« Internet ne se résume pas aux voleurs et criminels », selon Julie Owono d’ISF
mardi 3 octobre 2017
Que ce soit par la censure, l’interruption du service Internet ou des arrestations, certains Etats africains ont démontré, à des moments cruciaux de leur histoire, leur frilosité, lorsqu’il s’agit de laisser s’exprimer les opinions et les idées sur la toile.
Or, pour les défenseurs de la liberté d’expression, en plus du devoir régalien de protéger et promouvoir les libertés, nos Etats ont aussi la responsabilité de rendre l’Internet « accessible » à tous. Dans la première partie de cet entretien accordé à Ouestafnews, la directrice exécutive de l’ONG Internet Sans Frontières Julie Owono, regrette que les Etats africains pensent toujours que « l’Internet se résume en un repaire de voleurs et de criminels qu’il faut combattre ». La deuxième partie de cet entretien exclusif vous sera livrée demain.
Ouestanews – Qu’est-ce que vous visez à travers la création d’Internet sans frontière ?
Julie Owono : Internet sans frontières est une ONG créée en 2007 qui défend et promeut les libertés en ligne sur internet. Cela veut dire que nous nous intéressons au respect et à la protection, sur l’espace cybernétique, de toutes les libertés dont nous jouissons dans l’espace réel. Nous travaillons également sur la protection de la vie privée, qui, de notre avis, doit être respectée et protégée en ligne (...). Le combat c’est aussi, comment faire de telle sorte que nos données personnelles ne soient pas accessibles à n’importe qui, sans notre consentement.
Par ailleurs, l’ONG promeut l’accès de tous à l’Internet sans discrimination entre hommes et femmes ou personnes vivant avec un handicap. Parce que l’accès à l’Internet, c’est aussi l’accès à l’information qui est lui-même un facteur déterminant dans l’émancipation économique, sociale et surtout politique, permettant d’avoir des opinions politiques différentes et variées. Internet sans frontières a (aussi) été créé pour défendre et protéger les journalistes en ligne et des blogueurs dont certains sont arrêtés par des autorités dans le cadre de leur travail.
Ouestafnews - Quel a été l’élément déterminant dans la création de votre ONG ?
J. O - L’un des cas emblématiques qui a été à l’origine de la création et l’expansion de notre ONG est l’affaire du blogueur iranien Hossein Derakhshan. Ce dernier a été l’un des blogueurs à l’origine de la révolution dénommée « révolution verte ». En fait, en 2009, la jeunesse iranienne s’était soulevée dans les rues de Téhéran. Les images d’une bavure policière ayant entraîné la mort d’une femme a été, pour la première fois, enregistrées et véhiculées sur les réseaux sociaux. Et cela n’a été possible que grâce à l’action de sensibilisation de Hossein Derakhshan. Il a été donc arrêté et emprisonné pendant 6 ans, de 2009 à 2015. Internet sans frontières a joué un rôle capital dans la campagne pour sa libération. Donc, cette ONG a été, au départ, presque exclusivement pour défendre la liberté d’expression en ligne.
Ouestafnews - En plus de la protection des libertés en ligne quels autres types d’actions menez-vous depuis ?
J. O - Entre-temps l’Internet s’est développé. L’usage s’est diversifié avec de plus en plus d’utilisateurs. L’Internet est devenu un outil pour préparer ses vacances, enregistrer son agenda, bref, un outil indispensable dans la vie quotidienne. C’est ainsi que nous avons étendu nos actions à d’autres aspects liés aux atteintes à la liberté des personnes en ligne.
Et comme son nom l’indique, Internet sans frontières couvre toute l’Afrique. Nous sommes au Cameroun, au Togo, en partenariat avec E-Jicom au Sénégal, avec d’autres organisations en Côte d’Ivoire. Ailleurs, nous travaillons au Brésil, en Russie avec nos correspondants. Mais beaucoup de nos activités se font en Afrique où il existe le maximum de cyber développement.
Ouestafnews - Au Sénégal, il y a eu récemment des arrestations de citoyens poursuivis pour avoir diffusé, sur les réseaux sociaux, des images ou tenu des propos jugés insultants à l’endroit du président de la République. Aviez-vous réagi sur cette question ?
J. O - Le principe pour nous est de condamner toutes les atteintes à la liberté d’expression et de communication en ligne. Parce qu’un groupe Whatsapp est sensé être fermé, donc privé. Si vous avez eu accès à un groupe dont vous n’êtes pas membre, c’est que vous avez vous-même commis une infraction. D’où l’importance de transférer les droits protégés hors ligne vers le cadre en ligne et protéger la liberté et l’intimité des personnes des groupes privés sur la toile.
