Internet sauvera-t-il l’Afrique ?
jeudi 26 juin 2003
Promesse d’une humanité enfin solidaire, vision d’un monde interconnecté où s’échangeraient idées, information et sentiments, le réseau des réseaux s’installe progressivement en Afrique. Comment les Sénégalais, à la culture orale et communautaire, abordent-ils le « village global » ?
Le Sénégal a les infrastructures de communication les plus avancées de la sous-région. Il est le premier pays d’Afrique francophone a s’être connecté sur la Toile, en mars 1996. On trouve même un cybercafé en plein centre de Dakar ! « Actuellement, pour prendre un rendez-vous avec un collègue de la faculté des sciences qui se trouve comme moi sur le campus de l’université Cheikh Anta Diop, je suis obligé de prendre ma voiture. Tout simplement parce que le téléphone n’est pas en accès direct ici », raconte M. Alex Corenthin, chef du département génie informatique de l’Ecole supérieure polytechnique de Dakar. Ici, la liste des complications techniques et administratives ressemble à un cauchemar. Les téléphones, en nombre limité, sont réservés à la direction. Quand un enseignant veut envoyer un fax, il doit faire une demande administrative. Et les lignes vers l’étranger sont bloquées pour raison d’économie. Sans parler de l’absence de documents, d’ouvrages ou d’actes de colloque récents qui coûtent trop cher. Heureusement, chaque laboratoire dispose d’au moins un terminal informatique. Dans un tel contexte, Internet, trois fois moins cher qu’une liaison téléphonique, peut facilement passer pour une recette miracle.
En dehors des simples questions de messageries au sein de l’université, la Toile peut permettre aux chercheurs africains d’être plus en phase avec les avancées scientifiques mondiales. Le réseau favorise les échanges entre différentes équipes qui mènent leur recherche dans la sous-région et sur les mêmes problématiques sans parfois se connaître. Il devrait aussi valoriser le fonds documentaire des recherches effectuées au Sénégal depuis les années 30, qui n’ont jamais été exploitées. Rien de plus attristant pour M. Alex Corenthin que de taper sur la Toile le mot-clef « Sénégal » et de découvrir, à défaut de sites nationaux, l’affichage de celui de la Banque mondiale ou de celui de l’agence de renseignements américaine !
Mais, face à ce formidable besoin du monde universitaire, Internet reste encore bien trop en avance sur la société sénégalaise. Un décalage qui transpire dans l’atmosphère des « télécentres », selon le nom donné ici aux innombrables cabines téléphoniques de quartier tenues par des particuliers. Au télécentre de Soumbédioune, situé face au marché aux poissons, on a surtout besoin de téléphoner en ville pour 100 francs CFA [1], de se faire éditer une lettre quand on ne sait ni lire ni écrire, et plus rarement de passer un fax pour raisons professionnelles. Convaincu que son traitement de texte correspond à un service haut de gamme, Momar, le responsable du télécentre, philosophe : « Certes, l’outil peut-être utile, mais j’ai toujours perçu Internet comme une branche de la mondialisation. Et je ne sais pas s’il pourra nous permettre de préserver notre identité culturelle ».
Un pharmacien sur la Toile
Avec le téléphone, les Sénégalais ont montré comment ils intègrent une technologie moderne : par son utilisation communautaire. Le pays ne compte que 100 000 abonnés [2], mais il n’est pas un quartier, pas un village, pas une rue parfois sans télécentre. Non seulement lieux publics où l’on peut passer un coup de fil et aussi échanger des informations, les télécentres ont également chacun un numéro où l’on peut se faire appeler si l’on habite dans le quartier et que l’on a pas le... téléphone. Un mode de communication orale et communautaire, en deux mots tout le contraire d’Internet.
Cette capacité d’adaptation des Sénégalais à la modernité, M.Antonin Fayèmi la connaît bien, lui qui est peut-être le seul pharmacien du Sénégal à s’être connecté sur la Toile. Dans sa Pharmacie nouvelle du quartier Baobabs, il préfère utiliser le réseau pour mieux traiter les dix cas de paludisme qui défilent chaque jour à l’officine : « C’est surtout un outil de formation permanente pour moi. Nous avons une longue tradition de conseil aux patients depuis l’époque de mon père, et l’informatique me permet de l’optimiser. Mais je ne suis pas dupe, et je sais qu’Internet ne pourra pas changer certaines habitudes. Ici, par exemple, quand on tombe malade, on va toujours voir son médecin et son marabout, et ce sont les deux qui font le traitement ».
