlera de big data, ces traitements massifs de données, des Mooc [formation en ligne ouverte à tous], de communication de machine à machine [entre objets intelligents connectés].
Cette révolution a déjà commencé avec la banque mobile ou le cloud computing. L’industrie va vers la prédominance des échanges de données sur la voix. En Afrique, ce n’est pas encore le cas. Les trois quarts de notre chiffre d’affaires proviennent encore des communications classiques et des SMS. Toutefois, les échanges de données progressent de manière exponentielle, en particulier cette année, grâce à l’augmentation des ventes de smartphones. Les nôtres ont triplé par rapport à 2013.
Comment jugez-vous le niveau d’innovation du continent ?
L’Afrique semble distancée par les autres régions du monde... Je ne pense pas que le niveau d’innovation soit plus modeste sur le continent. Il est moins visible, moins spectaculaire.
Le problème, ce n’est pas le niveau et le nombre de projets, c’est la croissance de ses start-up et leur viabilité. Aujourd’hui, nous réalisons 6 % de notre chiffre d’affaires grâce à un système d’avance de crédits téléphoniques qui permet à nos clients de terminer leur conversation même s’ils ont épuisé leur solde. Cette solution a été mise en place par deux sociétés, dont une africaine.
Au Sénégal, le gouvernement entretenait, il y a quelques mois, un doute sur le renouvellement de la licence de votre filiale Sonatel, prévu en 2017...
Aujourd’hui, nos relations avec l’État sénégalais sont constructives. J’étais récemment présent, avec trois représentants du gouvernement, au conseil d’administration de Sonatel, et la situation n’est pas celle parfois décrite dans les journaux. Concernant le renouvellement de la convention de concession des licences, cela arrive pour tous les opérateurs tous les dix ou quinze ans. C’est un point qui va être discuté entre Sonatel et l’État le moment venu.
Au sein de Sonatel, l’inquiétude vient aussi du projet de mutualisation de certains services...
Ce projet ne concerne pas seulement le Sénégal mais dix pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. L’objectif est, entre autres, de mutualiser des opérations de supervision des réseaux. Nous y travaillons depuis dix-huit mois avec les directions des filiales et les partenaires sociaux. Sonatel ne sera pas pénalisé, mais bénéficiera au contraire de cette nouvelle organisation. Nous souhaitons d’abord améliorer la qualité du service, disposer de compétences pointues sur les pays. Bien sûr, cela permettra aussi d’optimiser nos coûts. Mais nous ne prévoyons aucun licenciement lié à ce projet. Il y aura en revanche des transferts de personnels en nombre limité vers nos partenaires sous-traitants. Nous en discuterons les modalités avec les partenaires sociaux.
Les télécoms étant très rentables, les gouvernements ont tendance à les taxer de plus en plus. Comment jugez-vous vos relations avec les États africains ?
Les États sont tentés de privilégier le court terme, par exemple pour payer leurs fonctionnaires. De notre point de vue, il faudrait parvenir à un meilleur équilibre : un peu moins de taxes et un peu plus d’obligations pour les opérateurs dans leurs investissements. Depuis quelques années, on voit réapparaître sur le continent des taxes sectorielles qui vont au-delà du raisonnable : elles représentent parfois 1 %, 2 %, voire 3 % ou 4 % du chiffre d’affaires, et viennent s’ajouter à celles déjà existantes.
Ces taxes sont présentées comme temporaires, mais on sait qu’elles risquent de devenir définitives. D’ailleurs, quand nous en discutons avec les autorités, elles partagent souvent notre analyse. Or, à un certain niveau, le pourcentage d’impôt additionnel détruit de la valeur. Mais c’est aussi notre responsabilité de convaincre nos interlocuteurs, à commencer par les ministères des Finances, qu’il est plus intéressant de permettre que le montant des recettes de l’État augmente, plutôt que de nous demander une part plus importante sur un gâteau plus petit.
Marc Rennard encadre parcoursCliquez sur l’image.Vous avez créé Orange Tunisie avec l’homme d’affaires Marouane Mabrouk, qui était marié à une fille du président de l’époque, Ben Ali. Le regrettez-vous ?
Pas du tout. Nous nous sommes implantés en Tunisie en répondant à un appel d’offres international ouvert et transparent. Lors du processus de sélection, Orange est arrivé numéro un sur le plan technique et numéro deux au niveau financier. Le cahier des charges nous laissait la possibilité de revoir notre proposition financière, ce que nous avons fait. Après la révolution, le processus a fait l’objet d’enquêtes, nous avons donc été auditionnés. Aucun reproche ne nous a été signifié.
Globalement, l’industrie des télécoms sur le continent est tenue par des multinationales. De fait, sa participation à la construction d’un capitalisme africain est limitée...
Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous détenons très rarement 100 % du capital de nos filiales. C’est l’occasion pour nos partenaires locaux de récupérer des dividendes et d’investir ailleurs. Lorsque Orange sous-traite, nous favorisons aussi le développement d’acteurs locaux. Et pas uniquement pour des activités à faible valeur ajoutée. Par exemple, le groupe sénégalais PCCI, qui gère des centres d’appels, nous accompagne déjà au Sénégal, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, et peut-être prochainement en RD Congo. Par ailleurs, les banques avec lesquelles nous sommes partenaires en profitent aussi pour développer leur réseau.
MTN vient de vendre près de 10 000 tours télécoms au Nigeria. Est-ce désormais un passage obligé pour les opérateurs ?
Le partage et la mutualisation, c’est l’un des nouveaux paradigmes de notre industrie. On n’a pas besoin de quatre autoroutes pour relier Abidjan à Yamoussoukro. Aucune société ne peut, sauf exception, rentabiliser seule la construction d’une tour qui vaut entre 80 000 et 200 000 euros dans une zone rurale.
Êtes-vous favorable au partage des infrastructures actives ?
Partager nos émetteurs et nos équipements électroniques suppose un partage des fréquences. Nous n’en sommes pas encore là en Afrique. Mais c’est quelque chose que nous étudions.
Comment voyez-vous Orange en Afrique dans cinq ans ?
Le numérique est au coeur de notre stratégie. Nous sommes déjà engagés sur cette voie avec le multicanal, c’est-à-dire la capacité à vendre des crédits téléphoniques autrement que via des cartes à gratter. En Côte d’Ivoire, au Sénégal, le transfert électronique de recharge représente plus de 90 % de notre chiffre d’affaires. Le big data apportera aussi des revenus additionnels. En revanche, nous n’avons pas pour vocation de produire des contenus, comme des films ou des séries. Mais nous pouvons être des agrégateurs. C’est par exemple déjà le cas à Maurice avec My.T, qui est leader dans le domaine de la télévision sur internet.
Julien Clémençot
(Source : Jeune Afrique, 23 octobre 2014)