Ouestafnews – Etiez-vous surpris de l’attitude des autorités sénégalaises ?
J.O - En analysant ces cas d’arrestations au Sénégal, nous estimons qu’en raison du niveau de démocratie de ce pays, les autorités ont été dépassées. Elles ne savaient pas comment traiter les libertés en ligne. Elles ont souvent l’impression que ce qui passe en ligne n’est pas régi par des règles. Or, il y a des règles qui sont même ratifiées au niveau international, régional et national. Il s’agit par exemple de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Onu, du Pacte sur les droits civils et politiques, tous ratifiés par le Sénégal.
Tous ces textes s’appliquent de la même manière lorsqu’on parle de droits sur le numérique. A preuve, dans la résolution du 1er juillet 2016, le Conseil des droits de l’homme de l’Onu chargé de l’application des textes internationaux liés à ces questions a dit que les droits hors ligne doivent être protégés avec la même force que lorsqu’ils sont exprimés dans l’espace cybernétique.
C’est pourquoi nous pensons que les réactions du gouvernement sénégalais sont le reflet d’une incompréhension du fait que l’espace cybernétique est un prolongement de l’espace réel.
Toutefois, j’imagine que l’Etat du Sénégal est de bonne foi car nul n’ignore la tradition démocratique qui règne dans ce pays. Donc, ce qui se passe est la preuve d’une ignorance du fait que les libertés d’expression doivent être protégées de la même manière, que ce soit hors ligne ou en ligne.
Ouestafnews - La protection des libertés d’expression en ligne ne souffre-t-elle pas de déficit de législation ou d’harmonisation des textes nationaux par rapport aux textes internationaux ?
J. O - Bien sûr que oui ! C’est pourquoi nous faisons de l’analyse juridique des textes de lois. Au Sénégal par exemple, nous avons procédé à l’analyse des textes sur la protection des données personnelles. D’ailleurs, l’étude faite sur ces textes datant de 2008 paraîtra bientôt.
Entre-temps les choses ont évolué. Beaucoup d’entreprises s’intéressent maintenant à Facebook et Google qui ne sont pas très réputés pour le respect de la vie privée et des données personnelles de leurs utilisateurs. Les condamnations que l’Union européenne, les Etats unis et des régulateurs leur infligent régulièrement en sont une preuve.
La loi de 2008 du Sénégal sur le numérique est obsolète par rapport à l’évolution du marché. Mais ce que nous regrettons le plus c’est le fait qu’il y ait une loi mais sans moyens de mise en œuvre. La présidente de la Commission des données personnelles se plaint de n’avoir pas les moyens nécessaires pour assurer le contrôle à postériori auprès de ceux qui récoltent et détiennent les données personnelles des Sénégalais. Ceci, pour s’assurer que ces données sont stockées dans les serveurs bien sécurisés, à l’abri des hackers.
La seule question sur laquelle presque tous les pays africains se mettent à jour est celle de la cybercriminalité. Ils vont très vite sur cette question. Finalement on a l’impression que pour les Etats africains l’Internet se résume en un repaire de voleurs, de criminels qu’il faut combattre ou un espace de crainte où les citoyens insultent les gouvernants et qu’il faut donc censurer. Très peu de lois présentent Internet comme un espace d’opportunités.
Ouestafnews - L’Internet est encore un luxe pour certains en Afrique. Que fait votre ONG pour un accès pour tous ?
J. O - Nous sommes membre d’une alliance internationale appelée « Alliance pour un Internet abordable ». L’objectif est de réunir les gouvernements, le secteur privé et les sociétés civiles pour travailler à réduire les coûts d’accès, de l’Internet notamment en Afrique subsaharienne. Nous faisons des recommandations aux Etats en leur expliquant que le premier facteur qui rend cher l’Internet est le manque d’infrastructures. Le deuxième facteur constitue les coûts d’interconnexion que les utilisateurs payent entre les opérateurs. Les compagnies de téléphonie mobile doivent éliminer cela et les Etats doivent jouer leur rôle de régulation et de protection des citoyens. Cette difficulté peut être résolue par la mutualisation des coûts d’exploitation et d’entretien des infrastructures par les opérateurs.
Il y a également un manque de transparence sur les transactions entre les consortiums gérants des câbles marins et les opérateurs qui paient la location ou la connexion aux bandes passantes. Personne n’a connaissance de ces prix. Ni les Etats, ni les opérateurs privés ne communiquent là-dessus. C’est pourquoi, nous sensibilisons les associations de consommateurs car ce sont elles qui travaillent sur la question des coûts.
(Source : Ouestaf News, 3 octobre 2017)