Le même décalage se fait sentir auprès des groupes de base dans les quartiers urbains ou les communautés rurales. Dans une récente enquête commandée par le Centre de recherches pour le développement international, une ONG basée à Dakar, plus de 85 associations locales ont été interrogées [3]. Des femmes, des jeunes, des familles, des agriculteurs, des artisans, des analphabètes en français, des enseignants... bref des Sénégalais sur le terrain souvent parmi les plus défavorisés. Comment préserver ma langue nationale si je suis Sérer ? Comment participer à une foire économique de manière efficace ? Comment ressouder les liens de notre communauté d’éleveurs ? Comment reprendre la parole que les politiques nous ont confisquée si longtemps ? Voilà les questions posées par ces acteurs de la vie quotidienne du pays. Mais leurs réponses prennent rarement la forme d’Internet.
« Tous revendiquent un besoin d’information et de communication entre membres de chaque communauté. Et moins qu’Internet lui-même, ils souhaitent surtout retenir son principe de fonctionnement. Au fond, ils s’attachent plus aux Intranets nationaux, ils cherchent comment relier différents points du Sénégal », remarque Mme Fatoumata Sow, consultante et corédactrice de l’enquête. A Fissel, par exemple, un petit village, situé à 80 kilomètres de la capitale, c’est un projet de radio paysanne qui a vu le jour. Depuis plus d’un an, les émissions se réalisent en langues nationales sans journalistes ni animateurs. Les paysans parlent aux paysans.
En relation quotidienne avec ce monde rural, M. Masse Lô, un des responsables de projet d’Enda tiers-monde, une ONG à vocation internationale, précise les enjeux de l’essor d’Internet : « Le déséquilibre Nord-Sud est largement renforcé avec Internet. D’abord parce que les pays du Nord exercent une très forte pression pour que nous leurs livrions des informations sur nos pays. Le Sud se retrouvant à nouveau au service du Nord. Et ensuite, car le Nord nous submerge de concepts et de modèles de développement qui ne sont pas du tout adaptés au milieu rural de nos pays ». D’une certaine manière, le combat s’apparente à une résistance. Car pour le moment, la grande majorité des sites de la Toile sont américains. Les pays africains se connectent vers les Etats-Unis mais pas encore entre eux. Et une connexion Sénégal-France passe aujourd’hui par le continent américain.
Mirage et fascination
Sur ce plan, les spécialistes du Centre Marshall-McLuhan sur les communications globales de Toronto sont catégoriques. Ils pensent qu’Internet aura un impact destructeur sur les cultures nationales non américaines, considérant que le réseau engendre à terme des comportements violents : « Les utilisateurs européens du Net adoptent une forme de communication écrite plus américaine, avec un usage croissant de l’argot et des expressions vulgaires, une banalisation des agressions verbales et un refus des formes traditionnelles de courtoisie au profit de démonstrations de force. Or, la violence symbolique débouche tôt ou tard sur la violence physique [4] ».
Le mirage et la fascination de l’outil continuent pourtant de faire rêver. Et c’est sous les flashes des photographes de la presse que le premier ministre, M.Habib Thiam, inaugurait il y a un an le site officiel du gouvernement. M.Iba Guèye, son conseiller de presse, est affirmatif à son sujet : le premier ministre « s’intéresse aux dépêches de l’Agence France-Presse, aux sites institutionnels français comme ceux de Matignon, de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais aussi aux cours mondiaux de l’arachide, du coton et des phosphates ». Mais lui qui aime à rappeler que « ceux qui ne pourront pas s’adapter à ces nouvelles technologies seront les analphabètes du XXIe siècle » n’offrait alors pas un nouveau service public à l’intention de la population, mais plutôt une vitrine aux investisseurs et aux responsables politiques étrangers. Rares encore, quelques hommes d’affaires ont flairé les occasions ouvertes par Internet.
Un immense hangar encore en travaux, des dizaines de caisses de matériel informatique neuf fraîchement livrées, des bureaux ultramodernes... M.Souleymane Sall, directeur général de Computer Tech and Services, veut bâtir l’entreprise informatique du futur. Le nom de Silicon Valley figure d’ailleurs déjà sur ses cartes de visite. Ici, cent cinquante personnes pour commencer, bientôt six cents, travailleront demain en 3x8 devant leur terminal d’ordinateur pour des entreprises... étrangères. L’idée-clé de M.Sall tient en un mot : délocalisation mondiale. « Grâce à Internet, martèle-t-il, les compagnies d’assurances canadiennes sous-traitent bien leur comptabilité dans des petits villages de Finlande. Pourquoi ne suivrions-nous pas ce modèle ? Les entreprises françaises, européennes et américaines se précipiteront sur ce marché de la délocalisation quand elles sauront pouvoir faire des économies substantielles ». Mais si ce type de sous-traitance peut créer des emplois pour l’économie sénégalaise, ne risque-t-il pas de renforcer la dépendance du Sud envers le Nord ?
Au Métissacana, le premier cybercafé d’Afrique de l’Ouest, on respire ces promesses d’un eldorado technologique. Devant les quatorze écrans allumés en permanence, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, les jeunes privilégiés de Dakar défilent au 30 de la rue de Thiong. Vision anachronique à deux pas du marché Sandaga, temple du secteur informel. Enfants sénégalais de la haute bourgeoisie, jeunes Libanais et fils et filles de coopérants français, tous s’amusent comme des petits fous sur leur console. Car, en fait de Toile, ces pianoteurs s’intéressent plutôt aux cédéroms de jeux vidéo et aux discussions en temps réel de l’Internet Relay Chat. A 1500 francs CFA l’heure de consultation, la sélection ne pardonne pas. On ne verra jamais dans ce lieu très « branché » à air climatisé les jeunes de Pikine, de Guediawaye ou des Parcelles assainies, les quartiers les plus populaires de la capitale.
Palabrer et jouer aux dames
Pourtant, le nom du lieu semblait porteur d’espoir : Métissacana signifie « Le métissage arrive » en bambara. Mais si l’équipe du cybercafé se rend régulièrement en région, dans les villages les plus reculés du pays, c’est pour réaliser des projections sur grand écran d’une consultation Internet ! Dans la commune de Podor située au Fouta, la vallée du fleuve Sénégal, ils envisagent même d’installer un télécentre avec une connexion au réseau. « Même si les populations ne nous en font pas la demande, nous souhaitons à terme mettre en place des équipements de ce type dans tous les villages du pays. Si on n’impose pas Internet, il ne prendra pas », précise M. Michel Mavros, directeur du cybercafé. A côté de cette « modernité », dans les villages, les quartiers, sur les places ou à l’ombre d’un arbre, les notables et les retraités se retrouvent par camaraderie, par affinités à caractère profane ou religieux, pour palabrer, prendre le thé, jouer aux dames... On appelle cette tradition les « grand’places ». Faut-il comprendre qu’il s’agit pour l’équipe du Métissacana de remplacer les grand’places par des centres de ressources ou des cabines multimédia individualisées ?
En tout cas, si l’on observe ce qui s’est produit avec les cabines téléphoniques modernes, qui ressemblent aux cabines publiques françaises, l’expérience risque de ne pas faire long feu. Ces cabines ici sont en effet tout un symbole. A la différence des télécentres, on ne voit jamais personne à l’intérieur. Et pour cause, elles tombent la plupart du temps en panne, ou sont cassées, pour finir hors service. Elles représentent l’individualisme quand le Sénégalais préfère l’outil communautaire. Elles contribuent à isoler les gens en les écartant de leur culture. Internet, lui, est perçu de la même manière. Il rapproche le monde, mais ne rassemble pas les personnes. Contre l’idéologie du « village planétaire », on revendique ici le maintien d’une réelle proximité locale, d’un voisinage solidaire. Comme le dit le proverbe wolof : « Si le seul fait d’être voisins suffisait, on n’aurait pas besoin d’utiliser d’autres feuilles que celles du mil pour donner son liant à la semoule de mil [5] ».
Fabrice Hervieu Wané [6]
[1] 100 francs CFA = 1 franc français.
[2] Pour une population totale estimée à plus de 9 millions d’habitants
[3] Fatoumata Sow, Olivier Sagna, « Etude préliminaire à l’élaboration de la stratégie Acacia au Sénégal », CRDI, Dakar, décembre 1996.
[4] Yves Eudes, »Internet, la nouvelle « pensée unique » ?« , Le Monde Télévision Radio Multimédia, 6-7 octobre 1996.
[5] Traduction du wolof : »Dendaale bu don jarin, dugub, xob yaa koy laalo« . Pour le rendre moins étouffant, le couscous de mil se prépare en effet en mélangeant une mixture issue de feuilles du baobab au mil cuit à la vapeur.
[6] Article paru dans Manière de voir (Dossier du Monde diplomatique), n°41, septembre-octobre 1998, pp.83-85.